Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mars 2014 (volume 15, numéro 3)
titre article
Denis Saint-Amand

Le Manet de Bourdieu

Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Cours au collège de France (1998‑2000), Paris : Raisons d’agir, Les Éditions du Seuil, coll. « Cours et travaux », 2013, 782 p., EAN 9782021135404.

1La plus grande déception de ma petite trajectoire universitaire est de n’avoir jamais pu croiser la route de Pierre Bourdieu. Entré à l’université peu après son décès, j’ai, depuis une dizaine d’années, appris à découvrir les travaux du sociologue par des lectures souvent enthousiastes, mais aussi grâce aux enseignements de plusieurs passeurs et continuateurs de sa pensée et à diverses collaborations scientifiques avec ces derniers. La publication des cours donnés par Bourdieu au Collège de France, dont le premier volet rassemblait les cours sur l’État de 1989‑19921, m’apparaît naturellement comme une véritable aubaine, en ce qu’elle donne accès à une autre facette de la pensée bourdieusienne, dont on sait, à travers les nombreuses publications du sociologue, qu’elle se veut toujours en mouvement, véritable work in progress au sein duquel les concepts les plus forts (de l’habitus au champ, en passant par les réflexions sur le corps, les différents types de capitaux et l’illusio) sont fréquemment repris, questionnés sur nouveaux frais et amendés (comme l’explique bien Christophe Charle dans son texte d’escorte à cette « œuvre infinie », p. 529‑545). Ce processus épistémologique, sinueux et fascinant, est également à l’œuvre tout au long des leçons étalées sur deux ans (janvier-mars 1999 et janvier-mars 2000) qui constituent ce cours sur Édouard Manet et la révolution symbolique que celui‑ci, selon Bourdieu, a engagée sans forcément le désirer au cœur du champ artistique et dont les effets se mesurent également en dehors de ce dernier. Et, au fond, plus encore que la virtuosité de l’analyse du cas, c’est précisément le positionnement méta et autocritique et la démarche didactique qui font que ce cours se révèle aujourd’hui admirable sous ce format livresque.

Dans l’intimité du travail

2On y découvre un Pierre Bourdieu soucieux de relier ses analyses à certains de ses travaux passés pour illustrer la cohérence d’une pensée dont il n’hésite pas, très pédagogue, à stabiliser les fondements — ainsi de ce retour sur le structuralisme génétique qui sous‑tend la totalité de ses travaux, « structuralisme parce qu’il y a des structures objectives — celles du champ dont les dispositions sont pour une part le produit — et génétique parce que ces dispositions sont acquises et qu’on peut en faire la genèse, individuelle et collective » (p. 105) ou de l’équation synthétisant sa démarche, proposée p. 451 : (dispositions+capital) x champ = pratique. Se révèle également un orateur ouvert au dialogue avec son auditoire et réagissant aux questions qui lui sont posées par lettres, s’offusquant quelquefois de certaines remarques visant à le corriger et tournant celles-ci en dérision (p. 130) avant de présenter ses excuses pour telle réaction trop vive (p.151). Un Bourdieu avide de digressions, aussi, s’écartant volontiers de son objet pour relayer telle observation, à l’image de ce détour synthétique sur les difficultés méthodologiques inhérentes à une analyse des rites initiatiques, qui voient fréquemment se développer une violence symbolique (c’est-à-dire une forme de légitimation de la violence par le sujet violenté, une acceptation de sa propre domination par le dominé) liée au fait que, plus l’épreuve est difficile, plus l’adhésion rétrospective est forte et engage une forme d’autoreprésentation en héros (p. 183), ou de l’éclairant propos sur le passage du privé au public illustré par une analyse intuitive de l’évolution des pratiques de publication des jeunes chercheurs (p. 205‑206). On découvre encore un polémiste piquant, doté d’un certain ego (« j’ai fait un travail considérable », p. 24) et capable de saillies lapidaires qui ne manqueront pas d’alimenter les haines qu’il a pu susciter de son vivant. Entre autres cibles de ces pointes parfois jubilatoires, épinglons les lectores, caste haïe par le sociologue (« le commentaire de texte ou l’exercice sémiologique sont des exercices scolaires faussement inspirés qui apportent beaucoup de profit et de gratification sans obligation ni sanction. », p. 115) et qui s’incarne spécifiquement dans certaines grandes figures du paysage universitaire (« Bien sûr, je peux faire comme Barthes et Genette et dire : “C’est extraordinaire, je crée, je suis lector, j’interprète, je suis aussi intelligent que Manet”, mais je reste quand même en dehors, hors jeu, etc. », p. 121), mais aussi, inévitablement, Sartre, que Bourdieu insulte quand il glisse qu’il « est revenu à la mode aujourd’hui à la faveur d’un come-back de Bernard-Henri Lévy » (p. 342-343). Notons aussi l’avis cinglant concernant la « critique génétique », désignée par un « abus de langage » et qui consiste à « restaure[r] sous une forme chic » une vieille tradition philologique (p. 105) : connaissant le peu d’estime que Bourdieu portait à cette discipline dédiée à l’approche des avant‑textes, il est quelque peu ironique que le présent volume offre au lecteur la possibilité de consulter le manuscrit inachevé de Manet l’hérésiarque, le livre, issu des cours au Collège de France, que le sociologue rédigeait avec son épouse Marie-Claire au moment de son décès, et il n’est pas tout à fait certain que l’idée de cette publication eût ravi l’intéressé.

Renverser « l’ordre symbolique »

3L’enjeu du cours de Bourdieu est de montrer comment Manet réussit une « révolution symbolique », c’est-à-dire ce que le sociologue considère comme un renversement de « l’ordre symbolique » qui dépasse la modification de l’état particulier, à un moment donné, d’un champ de production culturelle pour engager un bouleversement des structures cognitives, des modes et des schèmes de représentation — voire, dans certains cas et jusqu’à un certain point, des structures sociales (p. 13‑15). Cette révolution, explique Bourdieu, est difficile à comprendre dans la mesure où elle a réussi : pour en prendre la mesure, il convient de revenir sur l’état du champ avant ce bouleversement, mais aussi d’interroger la genèse du champ de la critique et l’évolution de cette pratique qui, jusqu’à Manet et les Impressionnistes, la critique, ainsi que l’a montré Dario Gamboni2, consiste en un commentaire scolaire d’un tableau visant à substituer celui-ci (il faudrait idéalement, explique Bourdieu à la fin de la deuxième année du cours, construire l’espace des critiques en 1863 pour mesurer la façon dont ce microcosme se modifie).

4Manet, en tant qu’hérésiarque, met les récepteurs en état d’indignation, les oblige à penser et en vient à provoquer une sorte de crise de langage en rendant délicat le commentaire de ses tableaux. Son œuvre rassemble de cette façon diverses réalités anomiques : prenant pour objet particulier Le Déjeuner sur l’herbe, qu’il analyse longuement en refusant logiquement le point de vue internaliste3, Bourdieu fait remarquer les incongruités qui s’y déploient et cherche à « retrouver le sentiment de scandale que cette œuvre banalisée a pu provoquer » (p. 31). Trop grand pour son sujet (ce qui fera croire à certains de ses contemporains que Manet n’est qu’un maladroit peu informé des codes en vigueur), trop réaliste, trop public et officiel pour une image salace, provoquant un effet de collision entre noble et trivial, Le Déjeuner transgresse autant un sacré esthétique qu’un sacré éthico-sexuel (p. 70‑73). Plus largement, il s’agit de saisir l’ensemble des « déceptions » provoquées par Manet, que Bourdieu synthétise en quatre grandes déviations (p. 207  q) : l’œuvre est souvent tenue pour non‑finie, inachevée — Bourdieu, en prenant appui, notamment, sur le travail de George Heard Hamilton4, insiste particulièrement sur ce point en l’opposant aux réalisations des artistes dits « pompiers », qu’il connaît parfaitement. Le fini, explique le sociologue, s’apparente au condensé des exigences éthiques et esthétiques en matière d’art pictural : Manet, comme les Impressionnistes, est perçu comme un artiste exposant des œuvres qui, en l’état, ne devraient pas quitter l’atelier, c’est-à-dire un artiste choisissant la facilité. Une seconde dérive est liée au développement, dans la peinture de Manet, d’un style de vie peu glorieux (comme en témoigne, parmi d’autres, Le Buveur d’absinthe), reproche fréquent à l’époque et qui explique en partie pourquoi un Zola s’est lui-même prononcé en faveur de l’œuvre de Manet. Corollaire de ce grief, celui lié à la disparition de la « grande histoire », très présente chez les représentants de l’art académique (qu’on songe à la Mort de César ou au Pollice verso de Gérôme), au profit de thèmes plus prosaïques. Enfin, ultime écart délibéré, Manet fait voler en éclat la hiérarchie formelle académique, en se permettant, par exemple, d’accorder plus d’attention à un bouquet de fleurs qu’à un sujet féminin ou en intégrant une nature morte minutieuse au cœur d’un Déjeuner sur l’herbe où il fait peu de cas des techniques de profondeur et d’analyse — manière de rappeler qu’il est tout à fait capable, en ancien élève de Thomas Couture, de se livrer à un exercice de style virtuose. Le sociologue insiste toutefois sur la nécessité de ne pas surévaluer le mythe de la rupture et souhaite même briser celui-ci : Manet, explique-t-il, rompt dans la continuité, en proposant un retour aux sources pour s’opposer à Couture et aux artistes pompiers en convoquant Velázquez comme modèle (p. 285) et préférant la reprise au nihilisme prospectif :

Mallarmé, note Bourdieu, avait bien vu que la rupture qu’opère Manet par rapport aux sources est une rupture qui ramène en quelque sorte aux racines mêmes de l’art académique — dans la tradition de la prophétie qui déroutinise. (p. 370.)

5Bourdieu finit encore par expliquer que Manet n’a en réalité pas été vilipendé par la totalité de la critique : pour expliquer le changement d’attitude à l’égard du peintre (p. 427), le sociologue souligne l’autonomisation progressive de la critique, d’une part, vis-à-vis du pouvoir (l’État, l’institut, le Salon) ; d’autre part, vis-à-vis du public bourgeois, dont les goûts avaient été définis au cours de la belle leçon du 17 février 1999 (p. 173 sq). Au cours de celle‑ci, Bourdieu se livrait à une analyse de l’« œil académique » (reprenant là indirectement la formule de Baxandall) en montrant que l’art pompier est directement lié au fonctionnement de l’institution académique et en précisant que, s’il ne faut pas chercher les conditions de production d’une œuvre dans un environnement social large, mais dans le microcosme du champ, l’autonomie de ce dernier est parfois très relative : de cette façon, l’art pompier, soutenu de manière très directe par des dirigeants de banques, d’industries, de l’état, doit plaire à un public bourgeois qui va donc infléchir les valeurs du Salon. Empruntant les conclusions d’un important article de Joseph Jurt5, Bourdieu fait remarquer que cette axiologie est encline aux normes qui fondent la poétique du drame, c’est-à-dire des critères rassurants comme ceux de la vraisemblance et de l’unité d’action.

Dans la culture de Manet

6Les plus beaux moments de ces deux années de cours sont sans doute ceux où le sociologue cherche à recouvrer le point de vue de l’artiste, « non pas au sens des herméneutes inspirés » (p. 116), mais en tentant de se mettre à la place de l’agent sur le plan historique, de reconstituer son habitus (en insistant notamment sur son éducation, sur ses origines — Bourdieu note que les révolutionnaires sont souvent des nantis, et Manet en est bien un —, sur ses différents capitaux et sur sa socialisation, dans un travail qui annonce ceux que Bernard Lahire et ses collaborateurs ont menés au cours des dernières années) et de l’articuler à l’espace des possibles offert par le champ culturel dans lequel il s’inscrit. Il est toutefois remarquable que ce travail, annoncé d’emblée, ne s’effectue longtemps que par tâtonnements sinon par la bande, pour n’être véritablement mené à bien qu’à partir du 1er mars 2000 (c’est-à-dire lors de l’avant-dernier cours). Présentant Manet comme un « démolisseur systématique » (p. 450), Bourdieu revient sur ses dispositions et ses capitaux en les articulant avec l’état du champ dans lequel il va prendre place. Sont présentés en détail les singularités de l’hexis corporelle du peintre et son « habitus clivé ». Sa mère est fille de diplomate, élevée en Suède, et son père est un grand bourgeois juriste : le décès de ce dernier, en 1862, fait d’Édouard Manet un rentier, qui pourra se consacrer à la peinture et secourir quelquefois certains de ses amis. Il n’y a, précise Bourdieu, aucun phénomène de crise familiale chez Manet, qui possède un esprit de défi très aristocrate et qui ne sera ni bourgeois ni bohème tout en étant les deux à la fois — c’est-à-dire rapidement en porte-à-faux, dans une sorte de position intenable. Le capital économique hérité, dans ce cas-ci, est particulièrement important, dans la mesure où, comme l’explique le sociologue dans une de ces formules puissantes, « celui qui doit produire son marché doit pouvoir produire certain temps sans marché » (p. 463). Bourdieu se livre également à une analyse, rapide mais efficace, des lieux d’accumulation du capital relationnel et symbolique, en se penchant successivement, afin de montrer comment Manet utilise ces espaces comme points d’opposition et points d’appui, sur le collège Rollin, le salon du commandant Lejosne, le salon de l’épouse de Manet – qui, après le décès de la mère du peintre, poursuit l’activité mondaine de celle-ci et contribue à entretenir et développer le capital relationnel de son mari –, l’atelier de Thomas Couture, le musée du Louvre (avec au passage quelques observations, idoines mais trop peu nuancées, sur le salon de Nina de Villard), les cafés et les ateliers des peintres.

7À la lecture de ce volume, on est quelquefois intrigué par le rapport qu’entretient Bourdieu à l’égard des travaux dont il s’inspire. Le sociologue va jusqu’à tourner en dérision la question des influences et des sources : après avoir érigé la traque aux influences comme un pur jeu d’herméneute inspiré permettant de faire valoir ses propres connaissances à peu de frais6, il va jusqu’à considérer « débile[s] » les notions de source et d’influence (p. 91), avant de passer par une mise au point embarrassée lors du cours suivant (« Je dis simplement que la référence à des sources est typique de la posture scolastique, que c’est une posture professorale de lector, et que, à ce titre, elle doit être considérée avec vigilance » – p. 128) pour enfin, l’année suivante, revenir lui-même sur la question des différents jeux d’influence s’exerçant dans le champ de la critique contemporain à Manet (p. 437). Cette question embarrasse en réalité Bourdieu parce qu’elle est coûteuse en temps et en efforts, et qu’elle pourrait l’empêcher d’aborder des réalités qu’il juge plus importantes. Le sociologue l’affirme : « un chercheur peut ne pas donner ses sources essentielles sans nécessairement chercher à les dissimuler » (p. 91), et de préciser que sa propre pensée est toujours liée à celles de Durkheim, de Marx et de Weber, voire, souvent, à un mélange de ces trois-là. Le travail des éditeurs, à cet égard, est aussi important que délicat : il arrive à Bourdieu, évoquant vaguement la recherche d’un de ses confrères, d’annoncer qu’il « donner[a] la référence la prochaine fois » (p. 47) et de ne pas le faire ou de mobiliser une citation dont il a perdu la source7. Dans un cas comme dans l’autre, des notes de bas de page comblent les oublis du professeur, quand elles n’ont pas le bon goût de le corriger quand il lui arrive de se tromper (voir la note 2, p. 58). Si les éditeurs ont eu à cœur de rendre leur dû aux penseurs dont s’inspire Bourdieu, il demeure toutefois une faille importante dans ce travail d’annotation, qu’il serait bienvenu de combler dans la prochaine édition du volume : il est en effet surprenant de ne trouver aucune mention du nom de Pascal Durand dans les passages, brillants, que Bourdieu consacre à l’analyse croisée des trajectoires de Manet et de Stéphane Mallarmé et de l’article de ce dernier intitulé « Les Impressionnistes et Édouard Manet, 1875-1876 », dont le sociologue affirme qu’il a été « négligé par les spécialistes » (p. 287). Bourdieu ne pouvait toutefois ignorer que Durand avait étudié ce texte en profondeur dans le septième chapitre de sa thèse, Le Messager du livre. Genèses de Mallarmé, défendue à l’Université de Liège en février 1994, pour la très bonne raison qu’il siégeait dans son jury. Durand y montrait, avant Bourdieu et en s’inspirant lui‑même de la démarche du sociologue, comment les dispositions des deux individus étaient fort similaires et mettait en lumière l’« ensemble d’initiatives pratiques que leur situation symbolique et leur capital social les engagent à engager8 », donnant à voir comment Mallarmé, plus que n’importe quel contemporain, était à même de comprendre parfaitement la logique de l’œuvre de Manet puisqu’il y trouvait une sorte d’écho à sa propre pratique.  

8Cela n’enlève rien, du reste, à la beauté du travail réalisé par Bourdieu et au plaisir que procure la lecture de ce volume qui, d’apparence complexe, pourrait en réalité constituer une porte d’entrée dans l’œuvre du sociologue, tant celui-ci a à cœur de conserver l’attention de son auditoire et multiplie les stratégies pour lui permettre de suivre son propos et de le réinscrire dans la perspective plus globale de son œuvre. Car, s’il est ici question de Manet, Pascale Casanova, dans beau texte qui accompagne ce projet (p. 737-741), a tout à fait raison de noter que le peintre est surtout un « prétexte ». Racontant le peintre, le sociologue rejoue ici le coup brillant de son Flaubert, qu’il mobilise souvent à titre de comparaison. Travailleur acharné comme l’auteur de Madame Bovary, Manet, nous explique Bourdieu, est, tout autant que Flaubert, à la fois formaliste et réaliste (p. 41) : la comparaison n’est pas innocente. De la même façon que Jacques Dubois avait excellemment montré que Bourdieu pouvait se présenter comme un double de Flaubert9, Casanova fait voir comment le sociologue s’empare en partie du cas Manet pour parler de lui-même. La citation suivante, censément consacrée à Manet mais puissamment autoréflexive, en est une bonne illustration, qui dit bien toute la lucidité de Bourdieu autant que la force de sa démarche : « Je pense qu’il faut très bien connaître du dedans un système, qu’il faut en être le produit, l’expression, pour être en mesure de le combattre en quelque sorte avec ses propres armes, pour le battre sur son terrain. […] C’est cela un révolutionnaire symbolique : c’est quelqu’un qui, complètement possédé par un système, arrive à en prendre possession en retournant la maîtrise qu’il possède de ce système contre ce système. » (p. 377.)