Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mars 2014 (volume 15, numéro 3)
titre article
Ammar Kandeel

Edward Said ou les conditions d’une critique politique

Yves Clavaron, Edward Said. L’Intifada de la culture, Paris : Éditions Kimé, coll. « Détours littéraires », 2013, 140 p., EAN 9782841746323.

1Il est des penseurs qui traversent différents champs du savoir. Il en est également qui étudient l’être humain sans l’extraire de sa situation politique. Edward Said, le critique universitaire palestino-américain, a incarné une telle relation entre le penseur et le monde. À partir de cette relation centrale, Yves Clavaron retrace l’apport de cet intellectuel à la critique universitaire dans un ouvrage intitulé Edward Said. L’Intifada de la culture.

2La sortie de cette première monographie en langue française coïncide avec le dixième anniversaire de la mort du critique en 2003, commémorée également par un numéro de la revueCritique1. L’ouvrage, publié chez Kimé, vient rappeler l’absence de livres critiques en français portant sur Said et propose une excellente synthèse de celui qui était à la fois « intellectuel, universitaire et politique » (p. 7).

3Le sérieux de l’ouvrage d’Y. Clavaron s’apprécie dans la bibliographie, qui réunit les œuvres éditées de Said, en traduction française — ou en anglais, pour celles qui ne sont pas encore traduites. La bibliographie inclut également un corpus d’études critiques, majoritairement anglophones. Y. Clavaron présente les aspects de la pensée critique d’Edward Said de façon thématique. Ainsi parle-t-il de « Said, un penseur dans le monde », de « Said comparatiste » ou de « Said et le monde postcolonial » — ses trois premières parties —, consacrant la dernière partie à la réception de l’œuvre de Said. L’ouvrage se propose d’offrir une lecture globale de cette œuvre critique, ne séparant pas les idées de l’homme des enjeux personnels de son exil, de sa position professionnelle dans l’université américaine, de sa présence en tant qu’« intellectuel médiatique » sur la scène américaine ainsi que de ses engagements politiques pour les combats de libération des peuples, lus principalement au prisme de la lutte du peuple palestinien.

Said dans les études littéraires françaises

4Said demeure peu ou mal reçu en France, et Y. Clavaron a raison de poser la question de cette réception « méfiante et réticente » (p. 97). L’auteur signale d’emblée l’intérêt pour les études littéraires françaises de se confronter à cette œuvre « abondante et éclectique » (p. 7-8). En effet, l’œuvre de Said est aujourd’hui lue, pensée et discutée dans différentes disciplines : en littérature et en arts, en sociologie et en anthropologie ainsi qu’en sciences politiques, entre autres. Professeur de littérature comparée à l’université Columbia de New York, Said a été à la fois critique littéraire et théoricien de la critique, à partir de sa propre pratique. Comme le note Y. Clavaron, la théorisation saidienne se caractérise par une volonté de « concilier activité critique et engagement politique contre toute forme d’impérialisme » (p. 35). D’où, peut-être, les difficultés d’une large réception par les études littéraires françaises. Selon Y. Clavaron, il s’agit d’abord pour Said d’inscrire l’étude de la littérature dans un contexte culturel et historique, plutôt que dans une théorie abstraite, et, ensuite, de chercher un sens politique à la pratique littéraire — deux perspectives qui, reconnaît l’auteur, « ont été un peu perdues ou méprisées par les études littéraires françaises. » (p. 8)

5Certes, les critiques français ont porté leur réflexion sur les formes de l’interaction entre la société et les représentations littéraires, notamment avec la sociologie littéraire. Said a quant à lui tenté d’examiner ces interactions tout en prenant conscience des rapports de force qui les alimentent doublement, dans l’optique de la Weltliteratur goethéenne, d’une littérature universelle. Said en offrirait ainsi « finalement une réinvention post-impérialiste » (p. 57), devant permettre à toutes les voix des peuples de s’exprimer, au-delà des enfermements nationalistes.

Le « Worldliness » comme principe de la critique littéraire

6L’étude des textes littéraires doit ainsi s’appuyer sur le concept de « worldliness » qui, écrit Y. Clavaron, « peut devenir un principe du comparatisme littéraire » (p. 46). Said est ainsi présenté comme un « penseur dans le monde », pour qui la tâche principale du critique reste de penser les peuples de différentes cultures sous le signe de l’humanité, en écartant toute catégorisation identitaire de la personne humaine à partir d’une zone géographique, d’une religion ou d’une culture. « Worldliness » signifierait principalement, selon Y. Clavaron, « le fait d’être du monde » (p. 22), terme qu’il traduit en français, « faute de mieux », par « mondanité ». Il s’agit de se penser soi-même et de penser les autres à partir de l’appartenance des textes au monde, mais un monde créé politiquement et imaginairement par les êtres humains — telle serait l’acception centrale du concept phare de Said. Y. Clavaron rapproche ce concept du « Dasein » heideggérien, un « être-là » ou, comme il l’écrit, un « être-au-monde, un être jeté dans le monde et non une spiritualité détachée des choses. » (p. 22). Mais il faudrait également penser à la lecture que fait Levinas du terme, critiquant la philosophie de Heidegger et de Husserl : le « Là » que signifie le « Da » dans Dasein, n’abrite pas « mon » seul être, il est aussi le lieu de l’être de l’autre2. Si le « Là » oblige Levinas à dire que c’est l’éthique et non l’ontologie qui est la philosophie première3, c’est le monde comme lieu qui fait dire à Said, reformulé par Y. Clavaron, que « [l]a question du rapport à l’autre est plus radicale […] que la question de l’être, d’où le primat conféré à l’éthique sur l’ontologie. » (p. 103) L’attachement de Said à la « conscience », dans la phénoménologie husserlienne, devrait donc être débattu autour d’une éventuelle proximité vis-à-vis de l’éthique lévinassienne.

7Selon le concept de « worldliness », les textes sont « du monde » dans le sens où « ils constituent […] une partie du monde social, de la vie humaine et, bien sûr, des moments historiques dans lesquels ils se produisent et sont interprétés. » (cité p. 25). L’entreprise du critique, dans l’optique saidienne, est donc politique et exige de tenir compte des textes comme « événements » dans les sociétés où ils sont placés avec leurs auteurs. La proximité de cet entendement du langage avec les idées de Foucault est justement soulignée par Y. Clavaron. Lisant Nietzsche, Foucault écrit que l’événement est « un rapport de forces qui s’inverse, un pouvoir confisqué, un vocabulaire repris et retourné contre ses utilisateurs, une domination qui s’affaiblit, se détend, s’empoisonne elle-même, une autre qui fait son entrée, masquée.4 » Said réfléchit, dans une optique très proche, sur le rapport entre savoir et pouvoir quand il affirme que la « conscience critique » doit tenir compte des

réalités du pouvoir et de l’autorité — ainsi que [de] la résistance des hommes, des femmes, et des mouvements sociaux aux institutions, autorités et orthodoxies — [qui] sont les réalités qui rendent possibles les textes, qui les livrent à leurs lecteurs, qui sollicitent l’attention des critiques. (cité p. 23)

8La relation Foucault-Said est maintes fois évoquée dans la synthèse de Y. Clavaron, au sujet du rapport entre l’intellectuel et le pouvoir. Avec des termes tels que la « conscience critique », et par une conception différente de la place et du rôle de l’intellectuel devant le pouvoir, Said chercherait à se distinguer de Michel Foucault qui « constitue à la fois une référence et une figure à dépasser. » (p. 102)

L’intifada des critiques

9Le choix du mot « intifada » pour le titre de l’ouvrage rend bien compte du rôle des critiques selon Said, car ce mot signifie « résistance ». Les réalités du pouvoir ne s’offrent pas uniquement au critique par leur inscription dans les textes qui font l’objet de sa pratique, mais elles circonscrivent ce critique même. Telle est la trace de Foucault dans la réflexion de Said, et qui se perçoit le mieux dans l’application faite par Said du concept foucaldien de « discours » à l’orientalisme européen dans L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. La tradition européenne des études de l’Orient cesse de représenter une simple érudition pour devenir un discours orientaliste, à savoir une institution impérialiste globale depuis l’expédition de Napoléon en Egypte en 1798. Ce que Said reproche aux érudits orientalistes, c’est qu’ils n’ont été capables ni de critiquer ni de changer les principes discursifs de l’institution orientaliste.

10En soulignant qu’« […] on ne comprend pas réellement si le discours contraint l’orientaliste, qui est alors victime d’archives auxquelles il ne peut échapper, ou bien s’il est un collaborateur conscient et actif de la construction d’un discours hégémonique qu’il utilise pour assujettir les autres » (p. 102), Y. Clavaron relève ici la difficulté de comprendre l’adaptation saidienne du concept foucaldien. Car la distinction entre Said et Foucault résulte de l’« humanisme » de Said, c’est-à-dire de la place qu’il accorde à la « conscience » de l’homme face au pouvoir, contre l’antihumanisme théorique foucaldien qui remet en question l’existence d’une conscience transcendantale du sujet et qui, par conséquent, « n’envisage pas la possibilité d’une résistance » (p. 71) Ainsi pour Said, la résistance du critique devant le pouvoir peut se concrétiser par le travail philologique, et le philologue tente, positivement, de « revivre et d’assumer l’histoire qui se déroule dans les textes étudiés. » (p. 39)

11Y. Clavaron se montre ici surpris par l’attaque contre la philologie dans L’Orientalisme, paru aux États-Unis en 1978, alors même que Said s’attache à « l’étude historique et comparative du développement des langues ». (p. 38) Position surprenante, sans doute, mais moins contradictoire, comme le réitère l’auteur après d’autres commentateurs, si l’on se rappelle que l’histoire, pour Said, est histoire du pouvoir totalisant et de la résistance des individus. Le paradoxe se défait si l’on considère que la philologie visée par Said est, non forcément celle qui a été pratiquée par les Orientalistes, mais par l’un de ses maîtres (dont l’ouvrage d’Y. Clavaron ne souligne pas la contribution à ce niveau), à savoir le philologue Nietzsche, notamment dans sa Généalogie de la morale. La philologie résistante de l’individu se préoccupe d’une étude des transmutations de mots, qui sont à même de révéler les réalités historiques du pouvoir et de la résistance les régissant.

12Said qualifie sa propre résistance critique de « voyage de pénétration ». Il s’agit, selon Y. Clavaron, de

l’effort conscient pour entrer dans le discours de l’Europe occidentale, s’y mêler, le transformer en lui faisant reconnaître les histoires marginalisées, réprimées, oubliées, comme le fait Salman Rushdie dans Midnight’s Children, mais aussi pour se réapproprier la littérature de lutte pour l’indépendance de la génération antérieure. (p. 65)

13Après l’indépendance des pays colonisés, ce voyage est le sort d’intellectuels postcoloniaux dont Said constitue le « père » dans une « sainte trinité », aux côtés de Gayatri Spivak et de Homi Bhabha (p. 59). Issus de pays dominés par le colonialisme occidental, ces intellectuels se sont confrontés à l’expérience de l’exil, tout comme Said, quittant la Palestine où il est né en 1935, pour l’Égypte, puis le Liban pour partir enfin, émigrer et mourir aux États-Unis. L’extraterritorialité aurait montré à l’intellectuel, selon Y. Clavaron, « l’interdépendance de temps et de lieux différents » (p. 29), expérience qui peut apparaître « comme la nécessaire condition pour aboutir à une mondanité véritablement critique » (p. 28).

14De quel exil parle Said ? Si le monde moderne est marqué par l’expérience de l’impérialisme, les critiques se trouveront dans deux camps : celui des dominés et celui des dominants. La domination politique s’accompagne de la division des territoires, qui impose l’exil. Said se met alors à penser l’exil politique comme la condition du « worldliness ». Ainsi l’exemple d’Auerbach, exilé de l’Allemagne nazie à Istanbul et y écrivant Mimésis, demeure pour lui primordial. Il reste qu’entendre l’exil comme épreuve politique pour l’individu aurait dû mener L’Intifada de la culture à poser la question suivante à Said : comment penser la possibilité de résistance de ceux et celles qui n’ont pas été exilés ? N’existe-t-il pas d’exil imaginaire ou spirituel indépendant de l’exil géographique ?

La « critique séculière »

15Après l’exil comme condition politique, Said définit une autre condition de la critique résistante, le « secular criticism », terme utilisé et dispersé dans les pages de L’Intifada de la culture, et qu’Y. Clavaron reprend en nommant « pensée séculière » et « critique séculière », pour suggérer l’opposition à la sphère du religieux. L’auteur souligne, à juste titre, que Said s’inspire de la « pensée séculière » de Vico, pour qui « l’histoire est faite par les hommes et non par Dieu » (p. 34). Il cite également l’expression de Said, « vision pleinement séculière », en précisant que l’humanisme de Said est « laïc » et « s’oppose à toute perspective religieuse » (p. 33). Il explicite enfin cette « pensée séculière » comme « un rationalisme critique —, qui scrute et dénonce le nationalisme, le chauvinisme, les essentialismes de toutes sortes, dont les discours médiatiques, dépourvus de tout esprit critique, sont les vecteurs principaux. » (p. 35) Quant à la « critique séculière », Y. Clavaron la considère comme exhortation saidienne à une approche d’« amateur», qui « privilégie les intérêts larges » contre « la spécialisation sacerdotale et abstruse qui a pour corollaire une forme de quiétisme et un retrait de l’intellectuel hors de la société » (p. 27).

16Que la distinction entre la « pensée séculière » et la « critique séculière » soit volontaire ou pas, Y. Clavaron oppose les deux formes tantôt au nationalisme et aux essentialismes, tantôt à la spécialisation abstruse. Ces différentes interprétations de l’objet de la critique de Said ont été remises en question par Harold Aram Veeser en 2010, dans son ouvrage The Charisma of Criticism5. Les commentateurs de Said n’ont pas confronté, selon H. A. Veeser, la « critique séculière » à la « critique religieuse » comme le fait Said dans The World, the Text and the Critic. Même si Y. Clavaron vise avec l’épithète « sacerdotale » la spécialisation  excessive et la lie à un « quiétisme » de l’intellectuel, il n’oppose pas, lui non plus, la « critique séculière » à la « critique religieuse ». On peut en effet se demander, si le mot « religion » n’était qu’un euphémisme pour le nationalisme ou l’ethnocentrisme, pourquoi Said n’a pas eu recours à une description plus exacte de la critique dénoncée, en employant les mots de « chauvinisme », « dogmatisme », « hermétisme », « nationalisme » ou « culte de l’expertise »6 ?


***

17Bien que cette monographie ne relève pas les ambiguïtés de Said au sujet de la critique séculière et de l’exil comme condition de la critique résistante, elle offre au public de langue française une synthèse importante sur une œuvre complexe et stimulante. L’organisation des parties et des chapitres témoigne d’un grand effort de l’auteur pour présenter, dans un ouvrage de petite taille, une pensée rhizomique qui travaille des idées et des concepts empruntés à des penseurs aussi divers qu’Ibn Khaldoun, Goethe, Nietzsche, Gramsci, Adorno, Auerbach et Foucault. L’entreprise d’Y. Clavaron dote les chercheurs francophones découvrant la pensée de Said d’un éclairage sur la majorité de ses idées sur la lecture « en contrepoint » des cultures, sur l’hégémonie culturelle et sur le comparatisme littéraire de l’impérialisme. Devant les publications universitaires anglophones qui ne cessent d’approfondir la compréhension de Said, cette monographie française est un début sérieux qui devrait attirer l’attention des chercheurs en littérature, mais aussi des chercheurs pluridisciplinaires éveillés aux réalités du monde, pour penser les textes dans un esprit transdisciplinaire.