Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Automne 2000 (volume 1, numéro 2)
Marielle Macé et Jean-Louis Jeannelle

Un embarras de méthode

Textuel, n° 37, 2000 : « Où en est la théorie littéraire ?, textes réunis par Julia Kristeva et Évelyne Grossman, 232 p., EAN 97829132106528.

1Les actes de l’important colloque récemment consacré les 28 et 29 mai 1999, à Jussieu, à l’actualité de la théorie littéraire, témoignent d’un embarras de méthode inhérent à l’objet traité ; la diversité des communications rend la théorie littéraire difficile à cerner : ce dont on parle est d’aujourd’hui ou d’hier, d’ici ou d’ailleurs, c’est une syntaxe rigoureuse du littéraire, ou un ensemble de propositions générales, un formalisme ou une mystique, l’objet d’une évaluation déjà historique ou d’une pratique. Il n’est pas certain que la théorie littéraire soit l’objet d’un accord même minimal sur sa définition ; la polémicité qui traverse le recueil témoigne de la difficulté à fixer cet objet autrement que par des prises de positions réactives. La théorie littéraire n’en est certainement pas au moment de sa fixation et de son archivage, elle continue à travailler.

2Puisqu’il est impossible de rendre compte de manière exhaustive de chacune des contributions, abordons ce recueil par son côté le plus ambigu, par la question qui parcourt l’ensemble du volume, voire l’ensemble des interventions : face à l’interrogation de départ, Où en est la théorie littéraire ?, deux attitudes étaient possibles, entre lesquelles il pouvait être parfois difficile de choisir. La première consistait à donner à l’expression « théorie littéraire » un sens plein, une définition précise, forte de ses axiomes, de son corpus de textes critiques et d’écrivains représentatifs. On pouvait, au contraire, prendre du recul en envisageant la théorie littéraire comme une activité métacritique au sens large et porter sur elle un regard d’historien, en en retraçant les différentes étapes afin de tirer un bilan.

3Alain Viala souligne précisément cette hésitation en distinguant la « théorie de la littérature », c’est‑à‑dire la réflexion sur la littérature, et la « théorie du texte » qui se confond avec le paradigme critique français des années 60‑70, privilégiant l’idée de « l’intransitivité du texte ». Cette distinction l’amène à formuler une précision :

Je pense que la question « Où en est la théorie littéraire aujourd’hui ? » s’entendait, au lancement de ce colloque, principalement en ce second sens — soit, dans la répartition des termes que je viens de proposer : « Où en est la théorie du texte aujourd’hui ? ». J’ai tenu à donner sa place à l’ambiguïté des termes, car elle est fondatrice du débat même. En effet, au vu des pratiques, le débat devient : la théorie du texte est‑elle présente aujourd’hui dans les théories de la littérature, et si oui, comment ? A‑t‑elle un rôle distinct des autres théories de la littérature ? (p. 211)

4Cette ambiguïté une fois éclaircie, force est de reconnaître qu’aucune réponse simple ou consensuelle ne peut être apportée. On peut souligner l’hétérogénéité des points de vue des différentes contributions : elles manifestent à la fois la nécessité de tracer le bilan de la période glorieuse de la théorie littéraire, et la difficulté à s’accorder sur ses voies nouvelles. C’est précisément le rapport à l’héritage structuraliste qui fait difficulté.

5On peut repérer quelques grandes tendances :

1 - Une défense du « paradigme critique »

6La grande période de la critique française est défendue avec force dans différentes contributions. Mais il semble intéressant de distinguer entre deux lectures de l’histoire de la théorie littéraire, ayant chacune leur corpus critique et leur corpus d’auteurs.

7Évelyne Grossman et Julia Kristeva ouvrent le colloque en centrant leur approche de la théorie littéraire autour de la Théorie du texte. La première, se référant en particulier à Derrida ou André Green, met en avant ce qu’elle nomme les « écritures du suspens », où sont déjoués les genres et les taxinomies, où sont brouillées les frontières et les limites entre le texte et sa théorie : Artaud, Michaux, Beckett ou Céline. Une attention à des structures aussi paradoxales la conduit à faire appel à une théorie qui sache relier « sans faire récit, sans “revenir au père” », qui « évite le double écueil de la doctrine et de la folie » (p. 23).

8J. Kristeva, pour sa part, met en relief une des sources importantes de la théorie littéraire, le changement de régime de l’imaginaire : « depuis un siècle, peut‑être un peu plus, il s’est produit un événement qui a marqué profondément l’expérience littéraire européenne, c’est la rencontre de la littérature avec l’impossible » (p. 29), rencontre dont elle dégage les étapes essentielles ; Rimbaud, Lautréamont et Mallarmé, puis le surréalisme, et enfin Tel Quel. Prenant acte de ces expériences littéraires, elle montre donc que la littérature sert « à penser et à faire penser la fragilité du lien social et du sens partageable — notamment ces frontières où le sens et son sujet peuvent se révolter jusqu’à l’abjection ou l’extase » (p. 36). À la théorie littéraire d’accompagner ces expériences et d’en dévoiler le sens, de se placer aux frontières de l’inavouable et du partageable, c’est-à-dire des textes et de la communauté à laquelle le théoricien appartient et à laquelle il destine son interprétation.

9Ce n’est pas exactement cette conception de la théorie littéraire que semblent défendre d’autres articles qui cependant s’attachent bien à revaloriser ce que Françoise Gaillard nomme « le paradigme critique » (p. 84), dans une réflexion autour de la question de la « mort de l’auteur ». Fr. Gaillard et Marc Buffat défendent les acquis de la théorie des années 60 et 70 en s’opposant au recentrement actuel de la réflexion autour de la conscience, du sujet, du pensé. La réhabilitation, notamment grâce aux sciences sociales, de tout ce que le paradigme critique avait attaqué, apparaît alors comme une réaction. Ceci conduit M. Buffat à dénoncer des régressions par rapport à l’analyse barthésienne de la lecture comme rencontre d’un sujet et d’un objet dans une « théorie de “l’à la fois” du texte et de la lecture » (p. 68‑69).


La théorie est morte, vive la théorie !

10Certes, personne ne songe à renier l’héritage des années 60 et 70. Mais, pour beaucoup, il importe surtout de repérer les éléments d’un renouveau de la théorie littéraire. On peut retenir cinq pistes principales qui ont pour objet la sémiotique, les relations entre littérature et philosophie, l’étude des manuscrits, l’histoire littéraire et la notion d’auteur.

11Georges Molinié interroge spécifiquement l’héritage théorique qui commande les prises de positions de tout le recueil : tout en revendiquant une continuité avec le structuralisme, présente ainsi une sémiotique sortant des orthodoxies et s’interrogeant de manière large sur « l’ensemble des processus de création et de réception […] de la valeur sociale ». Il s’agirait d’une théorie « instablement structuraliste » et, pour lui, « c’est peut‑être (sans doute) la possibilité en même temps que l’obligation de cette coordination‑là (épistémologiquement et éthiquement) qui signale le changement de notre actualité » (p. 62).

12Pierre Macherey tire en quelque sorte le bilan des recherches menées autour des relations entre littérature et philosophie en mettant en avant la notion de « philosophie littéraire » :

Parler de philosophie littéraire, cela reviendrait donc à envisager une nouvelle approche de la littérature, cesser de la considérer comme définitivement coupée des problèmes généraux du savoir, donc comme étant complètement indifférente et extérieure à la question de la vérité. (p. 138).

13Jean-Patrice Courtois entre en dialogue avec cette position :

Je plaide donc pour un espace de recherche où pourrait apparaître avec clarté cette transaction un peu difficile et presque impossible, transaction ralentie en tout cas, au sens où se ralentirait le passage du spéculatif au poétique, et inversement. Non pas « Écoutons la littérature parler de philosophie » comme le demande Pierre Macherey, mais écoutons l’indémêlable d’un type d’écrit et d’un genre de pensée, pour reprendre des expressions de Wittgenstein, où on ne sait plus si c’est la littérature ou la philosophie qui parle, mais une modification des deux qui se fait entendre. (p. 152).

14La génétique est présentée par Éric Marty comme « une sorte de révolution copernicienne » (p. 53) qui fait passer du texte aux manuscrits. Il met donc en garde contre une possible régression positiviste de cette pratique née dans les années 70-80. La génétique, réduite à une enquête de procédure, une technique, ne serait qu’un avatar de la philologie. Mais elle peut, souligne É. Marty, s’ouvrir au contraire à une véritable phénoménologie des textes dans tous leurs déploiements, dans le jeu de substitutions, de maculations, de ratures des manuscrits. Il conclut alors au succès de la génétique comme « contestation concrète d’une métaphysique du texte » et de cette dernière idole qu’a été le langage :

Nous quittons vraiment ce que la modernité contenait d’encore métaphysique, incapable de s’extraire d’une dialectique universelle — ce qu’a été le structuralisme — tout simplement parce que pour elle la littérature était un universel, au profit de dialectiques singulières : à chaque objet, sa dialectique pourrait-on dire puisque les objets réels ne se répètent pas. (p. 60)

15L’élan qui caractérise cette communication dans le recueil manifeste toute la fécondité que l’on peut attendre d’une telle méthode.

16L’histoire littéraire est, elle aussi, l’objet d’une réévaluation, mais plus que les autres notions attaquées par la théorie littéraire dans les années 60, d’une manière critique. C’est ce que souligne Yannick Séité qui montre que les théoriciens « internalistes » avaient non pas ignoré, mais différé l’étude des rapports entre la littérature et l’histoire. Or, l’histoire culturelle qui domine actuellement lui semble incapable de rendre compte du fait littéraire ; consistant essentiellement en un évitement de la lecture des textes, elle ne serait que la « version chic, rénovée, de la très ancienne Méthode » (p. 196). C’est pourquoi il en appelle à une « théorie de l’effet social du texte » et non plus de la littérature, c’est-à-dire à une histoire attentive aux formes littéraires. A. Viala, prenant acte du fait que la théorie littéraire sous sa forme textualiste est entrée dans l’histoire et qu’elle s’enseigne, propose comme voie de recherche une « histoire des théories de la littérature ».

17La notion d’auteur se trouve enfin au centre des recherches de José-Luis Diaz qui, conscient des limites de la critique traditionnelle, s’emploie cependant à montrer, en relisant Foucault, l’intérêt d’une théorisation de l’instance auctoriale et d’une étude des « avatars historiques de la fonction auteur ». Après avoir résumé les acquis des critiques des années 60, il met donc en valeur la fécondité d’une analyse des imaginaires de l’écrivain auxquels se sont intéressés des chercheurs comme Jean-Marie Goulemot, Daniel Oster ou Jean-Benoît Puech. Pour José-Luis Diaz, l’histoire littéraire à reconstruire ne doit pas s’en tenir aux objets traditionnels de son intérêt, mais doit d’abord être l’étude « des grands changements affectant, sur le temps long, les conditions a priori d’exercice de ce que nous appelons littérature » (p. 176).


La situation paradoxale de la théorie littéraire en France

18Antoine Compagnon présente de manière synthétique les principales caractéristiques de ce qu’il nomme « l’exception française ». Retenons l’élément le plus paradoxal : le fait que la French theory ait délégitimé la littérature, renversé le canon sur lequel reposait une culture humaniste, et ceci partout sauf en France. Mais il est encore plus étonnant de rappeler que les théoriciens français, comme le montre A. Compagnon, ne cherchaient pas à contester le canon ; en portant sur lui leur attention critique, ils lui ont, au contraire, offert un sursis : « La théorie a été le dernier rempart de la littérature au xxe siècle » (p. 50). Or, de nos jours, la littérature se dissout dans le champ plus large de la culture, et ceci peut‑être précisément faute de théorie littéraire. Cet état des lieux amène alors A. Compagnon à conclure :

Par delà ses modalités d’analyse formelle, la théorie visait une critique sociale. Aujourd’hui, s’il y a une ambition à formuler pour la théorie, c’est donc une ambition politique, c’est-à-dire la formulation d’un projet de vie dans la cité — la cité globale — avec la littérature. Tout choix critique implique un engagement existentiel. La critique est la conscience de cet engagement. (p. 52)

Un embarras de méthode

19On trouve donc dans ce recueil un foisonnement de propositions ou de positions théoriques fortes, dont les plus massives sont peut-être les plus implicites : les corpus silencieusement adoptés, le statut de la généralité des propositions, les visées de l’étude littéraire. D’autres questions par contre font l’objet d’un débat beaucoup plus explicite entre les différentes communications : le rapport à l’histoire, l’applicabilité de certains concepts hérités des théoriciens antérieurs, le rapport à l’école. Nous chercherons à rendre compte de quelques uns de ces enjeux, positions implicites ou débats engagés explicitement, enjeux pour lesquels comptent autant les réponses proposées que les façons de poser les questions, et les confrontations à distance des différentes interventions.


« Tel corpus, telle théorie » (A. Viala)

20Phénomène important du recueil : la question primordiale du corpus est souvent l’objet d’une position implicite, antérieure à la constitution argumentative de la théorie, alors même que ce corpus est le support de la généralisation. On hésite ainsi sur le statut des textes modernes : sont-ils objets d’une exemplification (le singulier fournissant un accès à des structures profondes du littéraire) ou des œuvres élevées au rang d’absolu ? Il y a là un phénomène nécessaire, tout à fait inévitable, mais qui mérite d’être mis au jour. Ceci concerne bon nombre de réflexions présentes et manifeste la productivité mais aussi la singularité des théories du texte qui trouvent leurs exemples dans une certaine modernité littéraire ; y a‑t‑il ici théorie, ensemble de propositions généralisables, ou herméneutique de la textualité subversive ? Le dialogue tacitement instauré entre les interventions souligne l’importance de cette question.

21Cet implicite du choix du corpus, qui, pour les théories du texte, localise l’impulsion théorique dans certaines réalisations littéraires à l’exclusion d’autres, va de pair avec un appel à Barthes, au Barthes de Critique et vérité qui s’impose comme référence théorique majeure dans le recueil (au risque d’en faire un argument d’autorité) ainsi que le suggèrent plusieurs attaques du récent ouvrage de Pavel et Bremond sur S/Z lu comme une reprise des arguments de Picard contre Barthes. Dans Le Démon de la théorie, A. Compagnon remarquait que « Barthes lui-même [avait] été canonisé, ce qui n’est pas le meilleur moyen de garder une œuvre vivante et active » ; nous voudrions souligner, sans juger de leurs résultats, la pertinence du projet de Pavel et Bremond de ce point de vue : non pas démantèlement destructeur d’une méthode, mais pratique du doute exercé sur une figure désormais d’autorité, propositions de lectures qui s’offrent à leur tour au débat critique ; nous sommes en droit de demander des comptes à un système théorique, d’évaluer ses propositions et leur exemplarité, d’en percevoir la valeur polémique contextuelle.

22La détermination du corpus est d’autant plus importante qu’elle décide de la généralité des propositions théoriques : « tout énoncé sur la littérature n’a de généralité qu’à proportion du corpus qu’il prend en compte » (p. 221), écrit A. Viala, qui questionne alors, comme A. Compagnon, les corpus d’études et les textes de références : signe de l’importance de l’histoire littéraire pour l’évaluation même du théorique. A. Viala perçoit ainsi les théories du texte (qui ont pu se donner comme la théorie littéraire) comme la radicalisation des débats des années 50 autour de la notion d’intransitivité. Il les contextualise en s’appuyant en partie sur la limitation moderniste de leur corpus, et tient la génétique pour un prolongement historique de la théorie du texte ; E. Marty s’accorde implicitement avec cette filiation textualiste, mais souligne précisément la puissance de généralité de la méthode génétique : « comme en 1960‑70, les outils fournis ouvrent tous les textes » (p. 57). Il importe de remarquer qu’ainsi la généralité de la théorie ne repose plus sur une vision exclusivement formelle de son objet : s’il y a une syntaxe qui a le devoir d’être cohérente, c’est celle de la théorie elle-même, et non celle de l’objet-texte : réintégrant une intentionnalité subjective, une multiplicité concrète qui auparavant n’était que l’utopie du texte — mais est‑ce bien le même multiple ? —, quittant le domaine de la pure syntaxe interne, la génétique présentée par É. Marty ne renonce pas pour autant à la cohérence du champ théorique.

23Le questionnement du titre impliquait en fait tout à la fois une position d’aval  (« trente ans après ») adoptée en particulier par J. Kristeva ou Fr. Gaillard, et une évaluation explicite menée par les plus historiens des intervenants.


Évaluations


24Si l’on se situe dans une perspective de bilan, du « Que reste-t-il de nos amours ? » d’A. Compagnon, le temps est venu d’évaluer certaines propositions théoriques. On pourra s’étonner de voir se rouvrir le débat sur la mort de l’auteur à une époque de renouveau de l’approche historique du littéraire ; il y a là un choix délibéré de se placer dans la théorie du texte comme seule théorie littéraire viable pour une approche de la modernité. La vitalité théorique se mesure ici à l’actualité des propositions barthésiennes, et ce thème fait l’objet de communications très polémiques vis-à-vis du retour de l’histoire littéraire, situant explicitement la théorie dans une approche interne du texte. M. Buffat revient à Barthes comme au seul auteur qui ait su prendre acte de l’existence de la lecture, et qui permette d’assigner à la théorie son véritable objet : l’absence de l’auteur. Fr. Gaillard de son côté défend la notion de « mort de l’homme » comme nécessaire décentrement du sujet, et critique une régression positiviste des études littéraires : « au lieu de produire le discours implicite d’un texte, analyser consiste à en commenter le message explicite ». La notion barthésienne retrouve une grande force dans ces deux commentaires, mais on aimerait voir discuter sa valeur proprement théorique ; c’est ce à quoi se livreront, dans les marges, les interventions aux présupposés plus historiques du volume.

25Un autre champ d’évaluation tout à fait essentiel est ouvert par Georges Benrekassa lorsqu’il s’interroge sur la place de l’herméneute : « c’est une expérience fort ancienne de ne pouvoir accéder à une intelligence de la littérature que dans le sillage de “grands médiateurs” » (p. 109) ; la question est d’importance puisque la présence de tels « grands médiateurs » implique un rapport aux textes qui repose sur une médiation implicite : « la place de l’herméneute serait à la fois vacante et occupée » (p. 110).

26Il y a là de quoi réfléchir aux implications de théories aussi fertiles que celles élaborées dans le sillage des penseurs post-structuralistes. Ces théories défendent une conception « pathétique » de l’activité théorique, révélant dramatiquement un contenu qui ne pourrait apparaître dans une pratique argumentative ordinaire. À un tout autre pôle de la réflexion théorique, l’esthétique cognitive a pu, au contraire, se développer sur un refus de ce pathos spéculatif. Goodman, par exemple, déplace sur un plan analytique ce qui, dans la critique d’art fonctionnait en termes de révélations


Théorie & histoire

27Il s’agit là, croyons-nous, de la question la plus pertinente, dans son évidence-même, qui fait l’objet de quatre communications entrant très concrètement en dialogue, et fait écho à des recherches tout à fait actuelles en théorie littéraire, du changement de paradigme dans les théories des genres (Jean‑Marie Schaeffer) à la notion de « modèle herméneutique » (Michel Charles). Il existe aujourd’hui une véritable recherche de théorisation des rapports entre littérature et histoire ; deux colloques du début des années 90 témoignent de l’existence bien réelle de ce domaine théorique (L’Histoire littéraire aujourd’hui, sous la direction de Henri Béhar, et L’Histoire littéraire : théorie, méthodes, pratiques, sous la direction de Clément Moisan) ; cette recherche est menée tout autant par des historiens ou des sociologues que par des « littéraires », et l’on peut regretter que la part théorique de ce type d’études ne soit pas considérée comme l’instrument possible d’un renouvellement dans notre recueil. Bourdieu est par exemple très rapidement écarté dès l’ouverture du colloque.

28L’histoire a d’abord été pour la théorie un impensé, comme le montre J.‑L. Diaz, qui reprend à distance la question de l’auteur, cause d’un « divorce aux torts réciproques » entre histoire et théorie. La plupart des contributions qui reviennent sur ce conflit insistent sur le fait que c’est à l’intérieur même du hors-texte historique qu’il est possible de renouveler les études formelles. La prise en compte de l’univers référentiel peut aussi bien fournir les instruments d’un autre mode de périodisation de la littérature qu’offrir des échappées vers l’actualité sociale. Les réflexions de Jacqueline Rose sur la question des valeurs qu’elle situe aux marges du littéraire montrent ainsi que la théorie peut trouver dans l’histoire en train de se faire de nouveaux objets. Une telle approche, évoquant les cultural studies, dont É. Grossman souligne l’importance au début du recueil, n’est peut-être pas si éloignée du renouveau des études d’histoire littéraire ; à charge alors pour ces études culturelles de faire la preuve de leur cohérence, et de leur fécondité spécifiquement théorique.


La théorie à la recherche de son démon

29Plusieurs reformulations de la question du titre sont proposées, segmentant l’interrogation ou à l’inverse la radicalisant. Il n’est pas anodin que l’on tombe à plusieurs reprises sur une inscription délibérément scolaire de la question de l’actualité de la théorie littéraire : « où en est l’étude littéraire ? », demande A. Compagnon, tandis qu’A. Viala propose une reformulation plus massive encore de la question initiale : « y a-t-il aujourd’hui fusion entre le champ littéraire et le champ scolaire ? ». Le titre du colloque supposait bien cette réflexion sur les lieux où on fait la théorie, et sur ce qu’on en fait. Plusieurs intervenants soulignent que la théorie littéraire correspond désormais à un usage « ordinaire », diluée qu’elle est en didactique de l’explication de texte, passée, dit A. Compagnon, des marges au centre, reçue quoi qu’on en dise du côté du pouvoir. Voilà qui ôte à l’approche théorique une partie de ses possibilités subversives, et lui intime de remplir un contrat de légitimation de son objet.

30De ce point de vue, ce sont peut-être les comparaisons rapidement établies entre le système universitaire français et ses équivalents américain et britannique qui donnent le plus à penser : elles montrent la très grande imperméabilité du système universitaire français aux évolutions de la théorie outre-Atlantique : Cultural Studies, Post-Colonialism, Media Studies… Symptôme banal : les manuels de théorie littéraire très répandus aux États-Unis, et conçus comme des répertoires des différentes approches théoriques (T. Eagleton, D. Lodge…), n’ont pas de véritable réception en France. Comment justifier cet isolement, alors même que la théorie française a connu un tel rayonnement ?

31A. Compagnon remarque la singularité du moment critique des années 60 et 70 en France : il n’a d’équivalent à aucune autre période de l’histoire d’une tradition critique qui se distingue, au contraire, par une grande autonomie et la prépondérance de la tradition littéraire positiviste. M. Charles a distingué dans L’Arbre et la Source deux dominantes du discours critiques : le commentaire et la rhétorique, et a constaté que nous nous situons dans une époque de commentaire. La poétique est ainsi la version, acceptable par une culture du commentaire, de la rhétorique. Or c’est peut-être bien cette prépondérance de l’étude des textes qui explique l’impasse dans laquelle semble se trouver la théorie littéraire : seules les méthodes représentant un investissement direct pour l’étude des textes, comme par exemple la génétique ou la stylistique, semblent pouvoir s’épanouir dans ce contexte. Il y a quelque chose d’étrange à ce que, né pratiquement au début du siècle, le commentaire reste un modèle aussi puissant de l’activité critique en littérature, et cela malgré le « paradigme critique » — qui, lui aussi en fait a sacrifié à l’hégémonie du texte. À l’inverse des pays anglo-saxons, où on peut voir se dessiner une lente évolution de la théorie littéraire, le moment théorique des années 60‑70 apparaît comme un hapax glorieux de la culture française. Sorte de fulgurance de la pensée française, il semble ne pas avoir pu aller à l’encontre de ces deux caractéristiques de notre système que sont son imperméabilité institutionnelle et culturelle et la prédominance du modèle du commentaire.

32Ceci n’a-t-il pas conduit à faire de ce moment un surmoi de notre histoire face auquel les pratiques critiques actuelles peinent à retrouver l’aura de cette conjonction intellectuelle et culturelle particulière ? C’est peut‑être, comme le proposent plusieurs intervenants de ce colloque, en particulier A. Viala, en faisant l’histoire de cette période de la pensée que nous pourrons ouvrir une nouvelle époque de la théorie littéraire. Détachée des possibilités de dramatisation de sa propre position, la théorie pourrait retrouver un rôle public.


33On le voit, de bilans en programmes, ce volume contient un ensemble de propositions fortes qu’on aurait du mal à tenir ensemble, mais qu’on est reconnaissant de voir ici déclinées : prolongements des théories du texte, recomposition du champ théorique autour d’une discipline et d’une méthode bien définies, études des théories littéraires à titre de documents. Ceci implique pour les lecteurs que nous sommes une prise de position ferme sur la définition même de la théorie (herméneutique du texte moderne, approche fondée sur des considérations linguistiques, réflexions générales — à un moment de l’histoire — sur la littérature).