La mythocritique en questions
1Née dans les années soixante-dix, la mythocritique s’inscrit dans le champ de la « nouvelle critique ». Son promoteur, Gilbert Durand, forge le terme sur le modèle de la psychocritique de Charles Mauron. Mais à l’inverse de la psychocritique, où une approche particulière est appliquée à un objet, il s’agit apparemment dans la mythocritique d’appliquer un objet à un autre objet, de lire le texte sous l’angle du mythe, un récit à travers un récit. Cette méthode paradoxale présuppose en réalité un statut particulier accordé au mythe. Tout d’abord, comme le rappellent Danièle Chauvin et Philippe Walter dans la préface de Questions de mythocritique, « le postulat de la mythocritique est de tenir pour essentiellement signifiant tout élément mythique, patent ou latent » (p. 7). La mythocritique prend ainsi place dans le mouvement de revalorisation du mythe qui passe, sous l’égide notamment de Lévi-Strauss, du statut de pensée pré-philosophique à celui de mode de pensée à part entière, gardienne et témoin, selon Gilbert Durand, du fond anthropologique commun de l’imaginaire. L’apparition d’un mythe dans un texte ferait donc signe vers cet imaginaire et constituerait une matrice génératrice de sens. Mais la mythocritique durandienne met de plus l’accent sur la narrativité du mythe, qui le constituerait en modèle originel de tout récit : « La mythocritique […] pose que tout “récit” (littéraire bien sûr, mais aussi dans d’autres langages : musical, scénique, pictural, etc.) entretient une relation étroite avec le sermo mythicus, le mythe. Le mythe serait en quelque sorte le modèle matriciel de tout récit, structuré par des schémas et archétypes fondamentaux de la psyché du sapiens sapiens, la nôtre1 ». Peu à peu, chez Durand, les mythes ethno-religieux deviennent le simple nom d’une structure de l’imaginaire, fonctionnant comme un indice invitant à rechercher cette structure sous le texte, qui lui donnerait son sens profond2. Pierre Brunel reprend la méthode en l’ancrant dans le champ littéraire et en mettant entre parenthèses la dimension anthropologique et philosophique de la mythocritique de Durand : la mythocritique selon Brunel consiste à étudier « l’irradiation » d’un mythe « émergeant » dans un texte en prenant garde à sa « flexibilité », pour reprendre les trois principes célèbres définis par cet auteur.
2Questions de mythocritique propose une conception large de la mythocritique, que l’on pourrait définir comme l’étude des rapports entre mythe et littérature. Par son titre et son sous-titre, l’ouvrage s’inscrit dans une double perspective, un bilan (Dictionnaire) et une ouverture (Questions). La préface met l’accent sur ce deuxième aspect : « Il s’agit donc pour nous de confronter ce qui participe de la spécificité mythocritique à d’autres champs de la pensée ou de la pratique critiques, et inversement, de repenser tel concept, telle théorie ou tel objet d’étude a priori étranger au domaine mythique, à l’aune — ou dans la perspective — de l’imaginaire, du mythe ou du symbole. » (p. 8). Cependant, on peut dès l’abord déplorer que ces Questions se cantonnent essentiellement au champ comparatiste, ce qui réduit notablement la portée de cette « approche interdisciplinaire » (p. 9).
3L’ouvrage se présente sous la forme d’un dictionnaire dont les 31 entrées articulent pour la plupart deux termes dont il s’agit de penser les rapports. Si ce choix invite à la constitution de « parcours de lecture » personnels (p. 8), leur regroupement par catégories fera apparaître les spécificités de ces Questions de mythocritique et leur complémentarité par rapport au Dictionnaire des mythes littéraires3.
4Une première catégorie regroupe trois articles consacrés à des domaines géographiques : « L’Afrique : mythes et littérature » par Jean Derive, « Extrême-Orient : mythe et littérature » par Muriel Détrie et « L’Inde : mythes et littérature » par Jean-Marc Moura. Comme l’indique leur titre, ces notices sont toutes construites sur le même modèle : les auteurs définissent la place des mythes dans la littérature du domaine étudié, puis leur prise en compte par la littérature occidentale. Le petit nombre de ces articles correspond à leur rôle essentiellement méthodologique, invitation à « relativiser l’helléno-centrisme excessif dont l’approche du mythe fut l’objet en Occident » (p. 9). Il ne faudra donc pas s’étonner de l’absence, par exemple, de l’Amérique ou de l’Océanie, ni de l’arbitraire apparent de la sélection, puisque, de fait, chaque cas présente une situation particulière contrastant avec celle de l’Europe. En Inde, par exemple, la croyance toujours forte attachée aux mythes définit un rapport particulier de ceux-ci avec la littérature, tandis qu’après une période d’occultation relative des mythes en Extrême-Orient, leur retour en littérature résulte tout à la fois du contrecoup de l’intérêt occidental pour ceux-ci et de la crise des valeurs traditionnelles. Ces trois articles invitent ainsi à la prise en compte en mythocritique des relations particulières et historiquement datées des mythes et de la littérature. De façon symétrique et inverse, l’article de Sylvie Ballestra-Puech, « Antiquité gréco-latine et mythocritique », en revenant sur la controverse opposant Vernant à Anzieu, dénonce l’approche atemporelle de la mythologie gréco-romaine et souligne sa dimension historique et sa transmission par le filtre de la littérature antique. Si cette mythologie reste au cœur de la mythocritique, ce ne peut être que par le biais d’un questionnement, ici particulièrement vif, qui met au cœur du champ les rapports complexes entretenus entre le mythe et la fiction. L’on voit donc l’écart entre Questions de mythocritique et le Dictionnaire des mythes littéraires, où la prise en compte de domaines géographiques ou linguistiques vise à donner une vision synthétique de mythologies dont les caractéristiques essentielles sont résumées, et la descendance littéraire esquissée : pistes pour une méthode d’un côté — une mythanalyse comparée, balisages d’un champ mythique de l’autre.
5Les questions théoriques sont de même minoritaires dans le Dictionnaire des mythes littéraires, dont l’objet est avant tout l’inventaire de grandes figures mythiques et de leur devenir en littérature — c’est-à-dire l’étude des mythes en littérature comparée plus que la mythocritique — tandis que celles-ci sont le propos même des Questions de mythocritique où il serait inutile de rechercher des informations sur tel ou tel mythe particulier. De nombreux articles sont ainsi consacrés à une mise au point terminologique : « Archétype » par Stanislaw Jasionowicz, « Définitions du mythe » par André Siganos, « Image et image primordiale » par Jean-Jacques Wunenburger, « Schème, type, archétype » par Laurent Mattiussi, « Symbole et mythe », par Claude-Gilbert Dubois, « Typologie des mythes » par Jean-Pierre Giraud. Ces notices constituent la grande réussite de l’ouvrage : leur clarté et la bibliographie souvent abondante qui les accompagne donnent au novice des points de repère assurés dans le champ mythocritique. L’article « Archétype » en est un exemple remarquable : après une brève définition de l’archétype qui est rapproché de concepts philosophiques apparentés, Idées platoniciennes et catégories de l’entendement, Stanislaw Jasionowicz retrace l’élaboration du concept chez Jung, puis son utilisation en critique littéraire, en pointant les lieux du débat. Sans taire ainsi les aspects contestables de la notion, l’auteur montre finalement en quoi elle peut être heuristique, et prévient les contresens les plus courants et les usages abusifs, en insérant l’archétype dans l’ensemble de la théorie jungienne. Les « Définitions du mythe » d’André Siganos présentent le même intérêt de conjuguer un retour aux textes fondateurs et une prise de position claire. Après avoir évoqué les travaux de Lévi-Strauss, Dumézil, Cassirer ou Vernant, énuméré les définitions principales du mythe en citant Eliade, Jolles, Durand, Detienne, Eigeldinger, l’auteur explicite son choix de réserver le nom de « mythe » aux mythes ethno-religieux tout en rappelant la distinction proposée par lui entre mythe littéraire et mythe littérarisé, sans éluder les débats suscités par cette distinction.
6Une troisième grande catégorie est constituée par les articles évoquant les rapports entre le mythe et un genre littéraire : « Biographie et mythe » et « Épopée et mythe » par Daniel Madelénat, « Conte, légende et mythe » par Philippe Walter, « Fantastique et mythe » par Roger Bozzetto, « Poésie et mythe » par Colette Astier. L’on peut étendre cette catégorie en y adjoignant les articles évoquant les rapports entre les mythes et un type d’écriture, ou entre le mythe et un autre art, ou l’art en général : « Écriture et mythe : la nostalgie de l’archaïque » par André Siganos, « Musique et mythe » par Pierre Brunel, « Création artistique et mythique » par Jean-Jacques Wunenburger. Une quatrième serait formée de la confrontation entre le mythe et un concept — « Désir et mythes » par Camille Dumoulié, « Mémoire et mythe » par Danièle Chauvin, « Merveilleux et mythe » par Jean-Jacques Vincensini, « Rêverie et mythe » par Zoé Samaras, une cinquième par des articles tentant de situer le mythe dans d’autres champs de la connaissance : « Épistémologie et mythe » par Benoît Vincent, « Idéologie et mythe » par Jean-Pierre Sironneau, « Science et mythe » par Chantal Foucrier. Par cercles concentriques, l’interrogation première des rapports du texte littéraire et du mythe s’élargit ainsi pour questionner la place d’une logique mythique dans l’art et la pensée, tandis qu’à l’inverse, trois articles, faisant un point sur l’historique de la discipline, la resserrent autour de ses problématiques originelles : « Antiquité gréco-latine et mythocritique » par Sylvie Ballestra-Puech, « Bible et mythocritique », par Danièle Chauvin, « Mythologies comparées » par Philippe Walter. Il manquerait ici un article « Mythocritique et mythocritique », retraçant l’émergence de cette approche critique et les divergences opposant ses différents praticiens, sources de confusions pour les néophytes. Cet article aurait pu être l’occasion d’une confrontation fructueuse mettant au jour les points nodaux de la ou des mythocritique(s), sa spécificité et des points de contact avec les autres champs critiques qui dans l’ouvrage, de fait, ne se dessinent qu’en creux.
7En effet, la dernière grande catégorie rassemble les articles menant une confrontation entre la mythocritique et d’autres approches du fait littéraire : « Hypertextualité et mythocritique » par Danièle Chauvin, « Imagologie littéraire et mythe » par Jean-Marc Moura, « Réception et mythocritique » par Yves Chevrel, « Transfert culturel : l’exemple de l’Allemagne » par Jean-Pierre Giraud. L’on pourrait inclure à cette liste l’article « Rêverie et mythe », les catégories n’étant ici proposées qu’à titre heuristique. Quoi qu’il en soit, en comparaison avec l’interrogation de concepts à l’aune du mythe, cette dernière catégorie paraît maigre, alors même qu’un des buts de l’ouvrage est « de confronter ce qui participe de la spécificité mythocritique à d’autres champs de la pensée ou de la pratique critiques » (p. 8). Qu’en est-il de la place de la mythocritique dans le champ de la critique littéraire — et non dans le seul champ de la littérature comparée ? Que dire de ses rapports avec la critique thématique, avec le structuralisme contre lequel Durand a forgé sa méthode ? Il s’agit ainsi de savoir si, outre un bilan, par ailleurs clair et complet, l’ouvrage est à même de proposer une véritable ouverture, un dialogue avec le reste du champ critique.
8Si le rapport polémique entre structuralisme et mythocritique a été à de nombreuses reprises évoqué par Gilbert Durand et n’est aujourd’hui qu’un moment de l’histoire de la critique, il reste qu’une remise en place de la mythocritique dans le champ de la nouvelle critique dont elle est issue aurait permis de compléter le bilan, et d’asseoir l’ouverture critique sur une définition préalable de la spécificité de la mythocritique. Il est ainsi remarquable que le rapport entre la mythocritique et la critique thématique soit à ce jour impensé, alors même que toutes deux se réclament d’un maître commun, Gaston Bachelard. Certes, l’ancrage de la mythocritique en littérature comparée peut expliquer ce fait : la notion de thème y est centrale, mais se situe dans une histoire autre, et son étude privilégiée en diachronie permet un passage sans heurt à l’étude du devenir du mythe au fil de ses récritures, tel qu’en témoigne le titre de l’essai de Trousson, Le Thème de Prométhée dans la littérature européenne4. Cependant, critique thématique et mythocritique partagent nombre de méthodes — prise en compte de la totalité de l’œuvre, recherche de structures signifiantes — notamment dans la version durandienne de la mythocritique où le mythe tend à s’effacer devant des archétypes ou des symboles. L’article de Zoé Samaras « Rêverie et mythe » interroge la place du mythe chez Bachelard et souligne la concurrence chez différents chercheurs des notions de mythe et de rêverie. Zoé Samaras lance ainsi l’idée intéressante d’un rapport dialectique entre mythe et rêverie : « l’on pourrait se demander si la pensée mythique n’est pas également le fondement de la rêverie qui, à son tour, s’érige en forme originaire du mythe dans la littérature. » (p. 296) Mais l’auteur ne va guère au-delà de cette suggestion et la question reste en suspens, voie ouverte pour des chercheurs à venir.
9L’apport le plus stimulant des Questions de mythocritique tient dans le lien à établir entre trois articles : « Hypertextualité et mythocritique » et « Mémoire et mythe » par Danièle Chauvin et « Réception et mythocritique » par Yves Chevrel. Ceux-ci permettent en effet d’interroger sous l’angle de la généricité les particularités de la transmission des mythes. En effet, comme l’ont souligné par exemple Detienne ou Lévi-Strauss, le mythe se définit avant tout par un mode de transmission collectif : chaque reprise du mythe constitue une interprétation où s’érodent les « niveaux probabilistes5 », les éléments individuels du mythe. Danièle Chauvin rappelle ce lien entre mythe et mémoire vive — « Le mythe, dit Paul Ricœur, est reprise créatrice de sens : reprise, et donc mémoire, et comme tel, tournée vers la ou les paroles antérieures, mais aussi créatrice et donc tournée vers l’avenir, parole inventive. » (p. 235) — et pose avec netteté dans « Hypertextualité et mythocritique » la question de son articulation avec l’intertextualité : « l’intertextualité est même en bien des cas l’un des processus fondamentaux de l’édification, voire de la pérennité du mythe. » (p. 175) En un sens, et si l’on suspend la question des raisons de la reprise, c’est bien l’hypertextualité qui crée le mythe, notamment le mythe littéraire : « Les œuvres individuelles sont toutes des mythes en puissance, mais c’est leur adoption sur le mode collectif qui actualise, le cas échéant, leur “mythisme”6. » À l’inverse, c’est peut-être le mythe qui crée l’hypertextualité : l’analyse par Danièle Chauvin de Palimpsestes de Genette montre que les exemples choisis sont essentiellement des versions de mythes connus, et qu’en se situant dans le champ du structuralisme, Genette se reconnaît dans celui des Mythologiques, avec une transposition sans commentaire de la logique du mythe à celle du texte : « L’autre structuralisme, c’est par exemple celui des Mythologiques, où l’on voit comment un texte (un mythe) peut — si l’on veut bien l’y aider — “en lire un autre”7. » Cette interrogation des rapports entre mythe et texte est prolongée par l’article d’Yves Chevrel, qui pose les questions des rapports privilégiés entre tel mythe et tel genre, et du changement d’horizon du mythe, en reprenant les principes de la mythanalyse de Durand dans le cadre de l’esthétique et de l’histoire de la réception, conjuguant l’horizon d’attente du mythe, de l’auteur et du public. La caractérisation initiale du mythe comme une réponse et un appel répétables fait le lien entre les trois articles : toujours déjà là, le mythe est toujours porteur d’une impulsion, appel à écrire et à imaginer, à récrire et à redire. Il apparaît ainsi non seulement comme matière mais comme moteur de la littérature.
10Et c’est cet aspect du mythe comme machine à créer qui transparaît en filigrane dans tout l’ouvrage. Les articles « Création artistique et mythique » de Wunenburger, « Écriture et mythe : la nostalgie de l’archaïque » de Siganos, « Schème, type et archétype » de Mattiussi présentent des réflexions particulièrement stimulantes sur la relation entre création et mythe. Dans les deux premiers, le mythe, notamment cosmogonique, apparaît comme un paradigme de tout travail créateur, miroir pour l’écrivain mais aussi ferment de création. Si Wunenburger met plutôt l’accent sur la logique démythifiante de la littérature, qui paradoxalement fait vivre le mythe en le démembrant, en le subvertissant, André Siganos, reprenant les thèses principales de Mythe et écriture : la nostalgie de l’archaïque8, montre que le Mythe, entendu comme disposition mentale, perdure dans l’écriture contemporaine hantée par la nostalgie d’une origine, d’un avant le langage. Laurent Mattiussi, lui, choisit le schème comme concept central. En montrant les parentés du schème avec le schématisme kantien, il écarte les présupposés biologiques à la racine de la définition de Durand. Le schème, et le type, « personnage générique » (p. 312), assurent la reconfiguration du réel à l’œuvre dans l’imaginaire, qui passe par une phase d’appauvrissement permettant de dégager des structures communes aux objets, leur conférant « la fulguration de l’évidence » (p. 316) et ménageant entre eux la circulation du sens. La mythocritique permettrait ainsi de rendre compte de la fonction reconfiguratrice de l’art, Laurent Mattiussi jetant, à la suite de Schaeffer9, une passerelle entre critique de l’imaginaire et théorie de la fiction.
11En suivant la piste du mythe d’article en article, dans et entre les textes, se dégagent ainsi les voies ouvertes aux mythocriticiens, dont les principales, orientées l’une vers les jeux de la réception, l’autre vers la création, proposent des confluences fructueuses entre mythe et généricité, mythe et esthétique, le mythe se révélant pour l’écrivain comme pour la critique un ferment de sens et un principe dynamique de circulation entre les textes.
12Questions de mythocritique, au terme de ce parcours que la présentation en dictionnaire invitait à inventer, se révèle ainsi être un bilan utile et maniable pour tous ceux qui veulent s’engager dans le pays de la mythocritique, nécessaire complément théorique au Dictionnaire des mythes littéraires. Ses manques sont généralement palliés par les bibliographies abondantes, dont les recoupements — Bachelard, Durand, Eliade, Lévi-Strauss, Brunel, Ricœur, Jung, pour ne citer qu’eux— permettent au lecteur de voir se constituer l’horizon théorique de la mythocritique, tandis que le croisement des articles en suggère les options méthodologiques fondamentales. Si l’ouverture annoncée reste limitée, la prise en compte des spécificités du mythe dans les réflexions actuelles sur l’intertextualité et la création propose cependant des pistes stimulantes pour des recherches à venir et de nouvelles questions de mythocritique.