Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Juin-Juillet 2013 (volume 14, numéro 5)
titre article
Denis Saint-Amand

Les oubliés de l’histoire littéraire en vignettes

Éric Dussert, Uneforêt cachée. 156 portraits d’écrivains oubliés, Paris : La Table Ronde, 2013, 605 p., EAN 9782710331605.

1S’inscrivant délibérément à la suite des petites biographies plaisantes rédigées par Charles Monselet1, auquel il ne manque pas de consacrer une notice, Éric Dussert réactive dans cet ouvrage le genre, également très beuvien, du portrait littéraire. Les sujets qu’il élit, pourtant, ne sont pas ceux que nous sommes habitués à croiser sur les étals bien rangés des librairies et dans les tables des matières des manuels et programmes scolaires. Écartés de ces derniers, oubliés de la mémoire collective, les auteurs ici mis à l’honneur sont généralement d’illustres inconnus qui, hormis à certains spécialistes de la période contemporaine embrassée2, ne diront rien à personne. Difficile, pour autant, de qualifier les cent cinquante-six arbres rares qui composent cette forêt de « maudits », de « ratés » ou de « fous littéraires » : s’ils sont aujourd’hui, au mieux, les seconds couteaux d’une histoire littéraire qui les tient pour quantité négligeable, certains d’entre eux ont pourtant compté parmi les hérauts de leur époque et ont quelquefois été éclipsé par des individus qui, de leur vivant, ne jouissaient pas d’une réputation aussi élevée que la leur. Eugène Vermersch, Jean Aicard et Jean Richepin, par exemple, comptent tous trois parmi les « oubliés » présentés par Dussert : tous trois font partie de ceux qu’a frayés brièvement Arthur Rimbaud et c’est, à la limite, pour cela qu’on les évoque aujourd’hui (bien que très rarement), pour le plaisir du détail, de l’anecdote ou de la précision biographique3 ; tous trois, à l’époque, étaient pourtant plus réputés au cœur du milieu lettré (quitte, pour Richepin, à passer de La Chanson des gueux à l’Académie et à une médiocre poésie patriote) que le Carolopolitain, qui n’y effectua qu’un passage éclair.

2Ce « dictionnaire des ombres » (p. 18) ourdi par É. Dussert remet donc ces égarés de l’histoire au goût du jour. Le critère de sélection choisi témoigne de la subjectivité assumée par l’auteur : « entreraient dans la cohorte les écrivains non réédités depuis plus de cinquante ans dont un texte au moins mérite qu’un lecteur d’aujourd’hui s’emballe. » (p. 17) Passionnant, offrant des vignettes à la fois concises (entre deux et cinq pages), plaisantes et fouillées, témoignant d’une érudition vertigineuse (au‑delà des cent cinquante‑six portraiturés, nombreux sont les minores qui surgissent au fil des pages), l’ouvrage se révèle indispensable à tous les amateurs de curiosités littéraires. Outre son aspect encyclopédique, il vaut également pour les problématiques méthodologiques et épistémologiques qu’il soulève directement ou par la bande. Si, comme le rappelle Claire Paulhan dans sa préface, É. Dussert a toujours eu à cœur de se tenir « loin de l’université » (p. 10), cet almanach d’auteurs éclipsés se donne aussi à lire comme une manière de prise de position, d’intervention dans certains débats universitaires sur les moyens et enjeux de l’histoire littéraire. Il pose en premier lieu la question de la réception d’une œuvre, dont l’auteur explique qu’il s’agit d’

un processus très subtil et parfois aberrant, où se lient de manière complexe sa nature, la personnalité, la posture, les fréquentations, contacts avec les médias et manœuvres de l’auteur, l’esthétique d’une époque, le répertoire ou lexique utilisé, le rapport à l’actualité, etc. (p. 14)

3Sans prétendre apporter de réponse, É. Dussert se demande, entre autres, ce qui justifie certains traitements nettement différenciés pour des productions comparables (sinon voisines), le mépris de certains apports novateurs et la mise à l’écart d’anciens protégés du monde des lettres. Si l’on rit encore des excellentes saynètes d’Alphonse Allais, pourquoi nos éditeurs contemporains refusent‑ils systématiquement de republier les œuvres de jeunesse du drolatique Eugène Chavette (né Vachette et qui collabora au Tintamarre de Commerson4), dont les meilleures annoncent directement celles du comique chatnoiresque ? Pourquoi les travaux sur l’ironie dédaignent‑ils si souvent les écrits d’Alcanter de Brahm, qui avait pourtant offert à la trope un intéressant indicateur typographique ? Pourquoi tout le monde a‑t‑il oublié Hélène Bessette, protégée de Queneau et de Duras, qui lui avait consacré un article encomiastique dans L’Express, en 1964 ?

4Le projet d’É. Dussert, inévitablement, engage aussi une réflexion sur les effets hiérarchiques générés par l’histoire littéraire. Mais encore faut‑il s’entendre sur cette valeur : en reprenant à plusieurs reprises la thématique de la « réhabilitation », É. Dussert semble surtout — sans forcément y croire, mais pour le geste symbolique à tout le moins — vouloir hisser ces cent cinquante‑six oubliés au front du panthéon des Lettres. En adoptant un point de vue méritocratique, l’ouvrage souscrit au classement hiérarchisant a posteriori des historiens de la littérature et n’en discute pas tant le principe que les lauréats. Mieux vaut‑il, à nos yeux, considérer cet ouvrage pour l’un de ses possibles en matière d’objectivation : à une époque qui voit resurgir, avec force et comme en opposition au développement d’études sur des corpus longtemps délaissés (paralittéraires ou journalistiques, notamment), la résurrection mythologique et post-barthésienne du « grand auteur » et le culte qui accompagne celle‑ci, ce dictionnaire peut en effet se donner à voir comme un appel pour une histoire littéraire plus objective, au double sens commun et bourdieusien du terme, qui atténuerait les admirations rétrospectives pour prendre en considération les véritables états du champ littéraire et les positions réelles et interdéfinies des écrivains au cœur de celui‑ci. C’est à ces conditions que l’histoire littéraire se livrerait non à la reproduction de jugements contemplatifs souvent déshistoricisés, mais à la mission qui lui incombe véritablement, en interrogeant la façon dont les auteurs et leurs textes sont liés à d’autres auteurs, d’autres textes et à un contexte sociohistorique. Comment, en effet, prétendre expliquer Rimbaud sans François Coppée, Flaubert sans Louis Bouilhet et Maxime Ducamp, Kafka sans Max Brod ?

5On pourrait encore discuter certains choix du commissaire de cette galerie d’oubliés. Si on les y retrouve avec plaisir, on peut s’étonner de la présence, entre autres, de la muse Claude Cahun, à laquelle une importante exposition a été consacrée au musée du Jeu de Paume en 2011, d’Émile Goudeau, l’excellent animateur des Hydropathes dont les Dix ans de Bohême ont fait l’objet d’une belle réédition en 2000 chez Champ Vallon, ou de Félix Fénéon, défenseur des Impressionnistes et animateur de la vie littéraire dont les Œuvres plus-que-complètes (non citées, de façon surprenante, dans la bibliographie accompagnant la vignette, au contraire des deux volumes de compléments publiés aux éditions du Lérot) ont été compilées par Joan Halperin. Quant à André Baillon, c’est sans doute par effet de francocentrisme qu’on le retrouve au sommaire de ce volume, puisque, en Belgique, il fait partie des auteurs lus et étudiés à l’Université, que ses œuvres ont fait l’objet d’éditions critiques et qu’une revue spécialisée (Les Nouveaux Cahiers André Baillon) lui est dédiée. En revanche, on aurait aimé, par intérêt personnel, savoir quelles pépites a pu collecter É. Dussert à propos, entre autres, de Sophie Podolski, citée dans l’introduction (p. 20) et dont le texte diariste Le Pays où tout est permis (1873) fut soutenu par Sollers ou de Louis Denise, auteur de La Merveilleuse doxologie du lapidaire (1893) qui fut employé à la Bibliothèque nationale et compta parmi les fondateurs du Mercure de France. Gageons toutefois, comme le laisse penser l’auteur en fin de volume (p. 566) que ces cent cinquante‑six portraits seront un jour suivis par d’autres, ce qui est très certainement une raison de se réjouir. Plus encore qu’à la suite des dictionnaires de Monselet (comiques mais valant surtout, aujourd’hui, pour les représentations de la vie littéraire qu’ils font circuler et non pour leur valeur informative), c’est dans la lignée des travaux d’André Blavier sur les fous littéraires que s’inscrit cet ouvrage, et ce sont les mêmes qualités de rigueur enthousiaste et d’érudition généreuse qui le dynamisent.