Actualité du comparatisme indien
1Les quelques ouvrages récents dont nous avons choisi de donner ici compte rendu ne prétendent certes pas refléter fidèlement l’ensemble du riche panorama actuel de la recherche comparatiste indienne, perceptible aussi dans d’autres publications collectives nationales et internationales ou dans le Jadavpur Journal of Comparative Literature, mais dégager des tendances et des tensions qui révèlent une situation à la fois effervescente et paradoxalement difficile.
2Le comparatisme indien est sans doute, pour des raisons que nous évoquerons au passage, l’un des plus méconnus en France parmi les comparatismes étrangers, ce qui n’est pas peu dire ; notre objectif principal n’est pas cependant d’introduire quelques noms et quelques images hâtives que l’on s’empresserait d’oublier, mais de montrer en quoi nombre de problématiques explicites ou implicites de la discipline en Inde annoncent celles auxquelles les comparatistes européens seront prochainement confrontés et qu’ils devraient déjà tenter de formuler pour ne pas se trouver, le jour venu, désarmés devant leur complexité.
3L’étude comparée des littératures, si elle est pratiquée depuis assez longtemps dans le sous-continent et si elle a été vigoureusement prônée dès 1907 par Tagore lui-même, n’est devenue une discipline universitaire reconnue que dans les cinquante dernières années ; encore reste-t-elle extrêmement minoritaire, d’après tous les critères quantitatifs habituels : nombre d’enseignants et de centres ou de programmes officiels (six ou sept), nombre d’étudiants (500 dans le plus grand département du pays) et de diplômés, volume total des publications périodiques ou monographiques. Peu de ses praticiens ont encore acquis une véritable renommée internationale : Sisir Kumar Das, décédé fin 2002, est l’un d’eux, avec R.K. Das Gupta et Amiya Dev.
4Contrairement à l’échantillonnage géographique, générique et linguistique, limité mais obligatoire, qui caractérise canoniquement la comparaison à la française depuis des générations, nous avons souvent affaire en Inde (comme, de plus en plus, aux États-Unis) à un champ d’étude restreint à l’anglographie, ou encore à une comparaison Inde-Occident basée sur la notion de tradition, sur les mythes et sur les poétiques fondatrices. Et, contrairement à la résistance que le comparatisme français classique n’a cessé d’opposer aux études culturelles, à la sémiolinguistique, à la traductologie, et parfois à l’histoire littéraire, c’est justement par ces biais que le comparatisme acquiert droit de cité en Inde. Enfin, alors que les comparatistes français, en se souciant avant tout de penser la modernité, se cantonnent généralement aux XIXe et XXe siècles, l’appel aux sources antiques (védiques) et médiévales (persanes et néo-sanskrites notamment) ainsi qu’aux Élisabéthains est très fréquent en Inde, de même que le souci de l’extrême contemporain.
5Or, si différentes que soient ou qu’aient pu être, par rapport à la France ou à d’autres pays d’Europe occidentale, l’histoire et la plupart des conditions d’émergence et d’exercice de la pensée comparatiste en Inde, ce sont des conditions dont nous nous rapprochons très vite à bien des égards dans le nouveau contexte européen et mondial, avec un multilinguisme dysfonctionnel et inégalitaire sous hégémonie anglaise, une pluriculturalité à la fois conflictuelle et menacée, un choc renouvelé entre pensée confessionnelle et pensée laïque, une guerre de religions larvée et une offensive économique et politique sans précédent de la RealKultur des trois m (mode, masse, médias) contre la vieille culture des trois e (éthique, élite, esthétique). C’est pourquoi nous aurions sans doute beaucoup de leçons à tirer d’un état des lieux du comparatisme indien de ces dernières années, de son essor, des risques qu’il court et des forces qui font obstacle à sa reconnaissance scientifique comme à sa légitimation politique.
6De façon plus modeste, nous esquisserons donc essentiellement l’image indienne de trois paires d’opposés qui parcourent aussi toute l’histoire des comparatismes occidentaux —nationalisme et interculture, constantes et historicité, érudition et théorisation— avant d’évoquer la double poussée actuelle vers la transdisciplinarité et la mondialité qui cherche sinon à résoudre ou à surmonter ces tensions, du moins à les faire fructifier.
7Si le comparatisme est né (avec la notion moderne de littérature) dans la foulée de l’anthropologie universaliste des Lumières, il est aussi, dans ses premiers temps, le contemporain des nationalismes européens et parfois leur associé. Il vit de la différence et produit de l’autre, construisant ou renforçant éventuellement le même et son territoire par l’évocation de l’étranger, qu’il soit partenaire, rival ou inférieur. L’émergence d’une nation postcoloniale comme l’Union Indienne, qui a dû revendiquer son autonomie (self-rule) pendant plusieurs décennies, se battre pour elle et faire simultanément face tant au déchaînement de forces centrifuges qu’à la menace lancinante de son membre fantôme, le Pakistan, ne fait qu’exacerber ces caractéristiques. Le comparatisme de la « littérature indienne comparée » sera souvent mis à contribution pour une recherche de similarités et de récurrences entre toutes les littératures indiennes contribuant à la construction d’une « identité » et donc d’une unité nationale. Le comparatisme externe (avec les produits culturels de l’ex-puissance coloniale en particulier) voudra, lui, affirmer une égalité, voire une supériorité du dominé, ou, en même temps, dans l’ordre esthétique comme dans celui du politique ou de l’éthique, proposer des valeurs indiennes comme modèles généreux d’un idéal universalisme. C’est, bien sûr, la carte de Tagore et des « Rabindra studies » que l’on abat le plus souvent dans ce jeu, mais d’autres figures, comme celles de Sri Aurobindo, ou, plus politiquement, de Gandhi et d’Ambedkar, peuvent aussi être utilisées.
8C’est un exercice fréquent que de poser la question : « Qu’est-ce que la littérature indienne ? », une question qui revêt plusieurs formes selon les options idéologiques de ceux qui la posent : « Y a-t-il une littérature indienne ? », « Qu’est-ce qui est circonstanciellement ou essentiellement indien dans telle ou telle œuvre ? », etc. La diversité des réponses ou des non-réponses apportées présente l’intérêt de constamment déplacer le point de vue et les limites de la circonscription au-delà de laquelle il y a de l’étranger. Au plan linguistique, le sanskrit devenu prétérit est encore moins une référence commune efficiente que l’anglais, plus ou moins maîtrisé et plus ou moins « indianisé » partagé entre des élites humanistes, techno-scientifiques, politiques et marchandes qui sont loin de se recouper complètement, une classe moyenne de consommateurs de produits manufacturés et une classe bariolée de services administratifs, aux voyageurs et à la communication publique. Aucune langue ne jouit en Inde d’une majorité numérique absolue ni d’une position dominante incontestée dans tous les domaines de la vie, aucune n’est la langue dominante de la classe dominante, ni la langue tous usages d’une classe montante. Écrivains et lecteurs littéraires sont pluri- ou multilingues, mais selon des combinaisons très diverses et souvent accidentelles. Si telle est l’hétérogénéité des acteurs culturels, elle devra définir la nature de l’esprit national lui-même, ce qui rencontre un vieux cliché occidental sur l’Inde (pays de la complexité inextricable, de toutes les contradictions, etc.) ; ou, en tous cas, il faudra chercher l’air de famille dans des thématiques, des tendances esthétiques ou des préoccupations philosophiques si vastes et si floues qu’elles seront difficiles à différencier de celles de l’humanité en général. Lorsque V. Rao tente de définir la « littérature indienne comparée » en introduction au collectif publié sous ce titre, une telle pensée se fait jour qui tend —fort heureusement— à confondre « littérature comparée » et littérature tout court. D’une part, « les chercheurs se sont efforcés de nous donner une idée de la littérature indienne qui souligne l’unité sous-jacente de thèmes et de formes dans diverses littératures produites dans différentes langues indiennes au cours des trois derniers millénaires » (11); d’autre part, « notre idée de la littérature comparée ne se dessinera que lorsque nous tiendrons compte de la pluralité essentielle que trahit un texte. En Inde, pays multilingue, la pluralité touche l’ensemble du tissu socio-éthico-culturel. »
9On voit donc que le microcosme indien anticipe des problématiques à peine esquissées par une naissante eurolittérature dont on ne sait encore si elle est une fabrication politiquement suiviste ou bien la description d’une réalité présente et historique, et qui, comme la littérature indienne, est menacée d’absorption globale avant même d’avoir pu porter ses fruits herméneutiques et créatifs.
10Rares sont maintenant en Inde des comparaisons binaires d’œuvres ou d’auteurs, comme celle de Mme Batra sur Dickens et Premchand, qui tiennent pour acquis, et pour base de toute comparaison le principe d’un esprit ou d’un caractère national déterminant la nature, la portée et la valeur humaine des « œuvres représentatives » (comme dirait l’UNESCO). Pour cette critique, le réalisme de Dickens, son utilitarisme ou son matérialisme, associés à son appartenance à une nation dominante, limitent ses émotions et sa révolte (elle rejoint ainsi assez naïvement et sans le savoir la position de Peter Carey dans Jack Maggs, sa réécriture des Grandes espérances). Premchand, au contraire, appartenant à une nation asservie, ayant connu la pauvreté et les brimades tout au long de sa vie, mais aussi éduqué dans la mouvance religieuse réformiste de l’Arya Samaj, est animé par « la flamme de la liberté », « inspiré par l’esprit national », aspect complètement absent de l’œuvre de Dickens (59-60). Les deux écrivains sont de leur temps et travaillent « pour leurs peuples respectifs » (63), mais tout se passe comme si les similarités de visée qui fondent une lecture comparative étaient écrasées par le fait national sur la base duquel une certaine littérature comparée (même en France) prétend encore se maintenir. Ce qui voue ce type d’études à l’échec en les renvoyant sans cesse de la contradiction à la tautologie n’est autre que leur cécité à l’interculture de tout texte littéraire, interculture elle-même liée à la coexistence et à la discordance des strates historiques, de présents non contemporains, d’avenirs non concordants et de mémoires sélectives dans une même œuvre et dans un même espace de communication.
11Le repérage de thèmes et de motifs, de mythes, de formes textuelles et communicationnelles, de traits sémantiques et de valeurs éthiques et esthétiques servant de critères à la constitution d’un corpus comparatiste peut, on le sait, prendre ou non en compte le contexte historique de l’époque de production et de réception des œuvres concernées. Dans le second cas, l’anhistoricité du procédé fait primer une universalité anthropologique statique sur l’universalité du développement et de la mutabilité humaines. Dans le premier cas, la contrainte historique ou les garde-fous que l’histoire semble opposer à la prolifération et au flou analogique peuvent encore s’interpréter selon plusieurs variantes du procédé comparatiste : études mécaniquement synchroniques (poésie du XVIe siècle de l’ère chrétienne en Europe et, mettons, au Japon) ou pseudo-synchroniques suivant des schémas évolutifs parallèles mais plus ou moins décalés dans le temps (romantisme européen et romantisme latino-américain) ; ou bien études diachroniques qui seront amenées le plus souvent à faire jouer la communication interculturelle (contacts, traduction et transfert, acculturation et résistance, conflit ou métissage pacifique). On imaginerait à tort que l’Inde coloniale et postcoloniale se soit entièrement rangée à un moment quelconque d’un côté ou de l’autre par rapport à la considération de l’historicité. Comme il fut important de souligner la permanence (ancienneté et survie) et la portée générale de la tradition poétique et des valeurs indiennes en réponse à la puissance impériale de la modernité britannique, il l’était, en sens inverse, de reconnaître une mesure de non-différence et de non-évolutivité du sahib, facilitant la négociation avec lui et relativisant son « avance ». Mais, d’autre part, l’antériorité de la grandeur et de l’intelligence artistique indiennes par rapport à l’émergence culturelle britannique pouvaient constituer un avantage (politique) non négligeable dans un milieu commun où l’analyse et la critique des œuvres avaient pour ultime visée l’appréciation et le classement par ordre de valeur. C’est là toute l’ambiguïté de la formule « Kalidasa, Shakespeare indien », à côté de « Bankimchandra, Scott indien ».
12Aujourd’hui même, pour des raisons dont nous poursuivrons l’analyse dans la dernière partie de cet exposé, rien n’a fondamentalement changé à cet égard comme le montre, par exemple, l’article de S. Viswanathan, « Analogues: Some Examples of Crosscultural Dialogic Correspondences » dans le volume dirigé par Rao et Dhawan. À la vieille « chasse aux parallèles », éventuellement motivée par une espèce d’archétypologie jungienne, et à la traque des sources et des influences, Viswanathan propose de substituer une attitude « dialogique » (quasiment dans le sens du cliché du « dialogue et de la compréhension mutuelle entre les peuples dans le respect de la différence », appliqué à la littérature). Il faudrait « faciliter l’émergence d’une espèce de dialogue entre ‘l’un’ et ‘l’autre’, tel que l’unité des deux et l’altérité de chacun puissent également s’exprimer de façon suffisante. » (43) L’application proposée porte sur le « mythe d’Actéon » dans la littérature de la Renaissance anglaise et divers analogues indiens, soit pan-indiens (issus du Sivapurana), soit locaux (légendes associées à des temples et au folklore régional). La conclusion ne fait guère que réitérer l’introduction : « ce qui rend possible une relation ‘dialogique’, ce sont tout autant les différences de contexte culturel et de genre et de ton textuels que la ressemblance superficielle et parfois un ensemble de valeurs partagées ou les bases d’une vision du monde commune [...] » (58) Ce comparatisme ne s’historicise qu’au niveau des actualisations particulières du « mythe », et encore s’appuie-t-il plus sur la territorialité des communautés culturelles que sur leur histoire. Dans cette ligne logique, il est tout à fait normal que la différence inenvisageable soit celle de l’un avec lui-même, cette opposition ou contradiction interne, cette hybridité ou hétérogénéité de « l’un », laquelle pourrait être fort ressemblante à celle de « l’autre », voire même de tout autre. Dans une autre étude du même volume, « The Bhasmasura Myth in R.K. Narayan’s The Man-Eater of Malgudi », par D.S. Dewari, il apparaît clairement en revanche qu’un tel présupposé identitaire peut barrer complètement la pulsion comparatiste dès que l'historicisme consiste à décrire le réemploi explicite d’un récit légendaire ou mythique dans un récit moderne : sa pérennité est toujours mieux attestée sur place, semble-t-il.
13Les études comparatives d’inspiration philosophico-religieuse, encore fréquentes en Inde, comme en témoignent les deux collectifs étudiés, fondent assez naturellement aussi bien une universalité des valeurs ou des motifs narratifs concernés que la spécificité de leurs manifestations individuelles sur une fondamentale anhistoricité : le divin est de tous temps et de tous lieux, ce qui permet de rapprocher très vite Tagore de Browning ou le Paradis perdu de Savitri, sans parler du voyage initiatique de Siddharta, dont le thème ne connaît ni les contrôles aux frontières, ni la différence entre chars à bœufs et Airbus. Mais on aurait tort de se contenter d’une moquerie facile à propos de tels œcuménismes dont le modèle pourrait être aisément laïcisé au profit d’une littérature « vraiment générale ».
14Adoptant une démarche bien différente, les essais réunis dans le livre de Sisir Kumar Das offrent une illustration exceptionnelle de la productivité d’une approche qui relève de la tradition de l’histoire littéraire comparée telle qu’elle s’établit au XIXe siècle, mais maintenant informée de la façon la plus fine et la plus rigoureuse par les théories actuelles du contact et de l’échange culturel et servie par une intuition sans faille de l’interaction des forces en présence pour problématiser ce que seront, à l’horizon de notre obstination, le sens et la nécessité de l’activité littéraire. Je ne présenterai maintenant pour exemple que le seul chapitre sur « Les traductions de Shakespeare en langues indiennes ». D’entrée de jeu, Das note que le cadre habituel de l’histoire des traductions est inapplicable ici, pour trois raisons : « la continuité ininterrompue d’un processus couvrant une période de plus d’un siècle ; deuxièmement, la simultanéité des traductions et du développement du théâtre dans les différentes langues de l’Inde ; et, troisièmement, l’autorité politique et culturelle qui a régi l’ensemble de l’activité traductrice. » (63) Au moins deux Shakespeare coexistaient, l’un scolaire et universitaire, dans le texte original, valorisé pour sa différence culturelle et historique, réservé à une étroite élite éduquée dans des établissements anglophones de type britannique ; l’autre plutôt populaire, en langues indigènes et plus ou moins indianisé, destiné soit à la lecture, souvent sous les formes narratives du conte ou du roman, soit à la scène et au divertissement spectaculaire, en partie adapté à la tradition « multimédia » du théâtre indien mêlé de musique, chant et danse, et aux contraintes et tabous de la représentation des rôles sociaux, de la vie amoureuse, des interdits alimentaires, des relations entre communautés religieuses. Les traductions étaient « autant destinées à introduire des modèles littéraires étrangers auprès du public lecteur général indien qu’à combler le fossé de plus en plus profond qui divisait la communauté littéraire indienne. » (65) Dans une entreprise de modernisation, largement comprise comme une occidentalisation, ces traductions servaient, entre autres, à « compléter les exercices entrepris par les écrivains dans les langues indigènes elles-mêmes. » (ibid.)
15Le théâtre (plurilingue) farsi, dont il ne reste presque plus de textes, en mettant en scène avec beaucoup de succès commercial des adaptations très pittoresques et fantaisistes de Shakespeare, caressait certes son public dans le sens du poil, mais ce n’était point par ignorance qu’une telle hybridation, scandaleuse aux yeux des élites, était ainsi répandue, car la plupart des acteurs savaient l’anglais. J’aimerais ajouter que, d’après les analyses de Das, on pourrait y voir un prototype du film bollywoodien, qui constitue à son tour un modèle souvent explicite pour une partie du roman indien « postmoderne » actuel. Si cette belle histoire (du Globe au global via un Shakespeare persan diasporique au XIXe siècle) a toutes les couleurs de n’avoir pu se produire « qu’en Inde et nulle part ailleurs », elle n’en est pas moins exemplairement comparatiste et pourrait nous conduire, ici-même, à explorer activement les voies tortueuses par lesquelles le « récit de l’aventure » fait retour en Europe et particulièrement en France depuis une génération en même temps que les formes poétiques contemporaines joignent au ludisme la rigueur croissante des contraintes. Das, de son côté, conclut, sur les traductions shakespeariennes, que « L’hégémonie du texte anglais qui est le fait dominant de la vie littéraire indienne ne peut être sérieusement subvertie que par la mise en scène. [...] La dernière tendance [...] est par conséquent à valoriser la traduction du théâtre plutôt que la traduction pour le théâtre. » (82) Or, n’est-ce pas précisément ce que fait depuis quelque temps la littérature comparée en s’orientant de plus en plus vers la « performance » dans la communication littéraire au lieu de se contenter d’une « analyse comparative des textes » ?
16L’actualité du comparatisme indien de qualité, qu’il soit ou non historiciste, est marquée —à la différence de ce qui se fait majoritairement dans beaucoup d’autres pays, dont la France, qui ont procédé à une extrême division des tâches techniques au nom de l’expertise supposée et du prestige féodal du « spécialiste »— par le souci de s’appuyer soit sur un savoir érudit, soit sur une conceptualisation et une systématisation théorisantes à grande échelle, quand on ne tente pas, ce qui est moins rare qu’on ne pourrait l’imaginer, de concilier les deux. Si les comparatistes antiquisants, ou même simplement médiévistes ou prémodernistes, sont très peu nombreux en Occident, chez beaucoup de nos collègues indiens restés sur place ou émigrés le sanskritisme fait bon ménage avec la sémiolinguistique (Kapil Kapoor) ou avec la théorie postcoloniale et féministe (Vijay Mishra, Suba Chakraborty Dasgupta, Ipshita Chanda), de même que le folklore avec le cognitivisme (Rukmini Bhaya Nair). Un jeune enseignant-chercheur peut juger utile d’apprendre le sanskrit au moment de se lancer dans un travail d’Habilitation sur « littérature et cinéma », tandis qu’un autre n’hésite pas à faire cohabiter Tolstoï et le Ramayana sur ses étagères. Il serait facile d’interpréter de telles pratiques comme témoignant d’une position entre deux mondes, d’une hésitation ou d’une répugnance à choisir entre des données relevant d’un savoir traditionnel et national et des modes d’interprétation appartenant à une modernité scientifique occidentale, impériale ou internationale : on aurait affaire à une situation analogue à la coexistence au quotidien de la médecine ayurvédique et de la médecine européenne. Mais je croirais volontiers qu’il s’agit plutôt, par-delà le moment culturel et politique, d’une consciente volonté de totalité humaniste pour laquelle tout ce qui est étranger est (aussi) humain et l’exaltation romantique de la subjectivité lectorale individuelle ou l’adhésion à la dernière mode intellectuelle ne justifient pas de se soustraire au débat et d’échapper au risque de falsification en se privant de l’éventuel confort d’une vérification collégiale. On pourrait renforcer encore cette interprétation en mettant en avant les travaux du poète et anthropologue Ramanujan sur un terrain triplement informé par le folklore, la philosophie et la théorie littéraire, ou ceux de Rukmini Bhaya Nair, que nous avons déjà présentée dans Acta Fabula.
17Il n’en reste pas moins que les compétences déployées et mises en œuvre peuvent être fort variables selon que nous avons affaire à des recherches intra-anglophones, intra-indiennes portant ou non sur un corpus plurilingue, ou bien effectivement ou potentiellement généralistes et mondiales. Il subsiste un comparatisme de fantaisie, incomplètement informé et encore moins théorisé, séduit par des similarités thématiques dans des contextes très éloignés, soit dans le temps, soit dans l’espace, lorsque la base de la comparaison est naïvement universaliste, au nom, par exemple, de valeurs éthiques, religieuses ou politiques, que l’on tient ou fait semblant de tenir pour incontestables, supranationales et suprahistoriques. À ce point de vue, la monographie de Mme Batra sur Dickens et Premchand rejoint deux essais complémentaires de Basavaraj Naikar « Desecration of Religious Values in The Power and the Glory and Samskara » et « The Swami and the Whisky Priest : A Comparative Study of Basavaraj Kattimani’s Jaratari Jagadguru and Graham Greene’s The Power and the Glory », que l’on trouve respectivement dans le volume dirigé par Mohit K. Ray et dans celui dirigé par Rao et Dhawan, ainsi qu’un autre parallèle dans le premier de ces deux collectifs : « Triumph of the Primitive : A Comparative Study of Saul Bellow’s Henderson the Rain King and R.K. Narayan’s The Guide », par Digambar Singh Dewari. Aucun de ces travaux ne s’interroge sérieusement sur la dimension d’autonomie des arts de parole ou la revendication d’une telle autonomie par rapport aux discours sociaux que pourrait révéler, pas du tout paradoxalement, le choix d’une thématique de critique, voire de dénonciation des « vices » de classe dans une société en voie de modernisation. Ces études, même quand elles aperçoivent l’ironie de certaines situations, ce qui n’est pas toujours le cas, échouent à calculer la portée et l’entraînement d’une stratégie ironique au niveau de l’énonciation. Ainsi peut-on lire sous la plume de B. Naikar que Graham Greene a une « vision positive de la vie », tandis que celle qui transparaît dans Samskara est « négative et décadente (144) » : « [Le brahmane] Praneshacharya devient ainsi un symbole de la chute, sans la moindre suggestion de régénérescence. » (145) Le critique, qui ne fait d’ailleurs pas allusion aux autres célèbres romans d’Anantha Murthy (Bharatipura, Bhava...), ne semble pas envisager la possibilité, chez un écrivain indien, brahmane de surcroît, du dépassement, voire de l’impertinence de la notion de chute et de toute ligne narrative fondée sur la chute et la rédemption. Il ne tient compte ni de l’opération de l’ironie et même du cynisme visant les prêtres dans le folklore (largement partagée avec l’Occident médiéval et populaire), ni du picaresque (pourtant évident dans Samskara) comme procédé de libération et d’individualisation d’une parole spécifiquement littéraire vis à vis des genres oratoires. La rémanence d’une équation marxo-gandhienne interdit parfois des approches inventives au regard de la construction d’une axiologie littéraire : il n’est pas toujours compris qu’on ne fait pas de littérature comparée avec de bons sentiments.
18Tout au contraire, la voie tracée par Sisir Kumar Das dans ses travaux explicitement comparatistes est celle qui conjoint une érudition factuelle et textuelle minutieuse —au point de susciter l’envie et quelquefois l’agacement— avec un surplomb théorique audacieux en ce qui concerne les fonctions et les mécanismes de l’acte d’écriture, de l’acte de lecture et de la communication littéraire. Il n’y a pas pour autant de tension improductive ni de gommage commode des contradictions possibles entre la sélection des données d’un à-plat apparemment synchronique et une vue altière des lois susceptibles d’interpréter le champ d’interactivité du « littéraire ». Une étude comme « Tagore and Jimenez : Concentric Creativity » (143-159) fait beaucoup mieux que de réélaborer la vieille notion d’influence ou de simplement écarter d’un geste impatient la problématique qu’elle trahit et masque tour à tour. Cette problématique à deux étages, qui est celle de l’inscription réciproque d’un imaginaire de la tradition locale et de la tradition transculturelle, et de celles-ci dans des poétiques individuelles et vice versa, est mise en relief à la fois par la circonstancialité documentée de la production de Juan Ramón avant, pendant et après la rencontre simultanée de son épouse et de l’œuvre poétique de Tagore qu’elle traduisait de l’anglais, et par une grande histoire des genres : « Ce qu’il y a de plus important à savoir, c’est pourquoi telle ou telle partie d’une ancienne tradition fait surface à un certain moment. Toutes les traditions ne restent pas actives tout au long de l’histoire. Mais parfois, alors qu’elles sont devenues dormantes, un événement extérieur les fait brusquement revivre, » écrit Das à propos de la poésie aphoristique. (154)
19Nous sommes ici très proches du fonctionnalisme et de la théorie du polysystème (« dynamique et hétérogène ») proposés par Itamar Even-Zohar dès 1972, mais qui n’ont pas encore fait suffisamment leur chemin en Europe, malgré les efforts de quelques uns, comme Daniel-Henri Pageaux. Rien d’étonnant quand Even-Zohar expliquait dans « Polysystem Theory » que le polysystème est conçu pour décrire et comprendre en particulier les cas de coexistence de deux ou plusieurs systèmes culturels ou, plus étroitement, littéraires, dans une même société. L’Inde et Israël se ressemblent à cet égard, mais la situation de bilinguisme ou de plurilinguisme était dominante en Europe jusqu’à une époque récente, nous rappelle Even-Zohar, et l’on peut maintenant ajouter qu’avec des frontières politiques, économiques et humaines élargies, ainsi qu’avec l’accroissement des populations immigrées non européennes, seul un aveuglement dû à la nostalgie inquiétante et illusoire de nations ethniquement et culturellement homogènes peut encore nous détourner de travailler dans le sens de Das et d’Even-Zohar. À des degrés divers, cette posture sémio-historique, déjà intuitivement esquissée par Mukarovsky ou Eichenbaum, anime le meilleur du comparatisme indien. Elle implique une double pratique d’expérimentation scientifique qui consiste à la fois dans le transfert de méthodes heuristiques et herméneutiques d’un domaine des sciences humaines à un autre (transdisciplinarité), et dans l’investissement d’une même méthode ou grille d’interprétation sur des objets historiquement et géographiquement éloignés (planétarité).
20Ces deux positions de principe logiquement associées sont, séparément ou le plus souvent ensemble, illustrées par des démarches concrètes dans le comparatisme et la théorie littéraire indienne récentes. J’en décrirai brièvement un exemple original avant de conclure sur une anecdote dont Sisir Kumar Das tire l’ironique moelle dans l’un de ses articles.
21À côté de pratiques transdiciplinaires déjà bien établies quoique toujours contestées en Occident, comme la psychanalyse, la mythocritique ou la sociologie « appliquées à la littérature », qui ont malheureusement souvent fleuri un peu partout sans une équivalente contrepartie de méthodes d’analyse littéraire appliquées à la psyché, aux mythes ou à l’organisation sociale, bon nombre de chercheurs indiens ont depuis quelques années convergé dans une véritable mode qui consiste à essayer la théorie esthétique du rasa sur des objets culturels divers et non indiens. On peut sans doute en deviner les origines dans deux procédés du comparatisme indien dès le départ également inséparables de cette revendication assez particulière de la respectabilité et de la grandeur nationale qui pourrait se résumer ainsi : « Pour faire face à la puissance coloniale britannique, il faudrait être sur la carte à sa façon, c’est-à-dire partout. » On doit mettre au premier plan la différence de la pensée indienne, certes, mais cette différence idéale consiste en une universalité rivale, égale ou supérieure à celle de la pensée britannique et occidentale en général. À partir de là deux tactiques sont possibles, et toutes deux mises en œuvre : dès 1873, Bankim, en plaçant côte à côte les personnages de Sakuntala, Miranda et Desdémone, fait sauter les cadres nationaux de l’évaluation littéraire (Das, 242) ; d’autre part, plus tard, avec l’assurance donnée par une intime assimilation de la culture anglo-saxonne (le fruit de l’éducation macaulayenne des nouvelles élites indigènes), on va rechercher dans les littératures et la pensée occidentales et spécialement anglophones non seulement des analogies confirmant l’unité anthropologique de l’esprit, mais des apports et influences indiennes sur la pensée et le discours littéraire occidentaux, soit la pénétration philosophique et esthétique de l’Inde en Occident. On les trouvera naturellement chez les transcendentalistes américains, puis chez T.S. Eliot, mais la « danse de Shiva » élargit sa scène toujours davantage, de Hugo à Romain Rolland, de Jiménez à Neruda, de Schopenhauer à Nietzsche...
22À l’étape suivante, celle qui nous intéresse ici, on va vouloir rééquilibrer l’application de la poétique aristotélicienne ou des théories sociales de la littérature au domaine indien par celle du rasa aux littératures occidentales, sans se soucier d’une justification causale par le contact des cultures. Dans le collectif dirigé par Mohit K. Ray, par exemple, deux contributions d’Asha Choubey s’engagent résolument dans cette direction : « East and West: Some Parallels in Indian and Western Poetics », et « Sophocles and Indian Poetics: A Study of Oedipus in the Light of Rasa Theory ». Lorsqu’on invoque Eliot, ce n’est plus en tant qu’orientalisé ni en tant qu’orientaliste mais parce que sa notion de « corrélats objectifs » est conforme à la théorie de Bharata et légitime ainsi sa lecture critique de Hamlet. (Étrangement, et c’est amusant, on ne voit pas que celle-ci pourrait être tout aussi bien soutenue par une très classiquement occidentale théorie de la convenance.) À cette « planétarité » de fait, d’ailleurs anhistorique, des pratiques critiques s’ajoute un déplacement beaucoup plus passionnant, à savoir le réinvestissement du champ littéraire par une esthétique, au sens étymologique du terme, qui l’avait déserté, refoulée vers le moins sémantique de l’art (la musique, la danse, la peinture abstraite), et l’on voit de la sorte le « plaisir du texte » faire retour sous l’antique patronage de Bharata en même temps que sous celui, postmoderne ( ?), de Roland Barthes.
23Pareille excursion, du moins je le souhaite, ne devrait pas nous laisser une impression d’exotique étrangeté, mais bien plutôt de familiarité avec des problématiques actuelles ou récurrentes qui n’ont cessé de nous hanter sans que notre myopie eurocentrique nous ait laissé le loisir de les formuler. Beaucoup de mauvaises volontés pourraient se dissiper et l’aporétique inextricabilité du débat sur l’avenir mondial de la littérature et de la littérature générale et comparée —la science d’un tel objet— pourrait être en partie débroussaillée si nous consentions à penser le mondial à partir d’un autre centre et d’un autre modèle de monde (ouvert, mouvant, hétérogène, à déterminations multiples) comme celui de l’Inde d’aujourd’hui. Sisir Kumar Das raconte qu’en cherchant à visiter la maison natale de Goethe à Francfort avec des amis allemands en 1992, le groupe d’universitaires était tombé sur une jeune allemande qui, après avoir trouvé le site sur le plan de la ville, avait demandé : « C’est qui, Goethe ? » (119). Par-delà un « nul n’est prophète en son pays » ou l’indignation entendue que pourrait susciter l’ignorance du patrimoine intellectuel dans laquelle croupiraient les jeunes générations, il est en effet opportun, comme le dit Das en rebondissant sur l’anecdote (119), de ne pas cesser de poser, au titre de la Weltliteratur, cette même question, mais depuis l’Inde, sans doute : « C’est qui, Goethe ? ».