Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Septembre 2012 (volume 13, numéro 7)
Christian Chelebourg

Les rituels littéraires

Myriam Watthee-Delmotte, Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine, Berne : Peter Lang, coll. « Comparatisme et société », 2010, 256 p., EAN 9789052016450.

1Les études théoriques sur l’imaginaire sont devenues rares, en dépit de leur intérêt pour comprendre la littérature. Il faut dire qu’il n’est pas simple de trouver des angles nouveaux pour aborder la question. C’est pourtant ce qu’a réalisé Myriam Watthee‑Delmotte, professeur à l’Université catholique de Louvain‑la‑Neuve, avec Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine, paru en 2010, et récompensé la même année par le prestigieux Prix Emmanuel Vossaert. Je prends un peu tard le clavier pour en rendre compte, mais dans ces affaires l’actualité compte moins que l’acuité. Le grand mérite de ce travail est d’embrasser la littérature de la production à la réception. Le rite y sert de principe unificateur de ces deux opérations que la critique a jusque‑là clivées en mettant l’accent tantôt sur la poétique, entendue comme analyse des processus créatifs, tantôt et bien plus souvent sur l’archétypologie et les résonnances induites à la lecture par les mythes et symboles présents dans l’œuvre. On connaissait les travaux de Léon Cellier ou de Simone Vierne sur le rite initiatique, mais c’est ici l’ensemble de la ritualité qui est prise en compte, et pas seulement dans son aspect religieux, les rites profanes de la vie collective, notamment politique, étant tout aussi efficients pour produire du sacré.

2M. Watthee-Delmotte définit le rite d’un point de vue anthropologique comme « un pari jeté, dans la négociation d’une situation problématique à l’égard d’une altérité, sur l’efficacité de la reprise d’une forme considérée comme ayant fait ses preuves dans le passé » (p. 14). Cette altérité est elle‑même comprise dans un sens très large, comme un pouvoir qui dépasse l’individu et peut être celui de Dieu aussi bien que du temps ou d’instances sociales supérieures. Partant de là, le rite se caractérise par plusieurs traits distinctifs : son caractère répétitif, sa charge symbolique et les croyances et valeurs qu’il convoque. Il vise par ailleurs un au‑delà du langage, une transcendance, une émotion. Il est toujours une recherche de puissance, nécessairement sujette à caution ; si son efficacité n’est jamais pleinement garantie, il n’en est pas moins utilisé dans le cadre d’une démarche anxiolytique, comme potentiellement capable de répondre aux inquiétudes suscitées par l’incertitude. Le pouvoir qu’on en attend est, en somme, d’abord celui qu’on lui prête. Cerné de la sorte, le rite « peut être compris comme un moyen immémorial de lutter contre l’arbitraire du signe, et par là de fournir un rempart contre le non‑sens » (p. 118). M. Watthee‑Delmotte, tirant les leçons de la mythocritique durandienne, l’aborde d’un point de vue structural en introduisant notamment la notion de ritème, plus petite unité rituellement signifiante, sur le modèle du mythème. Mais cette approche formelle sous‑tend chez elle une perspective essentiellement pragmatique, recherchant avant tout les effets de la structure sur les acteurs de la communication littéraire. Notons que la ritualité, ici, n’est pas évoquée seulement comme allusion avérée à une pratique concrète, mais aussi plus largement comme mémoire de celle‑ci, comme rémanence d’un phénomène de culture ancestral.

3La grande angoisse que la ritualité littéraire contribue à apaiser, c’est celle que suscite, chez l’écrivain, la nécessité de faire émerger sa voix singulière tout en inscrivant ses pas dans ceux de ses prédécesseurs. Le corpus de M. Watthee-Delmotte, celui de la modernité française post‑baudelairienne, donne à cette problématique une importance toute particulière, puisqu’il correspond à une période où l’originalité est érigée en valeur suprême. Le phénomène, rappelle‑t‑elle, date de la Renaissance, mais il prend à partir de la seconde moitié du xixe siècle un relief tout particulier. Être nouveau est une chose, mais encore faut‑il être reçu ; il faut que le désir d’écrire de l’auteur satisfasse le désir de lire du public. C’est à cet égard que les éléments de structuration de l’œuvre et même de l’objet‑livre agissent à la manière de rites : on est attentif à la couverture, au découpage en parties et en chapitres d’un roman, à l’incipit de tout texte, au premier comme au dernier vers d’un poème. Leur efficacité tient alors à ce qu’ils dépassent leur simple fonction de codes partagés pour toucher le lecteur sur un plan affectif. Car la lecture est affaire de sympathie et de participation, ce que la sémiotique peut approcher, à la condition toutefois de mettre l’accent sur les effets de l’écriture plutôt que sur les moyens qu’elle utilise. D’une manière générale, l’« auteur active un certain nombre d’invariants qui sont les règles du jeu (au sens de game, jeu codifié), mais il ouvre aussi un espace d’échange et de dialogue qui permet au lecteur d’entrer pleinement dans le jeu (au sens de play, jeu de rôles soumis à des interprétations variées) » (p. 71). Son autorité dépend intrinsèquement de l’habileté avec laquelle il y réussit. Quand le succès est au rendez-vous, l’échange entre auteur et lecteur « les extrait tous deux du temps dévorateur de la vie ordinaire et tente ainsi une forme de négociation à son égard » (p. 52). Il introduit du même coup le lecteur dans un espace potentiel qui l’arrache au monde réel pour favoriser, dans un second temps, l’émergence d’un point de vue plus lucide sur celui-ci, puisqu’émancipé des limites inhérentes à l’expérience personnelle. Il y a en cela une dimension initiatique : lire, c’est « apprendre à changer son regard sur son propre univers » (ibid.).

4Les rites offrent par ailleurs à l’œuvre littéraire bon nombre de motifs récurrents. Tout ce qui, dans la littérature, relève de la spiritualité, par exemple, peut renvoyer à des hypotextes rituels, religieux ou non. Ceux‑ci constituent autant de repères culturels et symboliques qui assurent la lisibilité de l’œuvre, autant de voies d’accès à sa signification profonde, autant de clés, aussi, ouvrant sur sa singularité. Ce type de littérature partage volontiers avec le rite un souci de toucher la sensibilité plus que l’intelligence, de s’offrir comme une expérience à vivre, de questionner plutôt que d’apporter des réponses. Comme le rite, écriture et lecture créent en s’exécutant des échanges interpersonnels qui relient entre eux les lecteurs à l’auteur et les lecteurs entre eux. C’est ainsi qu’elles prennent sens à l’instar du religieux, dans l’acception latine de re-ligare. En activant et en renouvelant des configurations rituelles familières au lecteur, la littérature, nous dit M. Watthee‑Delmotte, est fondamentalement « reliante ». À l’appui de sa thèse, elle analyse de façon tout à fait convaincante le rite de la confession comme modèle du genre autobiographique. Les exemples de Mauriac, Barbey d’Aurevilly et Bauchau lui permettent de montrer comment, dans des contextes différents, les écrivains mettent en intrigue une forme ritualisée d’aveu pour engendrer autant d’expressions singulières du Mal et tâcher de s’en libérer en comptant sur l’efficacité du langage, attestée par la pratique religieuse, comme d’ailleurs par la psychanalyse dans le cas de Bauchau, qui institue un véritable syncrétisme entre ces deux usages de la parole. La parenté d’origine entre prière et poésie fonde un autre exemple d’analogie fonctionnelle entre littérature et ritualité. Sur la base d’une autre méticuleuse lecture de Bauchau, M. Watthee‑Delmotte démontre qu’aborder le poème de ce point de vue permet de saisir un au‑delà du code linguistique, de s’interroger sur les croyances qu’il véhicule, sur la sensibilité qu’il éveille et la symbolique dont il se charge. Le recours à des canevas rituels, même lorsqu’il n’est qu’un jeu, même au titre de simple « bricolage », suscite en effet toujours la spiritualité. Car, comme dans le cas du mythe, dont le sens et la symbolique irradient une œuvre dès lors qu’un de ses éléments y figurent, c’est la dynamogénie du rite dans son ensemble qui se trouve mise en branle par l’une ou l’autre de ses composantes.

5Au total, quand la littérature fait appel à la ritualité — ce qui est une possibilité, non une nécessité —, elle en tire profit sur trois plans. D’abord, d’un point de vue fonctionnel, elle l’utilise pour ses vertus intégratives, parce qu’elle donne au texte une portée mémorielle, commémorative, à laquelle du même coup elle prête un devenir, articulant de la sorte le passé, le présent et l’avenir. Ensuite, dans une perspective opératoire, le rite fait émerger du sens et permet de gérer, grâce à sa valeur anxiolytique, toutes sortes de crises identitaires. Il y parvient par hétérotypie, c’est‑à‑dire en introduisant le lecteur dans un lieu différent de celui de la vie ordinaire, un lieu imaginaire propice à la remédiation et d’où il peut faire ensuite retour vers le réel, nanti de stratégies potentiellement efficaces contre ses angoisses. Enfin, dans le registre cognitif, la convocation de la ritualité nous renseigne sur son appropriation par l’auteur. Ces trois angles correspondent à trois questions — pourquoi le rite ? que fait le rite ? que révèle le rite ? — qui cernent les enjeux de la ritualité littéraire et qu’il convient de se poser pour explorer cette dimension de l’imaginaire créateur sur laquelle Myriam Watthee‑Delmotte attire notre attention. Son travail en démontre la valeur heuristique à travers une série d’études de Villiers de l’Isle-Adam, Pierre Jean Jouve, Bernanos ou encore Salvador Dalí.