Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Octobre 2011 (volume 12, numéro 8)
Nathan Bennett

La posture littéraire : un carrefour disciplinaire

Jérôme Meizoz, La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève : Slatkine, 282 p., EAN 9782051021609.

1Pour commencer, Jérôme Meizoz pose une sorte de problématique plurielle qui chapeaute a posteriori ce recueil d’articles extraits de contextes variés. Elle porte successivement sur « les cadres qui régissent l’énonciation dans la modernité », la singularisation des auteurs par leurs prises de position, l’impact de leur médiatisation sur leur écriture et leur rapport aux lecteurs, les effets des genres et des styles sur leurs postures d’écrivains et, enfin, sur l’engagement du corps physique de l’auteur dans son écriture (p. 8).

2Tous ces domaines sont ensuite recadrés par un « retour sur une recherche »1, une explication rapide de la méthode. Une étude posturale insiste sur « la capacité de l’individu à renégocier les statuts et les rôles qui lui sont assignés », à les rejouer « dans une performance globale qui a valeur de positionnement dans une sphère codée de pratiques » (pp. 8‑9). L’idée de posture d’écrivain est donc à comprendre comme une contribution à une anthropologie des styles littéraires (pp. 11‑12)2. Entre le schéma peut‑être monolithique du « champ littéraire » (Pierre Bourdieu) et les systèmes de déterminations multiples du « jeu » des écrivains (Bernard Lahire), ce concept reprend à son compte la pensée de la scène et du « masque » (p. 10). Une posture, en effet, se construit et se tient par rapport aux normes et aux attentes d’un public donné.

3En reproduisant de manière fidèle le regroupement thématique en grandes parties (« Postures », « Politiques de l’écriture », « Littérature et sciences sociales » et « Confrontations ») ce compte rendu insistera sur ce qui, dans l’ouvrage, invite au débat. À savoir l’espace polémique d’où émerge la notion de posture : la pensée de l’individu créateur, entre contraintes, adéquation à la norme et possibilités de singularisation.

Postures

4J. Meizoz, dans le premier article, étoffe la posture, évoquée dans ses précédents travaux, du « gueux philosophe », celle de Rousseau, selon trois axes majeurs : l’écrivain pauvre, malade, martyrisé. Il en relève l’intertexte religieux et philosophique : les écrivains au « corps pathétique » ont produit, au cours des siècles, différents discours prophétiques rattachables à l’archétype du « guérisseur souffrant » (pp. 20-23)3. Déterminés, donc, par la tradition, les traits posturaux cultivés par Rousseau n’en demeurent pas moins une série de partis pris ancrés dans la cohérence existentielle du philosophe, ils convergent :

Sa liberté d’écriture dépend d’une condition, l’autonomie financière », donc du travail artisanal qui occupe son temps et marque son corps ; sa maladie, quant à elle, justifie le retrait par rapport à la « sociabilité aristocratique. (p. 20)

5Ces « différences potentiellement disqualifiantes » (auxquelles le critique ajoute l’originalité de la trajectoire de Rousseau, « étranger à l’univers intellectuel français ») permettent au philosophe de construire une « scène d’énonciation de type prophétique, fondée sur un charisme personnel blessé » (p. 33). J. Meizoz met donc en pratique un de ses leitmotiv : il faut penser relationnellement la posture d’écrivain. Celle de Rousseau se comprend en référence à l’histoire du champ (traditions du corps pathétique et du guérisseur souffrant) et contre les positions et postures de ses autres occupants (Voltaire notamment).

6De l’autobiographie (avec ses variantes), pour Céline, à la fiction du Silence de la mer, en passant par les essais de Ramuz, les trois articles suivants constituent le pilier théorique de ces nouvelles réflexions sur la posture. À propos de Mort à crédit, la triade pseudonyme/biographie/posture apparaît capitale. Le narrateur n’a pas de patronyme, mais son prénom, Ferdinand, suggère un lien avec l’auteur qui signe Louis-Ferdinand Céline, et qui livre à l’envi des données autobiographiques proches de l’enfance que raconte le narrateur dans le dispositif fictionnel. Mort à crédit devient alors « l’auto‑narration non pas d’une personne (celle de Destouches) mais d’une posture ou personna (au sens de masque), celle de l’écrivain Céline » (pp. 49‑50). Le pseudonyme d’auteur, qui relève non pas des « déterminismes biographiques », mais de « l’auto-institution de l’auteur et de son discours » (p. 40), permet donc de creuser des problèmes inhérents à l’idée de posture : l’usage des données de sa biographie par un écrivain ne doit pas s’interpréter en termes d’imposture ou de mensonge, mais bien de « fabrique » de soi‑même (p. 48, notamment la note de bas de page 16). Toutefois, selon J. Meizoz, Céline fait par ailleurs montre d’une « vision adaptative, voire cynique […] dans le champ littéraire » qui le conduit, par exemple, à révéler, dans sa correspondance privée, qu’il modèle en fait son image en fonction des attentes du public (pp. 51‑52). On peut noter un décalage entre, d’une part, la simple recherche « d’adéquation au public et aux problématiques en vigueur » (p. 48), et d’autre part, la singularité auctoriale auto‑instituée, la « réponse créative aux possibles légués par le champ » (p. 54). Il y a donc toute une échelle, à construire, des techniques de positionnement selon les individus et les contextes.

7L’articulation entre les deux articles qui suivent est l’occasion de préciser l’idée de posture en introduisant les notions d’ethos et d’image d’auteur. L’ethos (pp. 86‑88) concerne l’inscripteur ou énonciateur du texte : c’est, par exemple, la distance du Ramuz essayiste, interrogatif et sceptique quant au clivage droite/gauche, ou la « réserve sereine, méfiante sans être agressive » du narrateur dans Le Silence de la mer. L’image d’auteur (pp. 88‑92) est inférée à partir de cet ethos et complétée par les informations extérieures au texte qu’un lecteur donné possède sur l’écrivain4. Ainsi, les communistes des années 1930 trouvent dans ses premiers essais un Ramuz qu’ils sentent proche de leurs aspirations tandis que les nationalistes infèrent de son œuvre un tout autre personnage, qu’ils peuvent s’approprier. Enfin, la posture relève des conduites effectives de l’auteur : c’est par exemple l’ajout volontariste par Vercors, dans l’édition définitive de sa nouvelle, d’une phrase qui ancre davantage sa position et son image en confirmant la lecture gaulliste d’une œuvre célébrant la résistance pacifique, opposée à celle des résistants communistes qui y voyaient celle d’un traître faisant le jeu de l’ennemi (p. 95). Le rapport entre posture et image d’auteur est assurément une des pistes les plus exaltantes qu’ouvre cet article ; mais seule une note de bas de page évoque vraiment « le mouvement dialectique complexe entre la posture proposée et sa réception effective » qui, d’inférences en interférences, peut faire de l’image de l’auteur un double floué de sa posture (p. 92).

8Après ces fructueuses avancées, il est par contre un peu décevant de conclure, sur le cas particulier d’Annie Ernaux, traité à la fin de cette partie, qu’elle « met en œuvre une posture ethnographique d’observatrice méticuleuse et lucide » (p. 109). La formulation de la posture se voudrait englobante, or, elle ne révèle ici qu’un seul aspect de l’identité littéraire de l’auteure et s’appuie majoritairement sur des faits discursifs (« l’ethos du témoin ») ; elle voile d’autres aspects stylistiques et posturaux (la difficulté à dire, par exemple, pourtant évoquée au cours de l’article).

Politiques de l’écriture

9Les deux articles qui forment la deuxième partie s’agencent de façon judicieuse : ils portent sur le statut « ambivalent » de l’écrit littéraire (et scolaire), d’abord chez Rousseau puis chez Vallès. Appuyé sur la notion de « littératie », définie comme l’emprise coercitive de l’écrit sur l’expression et la transmission5, J. Meizoz, dans la lignée de L’Âge du roman parlant, analyse la nostalgie de l’oralité qui parcourt l’œuvre (au sens large) de ces auteurs. Le fil rouge problématique de ces chapitres semble être ce « paradoxe pragmatique » qui fait que Rousseau, par exemple, « dénonce […] les conséquences des sciences et des arts en recourant à leurs moyens propres », qu’isolé dans ses retraites successives, il utilise « l’écriture investie comme arme et médiation, pour intervenir malgré tout, in absentia, dans le débat d’idées » (p. 139).

10Décrire son propre recours à l’écriture de manière péjorative ou la lecture comme une disposition « très (trop) tôt » ancrée en lui, « comme substitut à l’absence de la mère morte » (p. 140), ou encore évacuer la question de la réception littéraire de ses propres textes pour en faire des « “feuilles” décrites comme sans visée […] comparables aux végétaux recueillis » dans l’herbier (p. 147 : ce sont les Rêveries) sont autant de réponses posturales de Rousseau à cette situation de porte‑à‑faux par rapport à l’écrit littéraire. De même, mais chez Vallès, « pour dénoncer l’emprise du “livre” et d’une tradition écrite savante », l’écrivain doit « faire oublier » qu’il en participe et, par l’usage des « procédés d’oralisation » (récit simultané au présent, exclamations, etc.), contribuer à une « redistribution de la parole entre les puissants et […] les “sans-part” »6 (p. 176). De nombreuses étapes, occasions de divers commentaires stylistiques ou thématiques précis, pertinents et détaillés, sont nécessaires pour parvenir à la formulation de ces traits posturaux ; on citera notamment, parmi elles, l’hypothèse argumentée selon laquelle la méfiance de Rousseau quant à l’écrit se forge par son expérience de musicien, ou le lien justement établi entre oralité populaire et pensée libertaire, ou encore cette analyse du motif du vêtement (concret ou métaphorique : le style c’est l’habit de l’expression...) et de son pouvoir de violence symbolique chez Vallès, que Céline rejoint en ce point (pp. 157‑161 et p. 183).

Littérature et sciences sociales

11J. Meizoz commence par différencier sociocritique, sociologie du champ littéraire, analyse du discours et ethnocritique ; le tout en cherchant un « carrefour » où ces disciplines se rejoindraient. La sociocritique décrit « le social dans le texte », elle « a cherché dans le texte ce qui forçait à sortir du texte tout en restant dedans » (Duchet) ; tandis que la sociologie, au parti pris externe, considère les œuvres comme des ensembles de produits concrets, sociaux et non avant tout comme des formes (p. 188). L’analyse du discours s’attache « à la présence dans les textes de traces de discours tenus hors d’eux » (Amossy) en d’autres points de la société, dans d’autres champs, et s’approprie donc des outils sociologiques comme celui de « champ discursif » (Maingueneau) (p. 190). Dans une formule éclairante, J. Meizoz définit ainsi le programme de l’ethnocritique : décrire « la mise en forme des contenus refoulés de la culture dominante ». C’est-à-dire qu’elle doit identifier, dans les textes, des éléments culturels dominés et souligner le nouveau sens qu’ils reçoivent « de leur insertion dans le système de relations constitutif de l’œuvre » (Bourdieu) (p. 191). J. Meizoz illustre ensuite les croisements nécessaires entre ces méthodes par un travail sur la nouvelle de Ramuz intitulée « Rose », récit de l’insoumission d’une jeune fille à la communauté villageoise et au « cycle traditionnel » de la reproduction sociale. Elle fuit, en effet, avec un « monsieur de Paris » et le thème conformiste de « la jeune fille perdue dans la Babylone parisienne » ressurgit. Mais sa trajectoire dessine aussi un des « chemins de la liberté », révélant le tiraillement de l’auteur entre « la loyauté nationale […] et l’attrait du centre culturel francophone » (pp. 194‑195). La nouvelle est donc justiciable d’une approche portant simultanément sur les rapports de l’écrivain à la domination parisienne et au conformisme suisse (sociologie du champ et analyse du discours) et sur la révolte contre les traditions villageoises (sociocritique et ethnocritique).

12On peut lire l’article sur La Condition littéraire, de B. Lahire, dans la même perspective. Après avoir rendu compte de la thèse du « jeu » littéraire (opposée à celle du champ), J. Meizoz nuance en dernière instance :

En postulant que les « œuvres » sont déterminées par le statut matériel des écrivains sans suggérer par quelles médiations complexes, Lahire risque de retrouver la théorie du reflet, inhérente au modèle marxien.

13En conséquence, il faudrait, pour prolonger La Condition littéraire, s’interroger sur la relation « entre la “condition” matérielle des écrivains et leurs créations », relation « médiée » par des instances littéraires, comme la hiérarchie des genres (pp. 216‑217). Le dernier chapitre revient, lui, sur la préface que P. Bourdieu a rédigée pour L’Âge du roman parlant, analysée ici dans le lexique même du sociologue (« soutien » stratégique, de « parrainage » et de « transfert de capital symbolique »). Il décrit donc aussi l’émergence, au cours des années 1990, de travaux croisant littérature et sociologie, mais plutôt comme simple donnée contextuelle — et pour approfondir, le lecteur curieux devra se reporter aux chapitres précédents. Restent ce retour auto-réflexif ludique et touchant, cette mise en abyme des stratégies de positionnement et le constat consécutif, salubre : « il n’y a pas, en sciences humaines, de question neutre par décret » (p. 229).

Confrontations

14Ces « confrontations », extraites pour la plupart de contextes de parole moins spécifiques, peuvent toutes être rapprochées des thèmes développés dans les écrits critiques de J. Meizoz. Ces interventions personnelles d’un universitaire engagé dans les débats littéraires et historiographiques (voir l’annonce du plan : p. 13) réveillent les questions évoquées auparavant mais en changeant le ton — ou, si l’on veut, l’ethos ! L’article sur « L’antisémitisme de Blaise Cendrars » (pp. 233‑237) porte sur des questions que J. Meizoz a coutume de prendre en charge (analyse du discours et sociologie du champ), mais le savoir théorique est ici orienté vers la défense impliquée d’une position, contre les « biographies filiales » consensuelles, à renfort de procédés typographiques destinés à mettre en scène « une entrave à la libre recherche ». Dans les réflexions sur « Les écrivains et l’argent » (pp. 239 243) se lisent implicitement les questions de La Condition littéraire : non seulement « 92% des auteurs romands ont une seconde profession » mais encore 75% d’entre eux « se recrutent dans trois secteurs : journalistes, enseignants et cadres culturels ». Où rejaillit dans l’urgence l’interrogation de B. Lahire : « que serait une littérature produite exclusivement par des agrégés de lettres ? […] par des journalistes ? » (p. 216). Même phénomène pour l’article sur « Le franc-parler en démocratie » (pp. 251‑255) qui, infuencé par Michel Foucault, reprend et déplace le thème, plus haut soutenu par Vallès et Rancière, de la distribution de la parole. Le dernier chapitre (pp. 258‑261) commentaire du programme culturel de l’extrême droite suisse, constitue, en tant qu’engagement politique, le sommet de ces diverses opérations posturales d’implications du sujet critique : encore une fois les connaissances en histoire et en sociologie de la culture (appropriation du folklore) sont réinvestis dans l’attaque d’une position. J. Meizoz tombe le masque d’objectivité de l’universitaire pour en construire un autre ; et il faut d’abord éviter de se demander lequel des deux est le plus « authentique » pour penser ensemble les thèmes de recherche et les stratégies d’intervention publique.

15L’accès à ce nouveau recueil n’est peut-être pas facilité par l’hétérogénéité des articles qui, bien que souvent proches thématiquement, ont tous une problématique spécifique. Chacun dans leur cadre, ils sont en tout cas agréables à lire, et apparaissent pertinents. Quant à l’idée de posture, elle continue de s’élaborer ici et là (jusque dans cette amusante mise en pratique que constitue la quatrième partie), plutôt étayée par des cas particuliers que par une imposante construction théorique. Inscrites dans une logique du dévoilement, les études posturales présentées se donnent pour but d’expliquer les complexes déterminations sociales qui président aux identités affichées par les auteurs ; mais elles insistent aussi, et c’est un point fort, sur la cohérence singulière et créative de chaque personnalité littéraire.