Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
titre article
Thibaud Lanfranchi

L’historien face à la littérature

Judith Lyon-Caen & Dinah Ribard, L’Historien et la littérature, Paris : La Découverte, coll. « Repères », 2010, 128 p., EAN 9782707159014.

1Comment écririons‑nous l’histoire du Grand Siècle si nous ne disposions que d’œuvres du théâtre classique ? La question pourrait sembler spécieuse à nombre d’historiens ; moins aux antiquisants, de longue date confrontés à ce type d’interrogations puisqu’ils ne disposent souvent que d’œuvres dites « littéraires » pour des pans entiers de l’Antiquité classique. Ces « sources littéraires » ont acquis, depuis un certain nombre d’années et dans la foulée des recherches sur l’histoire du livre, une légitimité nouvelle qui n’est plus réellement contestée. Signe supplémentaire de cette consécration, la maison d’édition « La Découverte » publie, dans sa collection « Repères », une synthèse sur le sujet. L’ouvrage a été confié à deux spécialistes de ces problématiques : Judith Lyon‑Caen et Dinah Ribard1. D’emblée, deux éléments attirent l’attention par ce qu’ils reflètent des orientations du livre. Premièrement, les auteurs sont spécialistes de l’époque moderne et contemporaine, ce qui se traduit dans l’ouvrage par une portion congrue laissée aux périodes antérieures2. Ensuite, le titre a son importance. Il s’agit bien de l’historien et de la littérature, pas de l’histoire et de la littérature.

2L’introduction dresse pourtant le constat plus général d’une certaine impasse des rapports entre histoire et littérature, esquissant des horizons plus vastes. L’histoire serait le domaine par excellence du temps alors que la littérature, dans sa littérarité même, s’en échapperait radicalement. Pour les auteurs, ce constat n’est paradoxal qu’en apparence en raison d’une convergence de fond : la croyance dans la littérature comme parole adressée au monde (p. 4­5), comme mode d’accès à des configurations sociales enfouies que cette pratique particulière d’écriture cristalliserait sous une forme à nulle autre pareille (p. 104). Cette idée est le fil directeur de l’ouvrage, tant dans ses problématiques que dans les directions de recherche proposées. D’une certaine manière, la littérature aurait plus à dire sur le passé que d’autres documents à partir du moment où l’on sait la mettre en contexte et lui reconnaître ses spécificités. De la sorte, ce petit manuel se situe tout entier du côté de l’histoire, mais d’une histoire réflexive et qui cherche en permanence à voir dans la littérature plus qu’un simple réservoir de citations et de sources : un objet historique au sens fort du terme. La thématique est bien délimitée mais l’on pourra regretter l’abandon d’ambitions plus amples, pleinement consacrées aux rapports génériques entre histoire et littérature. La nature de la collection ne le permettait sans doute pas. C’est donc à un tour d’horizon complet, synthétique et problématisé, des usages historiens de la littérature que nous sommes conviés, en suivant les contraintes propres à tout manuel de ce type. L’ensemble, bien écrit, offre ainsi, après une courte introduction, trois parties émaillées, comme souvent chez « La Découverte », d’encadrés thématiques qui apportent des éclairages sur certaines notions et exemples. Notons cependant qu’ils sont d’inégales factures. En particulier, celui consacré au linguistic turn est plutôt décevant (p. 18‑19), alors que ceux sur la notion de « champ littéraire » ou sur la bibliothèque bleue sont plus réussis (p. 28‑29 et p. 75). De même, l’encadré sur Alain Corbin (p. 33) ne fait pas mention des travaux précurseurs de Carlo Ginzburg, ce qui est dommage3. Les trois grandes directions proposées à la réflexion sont les usages de la littérature par l’histoire, les problèmes de définition et de méthode et, sous la dénomination « terrains », des propositions de pistes de travail, anciennes ou nouvelles. Ce choix ne laisse pas de surprendre, en particulier celui d’avoir décidé de placer les problèmes de méthodes et de concepts — cruciaux pour la notion de littérature — non en tête mais au centre de l’ouvrage. Si la lisibilité de l’ensemble n’en souffre pas trop, cela manque de logique, comme le montre déjà le point sur les usages historiens de la littérature qui ouvre le livre.

3En effet, traditionnellement, pour les historiens, la littérature s’appréhende de trois façons : comme une source, comme un monde social et comme une pratique d’écriture. La conception de la littérature comme source est bien sûr la plus ancienne, et c’est à son propos que sont convoquées l’histoire antique et l’histoire médiévale. Ces deux périodes sont présentées comme relevant de situations épistémologiques similaires dans lesquelles les « textes littéraires » constituent les sources majeures. En revanche, à mesure que l’on se rapproche du présent, l’archive non littéraire abonde et commande des travaux différents sur le passé, qui délaissent ces fameux textes dits « littéraires ». C’est d’autant plus le cas qu’à partir du xviie siècle , les œuvres littéraires étant petit à petit canonisées, elles ne servent plus de sources. Ce sont des aspects sociologiques qui, pour l’époque moderne, sont privilégiés, à l’image de la naissance de la figure de l’écrivain4. À l’inverse, à partir de la fin du xviiie siècle, l’essor d’auteurs décrivant de façon de plus en plus précise les sociétés dont ils parlent (jusqu’à arriver au réalisme), rend à nouveau tentant l’utilisation de livres comme sources, à l’image de ceux de Balzac, Zola ou Perec. Est ainsi esquissée une petite histoire de la littérature comme source historique qui rappelle la critique classique adressée à cet usage des textes littéraires : un manque d’objectivité qui rendrait suspectes les informations fournies. En dénonçant cette critique comme simpliste, l’approche privilégiée par les auteurs devient perceptible. Oui, la littérature n’est pas forcément objective puisqu’elle est constituée de représentations et de points de vue. Toutefois, si l’on se place sur ce plan des représentations, ce manque d’objectivité peut devenir source en lui‑même, précisément si l’on comprend que l’objet littéraire actualise un mode de pensée lié à une époque déterminée et le rend axiomatisable. L’exemple de Balzac et des représentations sociales de la bourgeoisie parisienne illustre à merveille ce phénomène (p. 20). Le cœur de la démarche adoptée réside ainsi dans ce choix délibéré d’accepter le fait littéraire pour ce qu’il est mais de faire le pari — tout à fait valable selon nous — que, par sa nature même, ce fait littéraire peut nous apprendre beaucoup. En revanche, le plan choisi révèle ici ses défauts car le problème de la nature littéraire de ces textes n’est posé que dans la deuxième partie, dont le premier axe concerne le concept de littérature.

4Ce concept est d’abord pris dans le sens de production réflexive à visée esthétique et désintéressée (p. 36). L’idée est séduisante car, avec cette distinction essentielle, est bien soulignée la différence entre les œuvres conçues comme littéraire et les œuvres reçues comme littéraires (p. 37). Cette notion de « textes littéraires » soulève donc un problème de catégorisation et de taxinomie trop peu abordé, ou alors simplement au travers de la division entre fiction et non‑fiction (p. 38). Or, cette distinction est loin d’être satisfaisante car elle conduit à regrouper des textes très divers, surtout pour la deuxième catégorie, bien trop vague pour être opératoire. Si cette dichotomie a son intérêt dans le cadre d’une réflexion sur les limites de la fiction, elle apporte fort peu dès lors qu’il s’agit de saisir la catégorie non‑fiction. Or, pour prendre le cas de l’histoire ancienne, mettre sous cette même rubrique un discours de Cicéron, un texte de Thucydide ou Les Travaux et les jours d’Hésiode pose de sérieux problèmes. Il y a un vrai souci à réunir sous une même bannière des ensembles de textes si disparates ce que les auteurs, dans leurs autres travaux, ont déjà bien montré. L’absence de discussion approfondie sur ce point est d’autant plus surprenante qu’est bien évoqué, en introduction, le pouvoir de naturalisation de la littérature. Mais englober ainsi tous ces textes finit de la même façon par naturaliser cette notion elle‑même. Certes, l’interrogation majeure pour l’historien reste de savoir ce qu’il est possible de dire du réel à partir de ces sources et les auteurs ont raison de mettre l’accent sur ce point. Toutefois, ce défi passe par un travail théorique sur la notion, qui varie forcément en fonction des époques puisque le concept de littérature telle que nous l’entendons est, en fait, plutôt récent. Même la mention de « sources textuelles » (p. 21) n’est pas réellement discutée et c’est dommage. Ainsi, J. Lyon‑Caen et D. Ribard attirent l’attention sur ces problèmes de vocabulaire (notamment entre l’écrit, le texte et le livre) mais s’arrêtent en chemin, sans doute d’abord en raison de leurs domaines de spécialité. Toutes deux travaillent sur les époques de naissance et d’affirmation du concept de littérature tel que nous l’entendons aujourd’hui. Mais qu’en est‑il de sa validité au haut Moyen Âge par exemple ? En revanche, le rappel de l’importance de l’histoire de l’édition dans la naissance de l’idée de littérature est réussi et montre avec justesse combien l’historicité de cette notion est intimement liée à celle de l’objet livre. L’hégémonie de ce dernier étant aujourd’hui sérieusement remise en question par les nouvelles technologies et internet, les auteurs soulignent aussi que l’idée de littérature peut à nouveau se trouver modifiée par l’ébranlement de la triade auteur/œuvre/livre.

5La littérature n’est pas seulement une source, elle est aussi, pour les historiens, un objet social. Comme le rappellent les auteurs, l’histoire littéraire n’est jamais, au départ, qu’une forme d’histoire des idées. Ces deux manières d’écrire l’histoire se sont par la suite séparées (p. 23), mais les propositions d’un Gustave Lanson — défendues par Lucien Fèbvre — montrent que l’approche de l’histoire humaine par la littérature peut dépasser le cadre limité d’une simple histoire intellectuelle. Ces idées eurent une vraie postérité, trouvant leur traduction concrète dans un certain nombre d’ouvrages proprement historiques et sociologiques. Les auteurs pensent évidemment ici aux travaux élaborés autour de Pierre Bourdieu et Alain Viala qui étudient le champ social du littéraire. Il existe donc bien une vision de la littérature comme porte d’entrée dans la vie sociale d’une époque, vision qui découle naturellement du constat de son insuffisance comme source purement objective de faits neutres. Des chercheurs venus du domaine littéraire se sont d’ailleurs eux aussi attachés à cette dimension, comme en témoignent les travaux de Lucien Goldmann. S’ouvre alors, pour l’historien, toute la problématique de l’analyse des basculements culturels et sociaux lus au travers des sources littéraires (p. 27‑29). Là aussi, le rapprochement avec des soucis d’ordre théorique aurait dû être fait plus tôt car c’est tout le problème du contexte qui est ici posé.

6Cette nécessaire contextualisation constitue d’ailleurs le troisième problème de méthode abordé dans la deuxième partie. Se dévoile ici le nécessaire contrepoint du pari fait sur la littérature comme voie d’accès au passé. Ce pari n’est tenable qu’accompagné d’un travail réflexif et historique sur le texte littéraire qui passe essentiellement par une étude contextuelle d’une grande précision. Pour simplifier, deux principaux types de contexte sont présentés : le contexte littéraire proprement dit et le contexte historique. C’est en usant des deux que l’historien peut réellement exploiter le matériau littéraire et les analyses proposées s’appuient fortement sur les travaux de M. de Certeau. Ce dernier avait en effet insisté sur l’art délicat de la mise en contexte « qui vise à construire l’objet de l’interrogation historienne en partant du fait que le passé n’existe pas de la même manière que les réalités présentes, et n’est donc pas saisissable comme elles » (p. 59). La précision méthodologique dont les auteurs font ici preuve est nécessaire et se retrouve tout au long du livre. Soulignons cependant une fois encore qu’elle doit aussi passer par un travail définitionnel diachronique et thématique.

7Enfin, l’histoire s’intéresse à la littérature comme pratique d’écriture tout en étant, elle aussi, une pratique d’écriture. La littérature offre donc un objet d’analyse de l’écrit en même temps qu’un modèle, ce qui est particulièrement visible chez les historiens romantiques, à l’image d’un Augustin Thierry. L’influence qu’eut sur lui Chateaubriand est connue et il en découla de sa part des choix méthodologiques que plus aucun historien actuel n’accepterait5. Les travaux d’Hayden White jouèrent un grand rôle dans cette (re)découverte de la dimension narrative de l’histoire, même si ces thèses ont pu connaître une forme de dévoiement lorsqu’elles en vinrent à soutenir que l’histoire ne produit qu’une nouvelle forme de fiction (p. 31‑32). C’est avec le négationnisme que ce débat théorique trouva sa pleine expression et les auteurs se démarquent ici de ces interprétations les plus contestables en rendant à l’histoire ses méthodes critiques. Il aurait alors été intéressant de prolonger la démarche en se demandant si ces livres d’histoire peuvent eux‑mêmes constituer une source nouvelle et dans quelle mesure il s’agit d’une source « littéraire ». La comparaison avec l’Antiquité et le Moyen Âge serait une fois de plus intéressante car les grandes chroniques ou les historiens antiques sont devenus des sources à part entière. Tite‑Live par exemple, vivant à l’époque d’Auguste, écrivit une histoire de Rome des origines à son temps. Or, il nous renseigne bien sûr sur les périodes archaïques dont il écrit l’histoire mais aussi sur celle d’Auguste. De façon significative, ses récits concernant les périodes les plus anciennes de l’histoire romaine ont parfois été lus comme contenant plus d’enseignements pour la fin de la République que pour les périodes décrites6. Ce statut ambigu de l’écrit historique mérite des analyses approfondies et, de ce point de vue, la littérature peut apporter des outils car elle permet de déplier les différents niveaux textuels en jeu. Cela dépasse la problématique choisie par l’ouvrage mais c’est un choix que l’on peut regretter car il y aurait eu des pistes intéressantes à explorer qui renvoient au problème du témoignage, qu’il soit littéraire ou historique.

8Ce rapport de la littérature au témoignage est le deuxième axe abordé dans la partie théorique de l’ouvrage. Cette littérature de témoignage est une réalité sur laquelle les historiens posent des regards embarrassés car, d’une certaine façon implicite dans le texte (p. 46), la littérature de témoignage cristallise les ambivalences des historiens vis‑à‑vis de la littérature en général. Le cas de la grande guerre est emblématique de ce rapport au témoignage car le premier conflit mondial a suscité une abondante production littéraire, analysée en premier lieu par Jean Norton‑Cru7. La difficulté soulevée par le travail historique sur ces textes est qu’il cherche trop souvent à éliminer la dimension littéraire du témoignage alors même qu’elle est partie intégrante du texte et qu’elle en fait l’épaisseur problématique. Le témoignage est donc surtout vu comme une voie d’accès à d’autres données, réputées plus fiables, nous faisant retomber sur le rapport premier de l’historien à la littérature : un réservoir de sources. Cette approche est réductrice car, même si l’on s’en défie, le témoignage demeure, pour certaines époques, un élément incontournable par la sensibilité qui s’en dégage, chose particulièrement visible dans la littérature sur l’horreur (le goulag ou les camps d’extermination). J. Lyon‑Caen et D. Ribard montrent d’ailleurs que les réflexions de Varlam Chalamov sont fascinantes parce qu’elles montrent combien cette écriture de l’horreur est un fait historique et social en soi (p. 49). C’est tout à fait exact et ces efforts constants d’attention aux multiples aspects des textes sont un des atouts de ce livre. Pour autant, ces témoignages recouvrent des écrits d’espèces diverses (p. 50) qu’il importe alors de définir et de mettre en contexte. Car témoigner relève d’une pratique sociale qu’il convient d’analyser en entier et qui n’est pas un donné. Cela seul peut conduire à dépasser ce débat qui n’a pas de sens entre bons et mauvais témoins. À nouveau c’est la mise en contexte qui s’impose. On le voit, les deux premières parties de ce livre sont riches de questionnements entrecroisés et, de ce point de vue, le plan choisi n’est pas toujours le mieux adapté selon nous.

9La dernière partie se veut plus pratique mais n’en est pas moins intéressante en dépit d’un défaut mineur : à vouloir embrasser des champs historiques et analytiques très variés, l’unité du tableau perd en netteté. En revanche, les pistes proposées sont tout à fait pertinentes et stimulantes, à commencer par la question de la réception et des pratiques de lectures. C’est le point le plus ancien et le plus travaillé par l’historiographie. L’intérêt pour la réception de la littérature remonte en effet à l’attention pour les effets jugés néfastes des « mauvais livres », notamment par l’église puis par le corps médical. C’est ensuite bien évidemment la crainte du pouvoir des mots qui poussa à la censure. En retour, cela éveilla l’intérêt des historiens pour les regards portés sur la littérature et ses effets réels. Une analyse savante de la réception s’est construite à l’écart de ces jugements de valeur dans la continuité de l’école de Constance qui proposait de s’intéresser à la fois à l’effet produit par l’œuvre (à ce dont elle est porteuse) et à l’impact du destinataire lui‑même sur la réception (le fameux horizon d’attente et l’espace social du destinataire). L’idée majeure est que l’actualisation de l’œuvre se réalise au travers de sa réception. Tout le travail tenté par H. R. Jauss cherche à rendre compte de l’effet produit par l’art sur son destinataire, en mobilisant ce qu’il appelle une « esthétique de la réception8 ». Il existerait ainsi un « horizon d’attente » du destinataire, que le contexte social, politique, historique et littéraire permettrait de déterminer. C’est en cela que ces théories intéressent les historiens — particulièrement les auteurs du présent manuel — car la réception se modifie au cours du temps. Ces théories ouvraient non seulement la voie à des recherches classiques d’histoire intellectuelle et d’histoire des idées, mais aussi à une attention nouvelle pour la lecture des textes. Toute une histoire de la lecture et des pratiques de lecture s’est développée, dans le sillage de Roger Chartier (p. 67) en déconstruisant deux a priori : le rôle second du lecteur dans l’élaboration du sens ; le texte conçu comme une réalité abstraite ne dépendant pas de sa forme matérielle. L’intérêt pour la matérialité des textes et son impact sur leur contenu se développa aussi (p. 70‑75). Alphabétisation, compétence de lecture, gestes et lieux de lecture, circulation des livres, histoire des bibliothèques, usages socialement différenciés de la lecture sont autant de voies d’accès à la réalité sociale de la littérature. Le locus classicus de ce type de travaux reste, en français, l’ouvrage de R. Chartier sur les origines culturelles de la Révolution française9.

10Dans un second temps sont présentées des thématiques concernant la vie sociale de la littérature. L’idée, servie par les travaux personnels des auteurs, consiste à prendre la littérature comme un phénomène historique replacé au sein d’autres phénomènes sociaux et politiques. Plusieurs axes de recherche sont possibles tel l’histoire de l’investissement social dans la littérature, ou, pour le dire autrement, des usages de la littérature en se demandant comment elle agit sur des parcours sociaux : « prendre en charge la socialisation et la dissémination de pratiques d’écriture ayant à voir avec la littérature » (p. 77). Cela débouche sur un autre axe qui serait celui de l’histoire de l’aspiration à la littérature et de l’histoire de tous les acteurs qui gravitent autour du phénomène social qu’est devenu progressivement la littérature en élargissant ce domaine. Il y a là des pistes assez neuves.

11Dans un troisième temps, ce sont les rapports entre littérature et politique qui sont abordés. On retrouve là un domaine de recherche plus ancien — avec les mémoires — et qui recouvre plusieurs aspects. Le plus connu est celui de l’étude de l’écrivain engagé qui pose le problème des rapports littérature/politique et de la politique vue principalement comme une affaire d’opinions et de prises de position. Mais on peut aussi estimer que le fait d’opter pour un type d’écrit particulier peut avoir une portée politique, comme l’ont montré les travaux de Jacques Rancière10. Une politique propre à la littérature doit être explorée suivant des pistes présentées de façon très convaincante. L’écriture peut en effet être une action politique en elle‑même et pas simplement un choix en faveur de telle ou telle politique (p. 89). Le fait même d’opter pour la littérature constitue parfois un acte politique. C’est donc le lien entre économie/autonomie de la littérature et politique qui doit aussi être interrogé car la notion de littérature est politique en ce sens qu’elle réserve la politique aux gouvernants (pensons aux règlements des académies qui interdisaient de parler politique). Finalement, c’est l’interrogation de R. Chartier qui ressurgit ici : les livres font­ils les révolutions (p. 91) ?

12Le dernier axe pose le problème des rapports entre littérature et savoirs. Ce rapport des textes littéraires avec les écritures discursives ramène aux conceptions d’une époque et au problème des frontières de la littérature. C’est là un domaine encore neuf et seules quelques pistes sont proposées. Tout d’abord les rapports entre littérature et philosophie aux xviie et xviiie siècles, période où les passerelles entre ces deux disciplines furent fortes, suivant des mécanismes que l’on retrouverait au moment du floruit existentialiste. Puis les rapports entre littérature et médecine (p. 95). La dernière piste est des plus prometteuse : la place importante de la littérature dans la préhistoire des sciences sociales. Effectivement, la mise en texte du social a été fortement marquée par la littérature avant que la professionnalisation des sciences sociales n’entraîne un refus marqué de la littérature (p. 97‑98). Ce dernier aspect aurait sans doute mérité quelques prolongements car il rejoint ce que nous avons dit plus haut de l’histoire comme pratique d’écriture avec l’exemple d’Augustin Thierry. De façon surprenante, les travaux de Vincent Debaene sont peu évoqués, mais il est vrai que son livre le plus récent, qui propose des réflexions connexes, n’était pas encore paru au moment de la sortie de ce manuel11. Le rapprochement est nécessaire car, si l’ethnologie en tant que discipline universitaire a connu cette tension entre discursivité scientifique et vulgarisation littéraire, il en va de même pour l’histoire. Cela mérite des recherches approfondies appelées de leurs vœux par ce livre.

13Nous conclurons en disant que l’ouvrage de Judith Lyon‑Caen et Dinah Ribard est à la fois stimulant et frustrant. Stimulant car les réflexions et les pistes proposées sont séduisantes, le plus souvent bien exposées et offrent un bon panorama des enjeux intellectuels du rapport histoire/littérature. C’est, après tout, l’objectif premier de ce type de manuel. On pourra cependant regretter que certains problèmes de fond soient trop rapidement évacués, ce qui nuit à l’ambition théorique du propos.