Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Mai 2011 (volume 12, numéro 5)
Clarisse Barthélemy

& tout le reste est littérature : archéologie d’un signe & d’une notion

Philippe Caron, Des « Belles‑Lettres » à la « Littérature ». Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680‑1760), Louvain : Peeters, coll. « Bibliothèque de l’information grammaticale », 1992, 430 p., EAN 9789068314335.

1D’où vient la notion contemporaine de littérature ? Philippe Caron répond à cette question à travers la remarquable enquête lexicologique sur l’histoire du mot « littérature » qu’il mène dans sa thèse Des « Belles Lettres » à la « littérature ». Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680‑1760), parue en 1992. Il remonte aux origines linguistiques et sémantiques de la notion moderne de littérature, observe la redistribution et la spécialisation d’un vocabulaire qui s’émancipe du champ de la connaissance, et ses emplois concurrents suivant les transformations de la société et des institutions. La littérature, dont Philippe Caron conclut à la double nature de « compétence » et de « corpus », ayant hérité de la composante axiologique de la lexie « belles lettres » progressivement standardisée, ne cesse après le xviie siècle de se penser et de se renouveler selon cette perspective esthétique, en se retranchant dans une autonomie de plus en plus métalinguistique, à l’intérieur d’une sphère de plus en plus artistique. L’enjeu est double : il s’agit non seulement de suivre la construction d’un objet intellectuel et culturel, mais aussi de comprendre le rapport scientifique que l’on entretient aujourd’hui avec lui.

2Cette étude livre ainsi à la notion contemporaine de littérature un fondement sémantique, et à sa dimension esthétique, que le xixe siècle achève de rendre centrale, les bases d’une compréhension mieux définie. Si le passage de la « perfection chrétienne » à la « beauté profane », tel que le décrit et l’explique cette étude, permet aujourd’hui à la recherche en littérature d’entretenir des liens féconds avec la création littéraire, et d’en pérenniser la légitimité tant culturelle qu’intellectuelle, l’enjeu historique d’une telle enquête peut se mesurer à la place actuelle de la littérature dans le partage disciplinaire du savoir scientifique et au sein même des « sciences humaines ».

3La richesse et la lisibilité de cette enquête tiennent en grande partie à sa méthode. Elle s’appuie sur la lecture et l’observation d’un corpus extrêmement vaste de textes lexicographiques, descriptifs et institutionnels des xviie et xviiie siècles. L’investigation du champ du savoir permet d’aborder le mot « littérature » du point de vue de l’usage spontané, puis de plus en plus spéculatif et réflexif, qu’en faisaient les élites instruites ; c’est ainsi à partir de la diversité du vocabulaire du savoir et en même temps d’un certain flou référentiel, et conjointement à partir des changements de mœurs et d’usages, que l’étude dégage la spécificité de ce mot : l’enquête lexicologique s’oriente ainsi vers une étude de l’évolution des mentalités et des comportements sociaux. L’enquête est menée, dans le cadre chronologique plus ou moins strict qu’indique le titre de l’ouvrage (1680‑1760), à la fois en synchronie et en diachronie. Elle met au jour, à partir d’une nébuleuse sémantique, les répartitions du savoir, selon un ordre lexical et social, et la vulgarisation (ou la spécification) des termes étudiés. Dans une dichotomie entre science et littérature qui clôt l’horizon heuristique de l’étude, et dont on ne saurait sous‑estimer la puissante actualité, l’enquête marque l’actualisation de la notion de littérature sous ce signe unique, et l’aboutissement d’une construction conceptuelle dont la modernité a hérité.

4La méthodologie de cette enquête se trouve donc à la croisée de l’étude linguistique et de l’étude sociologique. Les deux points de vue sont absolument complémentaires, et l’enquête ne se satisfait ni d’une typologie commentée de termes apparentés, ni d’une description des signes et de leurs significations, ni, enfin, d’une approche sociologique qui s’en tiendrait à l’économie interne des œuvres : elle s’attache à l’attitude réflexive qu’entretiennent à l’égard du beau langage les milieux proches de la Cour et du pouvoir royal qui s’émancipent du milieu érudit, définissant une certaine idée des lettres qui reflète un idéal social. Est ainsi mise au jour la concurrence entre deux milieux sociaux et deux rapports différents à la notion de « belles lettres » : encore érudit, moral et religieux d’un côté, social et hédoniste de l’autre.

5L’étude de l’évolution du mot « littérature », parallèlement à celle de la lexie « belles lettres » et de leurs synonymes, relie les différents champs contextuels à l’évolution de la société elle‑même, et des cadres dans lesquels cet usage a cours, puis se transforme ou entre en désuétude. Ce parti pris méthodologique permet de diversifier les champs d’investigation de l’enquête, qui s’enrichit donc de différents points de vue heuristiques. Les conclusions auxquelles elle mène, riches d’enseignements sur la place de la littérature dans la société instruite du milieu du xviie siècle au deuxième tiers du xviiie siècle, donnent aussi les clefs d’une compréhension de la situation de la « littérature » aujourd’hui, comme activité intellectuelle, objet culturel et discipline scientifique.

6Cette étude sémantique d’un terme originellement consacré à l’étude et au savoir vient nourrir une histoire de l’idée de littérature en en proposant une archéologie intellectuelle et sociale : elle montre que la littérature est le fruit d’une émancipation des « belles lettres » de l’univers scolaire et du champ de la connaissance, et de la spécialisation des sciences fortes de la légitimité qu’elles tirent de leur précision et de leur exactitude. La datation de l’emploi des mots et du glissement progressif vers la « littérature » est tout à fait éclairante quant à la progressive désaffection de l’emploi érudit dont les Belles Lettres faisaient l’objet au début du xviie siècle. La date de 1660 fixe la lexicalisation du syntagme d’origine « belles lettres », 1680 est la date à partir de laquelle le mot « littérature » se spécialise dans le sens de « compétence » — ou connaissance des Belles Lettres. Au‑delà et jusqu’en 1760, l’évolution des mots « lettres » et « sciences » achève de fixer la spécificité et l’autonomie de la « littérature », comme compétence et corpus de beaux textes. La clef de cette enquête est ainsi un double changement de point de vue sur les Belles Lettres : d’une part l’accent mis par la société de la Cour et des Salons sur la partie axiologique de la lexie, suivant une mentalité dominante qui diffuse un idéal de médiocrité plaisante, et privilégie un rapport hédoniste, plutôt que savant, à la culture ; d’autre part un mouvement réflexif progressif, qui les fait passer d’un régime originellement rhétorique à un régime historique. Ph. Caron en vient au terme de l’ouvrage à fixer la Révolution française comme la « frontière chronologique entre l’ère des Belles‑Lettres et l’ère de la Littérature », portant un « nouveau regard, moins rhétorique, plus historicisant et spéculatif sur le patrimoine culturel de l’Antiquité et des nations cultivées de l’Europe moderne. » (p. 271) C’est rappeler qu’une idée de la littérature ne peut naître que d’une certaine idée du langage, d’une certaine réflexion sur le langage, non pas tant comme système signifiant que comme matériau vivant, relation dont témoigne l’histoire de l’idée de littérature au xxe siècle, de Mallarmé à Valéry, et de Paulhan à Sartre.

7Est‑ce à dire que le jugement l’emporte progressivement sur l’exercice, le goût sur la connaissance, le plaisir sur le savoir ? Du moins peut‑on remarquer que l’évolution du signe « littérature » rejoint une évolution critique, allant dans le sens d’une défiance à l’égard d’un cadre rhétorique trop contraignant, ou d’un langage que l’on croit tel, et d’une revendication artistique nouvelle et libre. On retrouve ainsi dans la frontière de la Révolution française choisie par le sémanticien la même limite que Jean Paulhan marquait dans l’histoire de l’idée de littérature : la « Terreur » n’est pas seulement la reprise métaphorique d’une notion politique et idéologique ; elle désigne concrètement le basculement de la littérature du régime rhétorique au régime réflexif et « misologue », selon le terme repris au Platon du Phédon et qu’il emploie dans Les Fleurs de Tarbes : une misologie qui est la source fatale d’un appauvrissement critique pour Paulhan, et qu’il date des premiers balbutiements du romantisme. Le xixe siècle verra ses « littérateurs » développer une approche de plus en plus réflexive à l’égard de la littérature, de plus en plus envisagée comme création originale et individuelle, par des êtres d’exception formant une nouvelle élite, « l’élite artiste1 », marginale de celle qui côtoie les sphères du pouvoir et du succès social, fermée sur elle‑même, autour d’un idéal non plus seulement linguistique et culturel, mais artistique, et où la constitution d’un champ littéraire moderne suit de nouvelles « règles de l’art », pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu.

8Précisément la frontière marquée par Ph. Caron recouvre la limite idéologique entre classicisme et romantisme ; mais elle rappelle également le rôle que les Lumières ont joué dans l’actualisation de la littérature comme champ spécifique du savoir et de la culture, permettant ainsi de sortir d’une vision polarisée de l’histoire de la littérature, trop rapidement calquée sur un strict rapport esthétique à la question des formes. L’émergence de la littérature des sphères du savoir profane fait apparaître de surcroît son origine scolaire et épistémologique, rappelant dans les traces de son histoire sa dimension intellectuelle et scientifique. Enfin le signe de « littérature » ne résulte pas uniquement de l’importance accordée à la qualité d’une élocution : c’est aussi la manière de considérer l’objet, qui l’intègre de plus en plus à un mode de sociabilité, qui le détache des disciplines auxquelles le signe « lettres » pouvait renvoyer en hyperonymie, et partant le vulgarise.

9Cette histoire d’un mot ouvre ainsi sur une pluralité de questionnements. L’histoire de la lexie « belles lettres » est inséparable d’une histoire des mentalités, et conjointement d’une histoire de la configuration des savoirs et des institutions, des arts, des lettres et des sciences, de la sociabilité et de l’idéologie des élites. L’étude de cette construction conceptuelle a donc tout à voir avec une histoire tant intellectuelle que culturelle, avec une histoire des idées dont les mots dans leur évolution et dans leur contexte mouvant sont le champ d’investigation. Comme Ph. Caron le dit lui‑même, en détournant la formule de la psychanalyse lacanienne, « nous sommes parlés par le lexique de notre langue » (p. 256). De même que la langue est considérée comme le dépôt de notre activité inconsciente, cette étude propose de voir dans le lexique le dépôt de l’histoire de la langue, et dans le lexique spécialisé des savoirs profanes celui de l’histoire de la notion de littérature.

10L’application de cette méthode et l’approche historique de la notion de littérature offrent, à ceux qui étudient la littérature, les bases d’une réflexion théorique fondamentale, et cette étude montre incidemment l’importance et la légitimité de la démarche historique en littérature. L’approche de la notion de littérature par la lexicologie historique, loin de réduire la réflexion théorique à la technicité d’une discipline spécifique, permet au contraire de prolonger les réflexions historiques, sociologiques ou poéticiennes2 sur les origines de la notion de littérature en se penchant sur la racine même de la notion, son signe, et son évolution au gré des usages dominants. Elle permet de revenir à la notion de littérature comme ce qui fonde à la fois la constitution d’un corpus d’œuvres, et une approche spéculative de ce corpus.

11Une telle démarche permet de considérer la littérature non pas comme une grammaire textuelle, ni seulement comme un ensemble constitué par les œuvres, ni encore comme le produit d’une réflexion critique, mais comme la construction sociale, mentale, et idéologique d’une notion culturelle, à partir de laquelle se constitue un corpus. La restriction moderne de cette notion à l’idée d’esthétique peut être ainsi comprise dans toute son historicité et retrouver son origine dans le poids accordé à ce mot. Les points de vue sur la langue et son vocabulaire sont divers, mais l’on peut remarquer que celui qui l’emporte est non pas le plus savant, mais le plus puissant socialement. L’actualisation du signe de « littérature » au xviiie siècle va de pair avec une emprise de la vie sociale et intellectuelle très vivace sur cette notion. Le point de vue historicisant auquel conclut Ph. Caron fait de la littérature un objet de savoir et de plaisir accessible, renouvelable, transmissible. La sacralisation conjointe de l’art et de la littérature dans les décennies suivant la Révolution française restreindra davantage encore la sphère littéraire, accentuera la dichotomie avec la science.

12Il s’agit également de souligner le rapport étroit qui lie entre eux la méthode de cette investigation, son objet, la notion de littérature, et un questionnement sur le partage des disciplines. La spécialisation linguistique apporte des moyens de comprendre un objet ayant lui‑même des contours flous, et ne trouvant souvent de définition satisfaisante qu’à partir de son seul corpus. Cela montre aussi que les disciplines internes à la recherche en littérature ne sont pas exclusives les unes des autres, et que l’enquête lexicologique, en diachronie et en synchronie, a beaucoup à dire sur la construction conceptuelle complexe qu’est l’idée de littérature, au‑delà des acceptions esthétiques de cette notion, et des partis pris qui en découlent dans une axiologie des œuvres et des regroupements d’œuvres. L’investigation linguistique, sémantique, sociologique et historique de Philippe Caron fait apparaître la littérature et son idée comme un objet de recherche vaste et complexe.

13Si la notion moderne de littérature est le fruit d’une émancipation du régime de la rhétorique et du milieu du savoir, en faveur d’une orientation essentiellement esthétique, on ne saurait en rester à une minimisation de son utilité intellectuelle au profit d’une légitimité strictement culturelle. La littérature est le plus communément comprise dans son acception contemporaine comme activité de création, moins comme compétence et relation réflexive aux œuvres. Est‑ce pour autant le signe de sa mise à l’écart des disciplines du savoir ? Verlaine jouait, dans la célèbre clausule de l’« Art poétique », sur un mot passé en cliché. On peut voir dans cette dérivation de l’emploi du mot une dévalorisation et un amenuisement progressifs de la notion de littérature. Mais Valery Larbaud, déplorant la perte du « vrai sens du mot littérature, et le concept même de littérature, produit, signe et instrument de la civilisation3 », invitait à saisir l’ironie du choix du mot « littérature » comme titre et programme de la première revue surréaliste : la « grande » littérature est toujours affaire de réflexion et de compétence. Mais elle est aussi le produit d’une certaine idée de la langue et des mots, faisant apparaître encore une fois, s’il en était besoin, le lien entre idée de la langue et idée de la littérature. 

14Enfin on notera que la dichotomie entre « science » et « littérature » à laquelle Ph. Caron parvient au terme de son enquête n’a pas fini de s’étendre, en une ramification due non seulement au partage des disciplines, mais surtout à leur cloisonnement, et de reléguer encore davantage la littérature dans un espace dont la définition et la légitimité paraissent réduites. Mais si la littérature est encore une « compétence », cette enquête s’adresse à ceux qui se consacrent à la recherche en littérature, discipline à l’assiette instable dans l’enceinte scientifique de la recherche actuelle. Pourtant cette discipline en mal d’espace, en mal de champ, mais aussi en mal de légitimité n’est‑elle pas la littérature même, cette « compétence » qui, à côté du corpus des œuvres étudiées, définit ses frontières, sa fonction et sa valeur ? Cette enquête sur la littérature nous renvoie à nos interrogations sur un partage disciplinaire qui ne sacrifie pas tant son objet qu’il n’en modifie les contours et la compréhension. Elle nous enseigne du moins que la réflexion sur l’idée de littérature ne saurait se passer d’une réflexion sur la langue et sur les mots, et que la littérature est le fonds de notre culture, « puissance civilisatrice accumulée, condensée, d’une durée et d’une longueur d’onde incalculables4. »