Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2023
Janvier 2023 (volume 24, numéro 1)
titre article
Laurent Turcot

Civilité, politesse & galanterie au xviiie siècle

Christophe Losfeld, Politesse, morale et construction sociale. Pour une histoire des traités de comportements (1670‑1788), Paris : Honoré Champion, coll. « Les dix-huit siècles », 2011, 488 p., EAN 9782745319869.

1Source de première importance en études littéraire, en histoire culturelle, sociale et politique, les traités de civilité et leurs nombreuses déclinaisons apparaissent aujourd’hui comme des documents longuement étudiés et souvent cités. Dernière grande tendance, la réédition de textes, par exemple le Nouveau traité de la civilité d’Antoine de Courtin, les Règles de la bienséance et de la civilité  chrétienne de De la Salle, La Civilité puérile d’Érasme ou encore L’Honnête fille de François de Grenaille1. L’intérêt pour ce parangon de la littérature normative touche autant un public universitaire qu’une large frange de la population. D’ailleurs, les notions de politesse, de civilité et de savoir‑vivre sont peu à peu remises au goût du jour, cela, affirme‑t‑on, afin d’imposer une décence et un respect nécessaire entre les individus, notamment dans le milieu scolaire. Il n’est donc pas hors de propos de réfléchir sur l’archéologie normative de ce qu’on tente de réactiver dans la société contemporaine.

2La plongée de Norbert Élias dans les traités de civilité, mais surtout la publication de son ouvrage La Civilisation des mœurs a été déterminante pour l’analyse historique des constructions sociales. Élias, rappelons‑le, avance l’idée selon laquelle on assiste à la conquête du monopole de la violence par l’État, notamment par la répression et le contrôle des passions humaines. Dans la foulée de son œuvre, on a vu surgir une vaste littérature scientifique œuvrant dans les domaines de la définition des normes sociales. Qu’il s’agisse de l’invention de l’homme moderne ou encore de l’émergence de la pudeur, le langage corporel fait peu à peu l’objet d’une attention croissante de la part des autorités, mais aussi, et c’est un élément déterminant chez Élias, d’un processus d’autocontrainte. Plutôt que d’avoir à imposer et contrôler les normes que l’on tâche d’imposer, celles‑ci commencent à s’intégrer à la structure sociale et sont ainsi considérées comme des invariants de la nature humaine. Et pourtant, ce processus, qu’il soit de civilisation, de violence maîtrisée ou de distinction, demeure une construction historique que l’historien doit recontextualiser.

3En France, depuis une vingtaine d’années, de Pierre Bourdieu, en passant par Daniel Roche, Roger Chartier, Robert Muchembled, Jacques Revel, Emmanuel Bury et Alain Montandon, la civilité apparaît au cœur des intérêts de recherche. Les tendances récentes de l’histoire des sensibilités, de l’histoire des émotions ou des passions permettent des relectures nécessaires de ces sources qui renferment plus que des simples prescriptions sociales. Chr. Losfeld entend proposer avec son Politesse, morale et construction sociale. Pour une histoire des traités de comportements (1670‑1788), une œuvre avec une double fonction. Comme le rappelle Alain Montandon dans la préface, Chr. Losfeld synthétise les différentes avancées tout en analysant les relations difficiles entre la politesse et la religion. Une question s’impose alors, comment différencier politesse, civilité et galanterie, que l’on confond à loisir ? Si la civilité s’adresse à tous et permet d’assigner à chacun une place dans la hiérarchie existante, la politesse est le « caractère distinctif par excellence de la noblesse (p. 18) », alors que la galanterie serait « le summum de la distinction au sein d’une sociabilité aristocratique (p. 45) ». Il s’agit, pour Chr. Losfled, de déterminer, et c’est là l’enjeu principal du livre, les liens qui existent entre la morale et la politesse.

4Dans une très longue introduction d’une cinquantaine de pages, l’auteur commence par s’interroger sur la nature de son sujet et les multiples ramifications impliquées par ce type de littérature. Sont ainsi rappelés les différents débats historiographiques qui ont entouré les sources étudiées. L’érudition remarquable dont fait preuve l’auteur permet ainsi de placer les dernières cartes déposées par les historiens et littéraires sur la question. Cet état de la question est sans doute un des plus intéressants qui ait été fait. Puis, vient le temps de cerner le sujet, d’en fixer les limites et d’apporter les nuances nécessaires aux interprétations proposées. La civilité et la politesse ont pour fonction de « créer du social à partir de l’a priori d’une humanité pervertie (p. 43) », Chr. Losfeld entend donc « considérer les modèles sociaux qu’elles impliquent, et également étudier les liens qu’entretiennent ces modèles avec les formes de sociabilités reçues (p. 47) ». Quelques pages plus loin, l’auteur reproche à Camille Pernot, dans son étude La Politesse et sa philosophie, d’avoir perdu de vue la dimension historique de ces textes. Pourtant, Chr. Losfeld emprunte la même voie que C. Pernot quand il affirme :

Il s’agira donc d’envisager dans leur totalité thématique et sémantique les traités de comportements et considérer, dans leur polysémie, les argumentations sur lesquelles se fondent la recherche de « bons » modes de rapports interhumains. (p. 51)

5Une question apparaît alors insoluble : comment considérer que ces textes normatifs vont « créer du social » quand on en étudie uniquement l’aspect argumentatif? Il y a là un manque que l’auteur ne développe ni n’aborde de front. L’articulation normes et pratiques qui aurait permis de voir se dessiner du « social » est ainsi évacuée au profit de l’analyse discursive et sémantique. Pour ce qui est du corpus, depuis la Bibliographie des traités de savoir‑vivre en Europe d’Alain Montandon, nous sommes à même de saisir une large part de la production. Toutefois, Chr. Losfled ne s’en est pas contenté et il a pu mettre au jour des textes obscurs et moins connus qu’il cite abondamment pour permettre au lecteur de se familiariser avec ceux‑ci. Il a également ajouté les traités moraux, vaste corpus qu’il rattache à la définition du moraliste que propose Louis Van Delft :

L’écrivain qui traite des mœurs et (ou) s’adonne à l’analyse, en ne s’interdisant pas de rappeler des normes ; qui adopte très généralement pour forme soit le traité, soit le fragment ; dont l’attitude consiste à se maintenir avant tout à hauteur d’homme, du fait du vif intérêt qu’il porte au vécu2.

6Si le moraliste rapproche du social, il aurait été de circonstance de croiser avec d’autres types de sources pour permettre de voir émerger plus sûrement des pratiques sociales.

7L’ouvrage est divisé selon un plan chronologique. L’auteur commence par évoquer la période entourant le règne de Louis XVI, période phare dans la structuration des normes civiles. L’absolutisme et la littérature normative vont alors de pair. Dans les deux cas, on veut contrôler, imposer et dominer. La très belle analyse que Chr. Losfled fait de quatre œuvres d’Antoine de Courtin, soit le Nouveau Traité de la Civilité, La Suite de la civilité françoise, le Traité de la paresse et le Traité de la jalousie, montre un Courtin qui propose, en cette fin du xviie siècle, une synthèse entre les dimensions religieuses et auliques des traités de civilité. Savant alliage de prétentions universalistes et de volontés distinctives, l’œuvre de Courtin se présente comme une des bases pour définir les manières d’agir en société. Dans la seconde partie, Chr. Losfeld évoque certains auteurs qui ont tenté de réaffirmer la notion de politesse et de galanterie pour donner une valeur renouvelée à la noblesse. Mme de Lambert, Olivier Rosette de Brucourt, René de Bonneval ou encore Le Maître de Claville apportent tous des éléments à cette définition. La politesse est réintégrée à la vertu, permettant à la notion d’héroïsme d’acquérir une gamme plus développée d’éléments de définition.

8La troisième et dernière partie couvre la période allant de 1750 à 1789, ce qui amène le lecteur à s’interroger sur le choix de la date de 1788 qui apparaît sur le titre de l’ouvrage. La périodisation n’est d’ailleurs pas expliquée par l’auteur. Cette seconde moitié du xviiie siècle est fortement marquée par la figure de Jean‑Jacques Rousseau. Comme l’avait déjà remarquablement montré J. Revel, on assiste à une sorte de « revanche de l’intimité3 ». Le citoyen de Genève va ouvertement plaider pour une politesse sincère, ainsi qu’il l’affirme dans l’Émile :

« Considérez premièrement que, voulant former l’homme de la nature il ne s’agit pas pour cela d’en faire un sauvage et de le reléguer au fond des bois ; mais qu’enfermé dans le tourbillon social, il suffit qu’il ne s’y laisse entrainer ni par les passions ni par les opinions des hommes; qu’il voye par ses yeux, qu’il sente par son cœur, qu’aucune autorité ne le gouverne, hors celle de sa propre raison. » (p. 292)

9Pourtant, les discours normatifs ne disparaissent pas pour autant et l’idéal de l’honnête homme chrétien est réactivé de nouveau (p. 317).

10Le livre de Christophe Losfeld marquera sans aucun doute un temps dans l’histoire des traités de comportements, comme il les appelle. Reste cependant certains manques et certaines nuances qui seraient de première importance, ainsi de la notion de « créer du social », exposée rapidement dans le cadre de la conversation et qui aurait mérité de plus longues réflexions. De plus, certaines affirmations mériteraient d’être renforcées par une historiographie plus recherchée, notamment quand l’auteur évoque les tentatives de réformes judiciaires (p. 110) après la Fronde et qu’il se réfère uniquement au manuel universitaire de Joël Cornette (Abolutisme et Lumières, 1652‑1783, Paris, Hachette, 2000), alors qu’il existe une longue liste d’ouvrages sur le domaine4, ou encore quand il rappelle les débats sur le luxe et qu’est cité presque uniquement l’ouvrage de H. Baudrillard, Histoire du luxe privé et public depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours daté de 18805. Cela étant, l’analyse des inflexions discursives des traités de civilité est précise et montre les liens serrés qui unissent le discours religieux au discours de la civilité. Il s’agit là d’une bonne monographie qui permet de mettre à jour les connaissances sur les sujets et ouvre certaines avenues à étudier.