Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Mars 2011 (volume 12, numéro 3)
Simon Sarlin

Une histoire politique de l’opéra. Pouvoir & musique à Naples des Lumières aux révolutions

Mélanie Traversier, Gouverner l’opéra. Une histoire politique de la musique à Naples, 1767-1815, Rome : Publications de l’École française de Rome, 2009, 692 p., EAN 9782728308668.

1Découvrant en 1739 la vie musicale napolitaine, le président de Brosses écrit enthousiaste que « Naples est la capitale du monde musicien ». Pendant tout le xviiie siècle, la cité parthénopéenne est célébrée par les voyageurs, artistes et amateurs de toute l’Europe comme la capitale de l’art lyrique. C’est là en effet que se joue la naissance de l’opera buffa et la structuration des genres musicaux entre opera buffa et opera seria, en même temps que s’affirme l’idée même de théâtre d’État dont la construction du San Carlo en 1737 constitue la principale étape. Scènes théâtrales, œuvres, artistes et conservatoires de musique ont ainsi contribué, avec la redécouverte des sites antiques campaniens et la participation des Lumières napolitaines à l’effervescence philosophique, au rayonnement international de la capitale des Bourbons, et après eux des Napoléonides. Naples s’impose ainsi, sur la scène lyrique du moins, comme l’une de ces « capitales culturelles » à propos desquelles Christophe Charle et Daniel Roche ont entamé l’enquête1.

2Mais l’ouvrage de Mélanie Traversier, version remaniée d’une thèse de doctorat, ne se veut pas une étude de musicologie ni — ou pas uniquement — la sociologie d’un milieu musical, mais bien une histoire politique du théâtre lyrique à Naples du début du règne personnel de Ferdinand IV de Bourbon (1767) à la chute du royaume de Joachim Murat et à la restauration de 1815. Il s’agit moins pour l’auteur d’étudier les aspects littéraires et formels d’un répertoire d’œuvres que d’examiner « les pratiques qui entourent leur production, leur représentation, leur diffusion telles qu’elles sont appréhendées, encadrées ou non, manipulées ou non, par le pouvoir politique » (p. 31). En mettant l’accent sur la représentation du souverain « à l’opéra et par l’opéra » et sur les efforts d’organisation et de contrôle de l’univers des spectacles, le résultat visé est « une histoire politique et culturelle des pratiques musicales […] en tant qu’elles participent ou échappent à l’exercice du pouvoir royal » (p. 13‑14). Cette perspective inscrit l’essai dans le sillage de travaux sur les usages politiques des œuvres musicales après la Révolution française (Fulcher2, Buch3, Kaltenecker4, Chaillou5), à la croisée entre une musicologie plus attentive au contexte socio-historique de la production artistique6 et d’une histoire socioculturelle qui s’est emparée de la musique comme objet de recherche7. Le choix de Naples se justifie par un triple argument : parce que les différents régimes qui s’y sont succédés au cours de la période (le début du règne de Ferdinand IV, la République parthénopéenne de 1799, la première restauration bourbonienne et l’occupation française entre 1806 et 1815) ont tous investi le théâtre musical comme instrumenti regni ; parce que le moment correspond précisément à l’Âge d’or de la théâtromanie et de la mélomanie des amateurs ; parce que la métropole méridionale est marquée par une effervescence théâtrale qui en fait la capitale musicale de l’Europe des Lumières et dans une moindre mesure de l’Europe napoléonienne (p. 13).

3Les deux premiers chapitres permettent à l’auteur de décrire le système hiérarchisé qui structure à Naples salles de spectacle et genres musicaux autour du patronage et des pratiques théâtrales du souverain. En la matière, les Bourbons ne font que renforcer une hiérarchisation sociale et symbolique des lieux de spectacle à laquelle les vice-rois espagnols et autrichiens avaient contribué en accordant un privilège fiscal au Teatro di San Bartolomeo (fondé en 1621 par l’hôpital des Incurables, auquel la loi octroyait la moitié des recettes des théâtres de la ville), où s’est joué le succès de l’importante réforme de la dramaturgie lyrique imposée par Métastase, tandis que les autres grandes salles (le Teatro dei Fiorentini, fondé en 1618, et le Teatro Nuovo, érigé en 1724), incapables de supporter les coûts de plus en plus élevés de la mise en scène des mélodrames métastasiens, se sont tournés vers une programmation musicale moins onéreuse et plus légère, celle de l’opéra « bouffon ». La construction du San Carlo en 1737 — moins de trois ans après le couronnement de Charles III — qui entraîne la destruction du San Bartolomeo, consacre et institutionnalise cette bipolarisation en réservant le patronage royal et le monopole de l’opéra « sérieux » au nouveau théâtre.

4Le San Carlo, érigé sur les plans d’Antonio Medrano, se veut à la fois la matérialisation du renouveau politique et urbain qu’aspirait à incarner le nouveau souverain et l’instrument d’une politique culturelle au service de la glorification du monarque, dont l’Europe avait déjà connu des exemples. Tout y rappelait les liens privilégiés entre le théâtre et le souverain : le nom (référence directe et atypique à son fondateur) et la dédicace, l’imbrication physique dans le palais royal, le calendrier des représentations scandé par les grandes dates de la dynastie, la place centrale de la loge royale ou encore la discipline du public imposée en présence du souverain ou de membres de sa famille. Le San Carlo apparaît ainsi comme le premier exemple d’un « théâtre d’État », à mi-chemin entre théâtres d’imprésario, salles publiques de fonds privés et à but lucratif, et des théâtres de cour réservés à un public de privilégiés8. Plusieurs fois imité et même dépassé en grandeur et en magnificence (par le Teatro Regio de Turin en 1740, le Teatro Comunale de Bologne en 1763, la Scala de Milan en 1778, la Fenice de Venise en 1792 et le Nuovo de Trieste en 1801), le San Carlo s’impose tout au long du siècle comme l’étape obligée des voyageurs italiens et étrangers tous frappés par la monumentalité et la profusion de lumières qui démontrent que le souci de la « théâtralité royale » l’a constamment emporté sur la volonté d’améliorer les qualités acoustiques et visuelles de la salle, malgré des travaux périodiques de rénovation. Lieu unique de représentation de l’opéra sérieux, le genre lyrique qui exalte le plus la vertu et la grandeur du souverain, le théâtre royal ne peut faire face aux coûts entraînés par la profusion de décors, le nombre de figurants et un « star system » embryonnaire que grâce au privilège fiscal hérité de l’ancien Teatro di San Bartolomeo et au soutien direct de l’État monarchique.

5La tentation de postuler le caractère opératoire de ce système de représentation est prémunie par l’attitude des souverains napolitains eux-mêmes qui, en la personne de Ferdinand IV, ont été les premiers à en enfreindre les règles. Le successeur de Charles III, à peine débarrassé de la régence de Tanucci (1767), donne libre cours à son goût pour l’opéra bouffon en invitant d’abord les comédiens spécialisés dans ce répertoire à se produire dans les théâtres de cour des résidences royales, puis en se rendant lui-même (d’abord incognito, puis officiellement) dans les théâtres secondaires, délaissant l’espace de parade ritualisée du San Carlo et ses opéras sérieux qui ne comptent plus que pour un tiers des sorties royales repérées par l’auteur pour les années 1796‑1799. Selon Mélanie Traversier, les choix de Ferdinand ne reflètent pas uniquement son penchant personnel pour le répertoire léger — sur lequel a insisté toute une littérature antibourbonienne dénonçant la grossièreté, voire l’inculture du souverain — mais peuvent être interprétés comme la volonté de reconquérir des espaces échappant au contrôle monarchique, en faisant de sa personne le point de mire des théâtres secondaires investis par l’aristocratie napolitaine ou en en imposant son patronage aux cénacles théâtraux et musicaux de la noblesse (comme la Nobile Accademia delle Signore e dei Signori Cavalieri fondée en 1777 ou l’Accademia di Scienze e Belle Lettere née l’année suivante). Cette politique aurait cependant été à double tranchant : obstacle d’un côté à la dynamique critique et contestataire qu’ont tendu à acquérir les cercles aristocratiques — et dont témoigne a contrario la radicalisation dans les années 1790 de personnages clefs des Lumières napolitaines comme Mario Pagano, Antonio Jerocades et Francesco Saverio Salfi —, elle serait également responsable d’une désacralisation de la figure royale révélée par les événements révolutionnaires. L’hypothèse est suggestive, à condition de n’exagérer ni la portée contestataire des sociabilités aristocratiques, comme l’a rappelé la thèse d’Antoine Lilti sur le monde des salons9, ni l’ampleur de la fragilisation de la figure royale avant 1799.

6L’ouvrage mobilise efficacement d’autres approches historiographiques, ceux d’une histoire et une sociologie de l’art interrogeant l’histoire des institutions et des politiques culturelles, l’autonomisation sociale et politique des milieux artistiques et le rôle des « médiateurs culturels » (ainsi des travaux d’Antoine Schnapper sur les peintres10, d’Alain Viala ou de Jacques Boncompain sur les écrivains11, de Grégory Brown ou Raphaëlle Coronat-Faure sur le milieu théâtral12). Les troisième et quatrième chapitres, respectivement consacrés à la tutelle administrative et législative de la vie théâtrale et aux structures sociales et professionnelles des milieux artistiques, mettent bien en lumière le jeu entre l’ambition normative du pouvoir monarchique et la réalité des pratiques. Les incohérences de la législation (plutôt empilement de règlementations pratiques) et la concurrence entre les différentes autorités chargées de la surveillance des théâtres (ministères en charge de l’ordre public, tribunal militaire de l’Udienza generale degli Eserciti puis de l’Audienza di Guerra, concurrencé après 1760 par une Giunta dei Teatri remplacée en 1778 par une Deputazione dei Teatri e Spettacoli, préfecture de police de facture napoléonienne, administration municipale et association des propriétaires de salles et de loges) laissent une marge de manœuvre aux acteurs de la vie théâtrale (librettistes, comédiens, imprésarios) pour échapper aux prises de la censure et au contrôle tatillon des mouvements de personnes. Le renforcement du contrôle étatique, dans sa volonté de réguler le marché théâtral en encourageant la contractualisation des liens de travail et la structuration des milieux professionnels (qui font l’objet de précieuses descriptions) contribue paradoxalement au processus d’autonomisation du monde musical. Tout en reliant ce phénomène à l’émergence d’une sphère publique napolitaine, l’auteur évite le piège d’une identification trop rapide et schématique entre émancipation de la tutelle monarchique et politisation révolutionnaire que pourraient suggérer les parcours d’un Cimarosa, d’un Paisiello ou d’artistes moins connus qui se sont engagés en faveur de la République de 1799 (et qui en ont payé le prix).

7En retour, écrire l’histoire politique de l’art lyrique à Naples permet de contribuer à repenser les rapports entre pouvoir et modernisation dans le royaume méridional et plus largement dans l’Italie des Lumières, en dialogue avec une historiographie qui insiste sur la nécessité d’une périodisation propre au contexte péninsulaire, voire à ses différentes composantes régionales. Les points d’inflexion de cette chronologie, validés par l’étude, seraient le milieu des années 1770, qui marque la fin d’une période de collaboration intensive entre les hommes des Lumières et le pouvoir politique, et l’épisode révolutionnaire du tournant du siècle prolongé par l’influence réformatrice française13. En matière de production théâtrale comme dans d’autres domaines, les années 1790 correspondent à un moment de crispation du pouvoir monarchique, dans un contexte de tensions internationales et de crainte de la contagion révolutionnaire qui voit Naples rejoindre le camp de la contre-révolution. Mais il est aussi d’évidentes continuités. Au-delà de son ambition radicalement réformatrice, la politique culturelle mise en œuvre par la brève République parthénopéenne (janvier-juin 1799) puis par la monarchie napoléonienne ne doit pas faire ignorer la forte permanence des structures administratives et juridiques. L’affirmation de l’efficacité sociale du théâtre pour former ou « régénérer » l’esprit public, propre à la rhétorique révolutionnaire, prolonge les efforts réalisés par la monarchie bourbonienne dans les années 1790 afin de lutter contre le sentiment d’un déclin du primat musical napolitain, souvent identifié à la dégradation des goûts du public. En d’autres termes, les élites réformatrices ont cherché moins à abolir les instruments et les pratiques de l’ancien régime qu’à les récupérer au service de leurs projets concurrents.

8Histoire politique de l’opéra ou histoire de l’État napolitain au prisme de l’opéra mobilisant à son profit la connaissance fine du répertoire musical, des institutions et de la sociologie de l’art, l’étude de Mélanie Traversier consacre à chacun des aspects que le projet général demande d’aborder une analyse détaillée et exhaustive, étayée par une vaste documentation de première main et une bibliographie fournie (plus de 50 pages). Le prix à payer est l’ampleur de la démonstration (600 pages de texte exactement), largement compensée par une organisation rigoureuse et cohérente ainsi que par une grande clarté d’exposition qui en rend la lecture agréable. Conformément aux vœux de l’auteur, nul doute qu’historiens, musicologues et spécialistes de littérature musicale en tireront égal profit.