Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Novembre-Décembre 2010 (volume 11, numéro 10)
Lisbeth Verstraete-Hansen

Repenser le champ littéraire de l’entre-deux-guerres : le cas Rieder

Maria Chiara Gnocchi, Le Parti pris des périphéries. Les « Prosateurs français contemporains » des éditions Rieder (1921-1939), Bruxelles : LE CRI/CIEL, 2007, 264 p., EAN 9782871064206.

1L’objet d’investigation central de cette étude est la collection « Prosateurs français contemporains » des éditions Rieder dans la période de l’entre-deux-guerres. À partir de la reconstruction du catalogue de la collection, l’ouvrage se propose de nuancer la représentation courante du champ littéraire de cette période souvent réduite à quelques-unes seulement des forces en présence : d’un côté, la littérature légitime représentée par Gallimard et la Nouvelle Revue française, de l’autre, les ruptures marquantes du surréalisme et de la prose célinienne.

2Comme la collection littéraire est un objet d’étude rarement pris en compte par les recherches sociologiques, il n’y a pas de méthode préétablie pour mener l’enquête. Pour relever ce défi, Maria Chiara Gnocchi, inspirée par les propositions issues du renouveau de l’histoire culturelle, construit une démarche où s’imbriquent histoire de l’édition, histoire des sociabilités intellectuelles et, bien entendu, histoire littéraire.

3Les premiers chapitres tracent l’histoire de la maison Rieder et la situent dans le contexte politico-intellectuel qui prépare la naissance de la collection « Prosateurs français contemporains » au début de la décennie 1920. La maison Rieder achève alors sa fusion avec les maisons Cornély et Alcan, toutes deux œuvrant sur le terrain de la production pédagogique, dimension toujours perceptible dans le projet éditorial de Rieder. On peut décrire ce projet par quelques idées clés qui sont autant de reflets du climat intellectuel de l’époque : humanisme, socialisme, internationalisme, pacifisme. Une adhésion à ces valeurs caractérise à des degrés divers, les membres de l’équipe qui se formera au sein des Éditions Rieder au lendemain de la Guerre : Jean Richard Bloch, Léon Bazalgette, Jacques Robertfrance et Albert Crémieux, mais aussi René Arcos, Paul Colin, Jean Guéhenno et l’Éminence grise Romain Rolland. Le nouvel humanisme défendu par le noyau dur de Rieder est étroitement lié au phénomène des Universités populaires nées à l’instigation de l’intelligentsia dreyfusiste qui a également favorisé l’émergence des sciences sociales à l’université. Cet humanisme social et éducatif implique une attention accrue au fait social qui se traduira, dans le catalogue des « Prosateurs français contemporains », par une prédilection pour des œuvres susceptibles de « toucher le lecteur commun » et de rapprocher, ainsi, les classes sociales par le biais d’une éducation populaire partagée. L’intérêt pour ce qu’on pourrait appeler les marges sociales va de pair avec un intérêt pour les périphéries géographiques qui permet de concilier internationalisme et régionalisme. Ou, pour reprendre la formule concise de M. Ch. Gnocchi, ce qui caractérise les auteurs de Rieder, c’est d’écrire « ailleurs, l’ailleurs, et de préférence autrement (p. 116).

4La collection des « Prosateurs français contemporains » n’est pas fondée sur un parti-pris esthético-social clairement formulé mais, selon M. Ch. Gnocchi, les déclarations internationalistes de la revue Europe lancée par la maison Rieder quelques années plus tard, peuvent être considérées comme le cadre théorique des choix déjà traduits en pratique par la collection (p. 103). Deux types de marginalité caractérisent les auteurs qui y sont publiés : géographique (auteur venant des périphéries littéraires) et sociale (auteurs dotés d’un capital scolaire réduit). Du point de vue de la catégorie socio-professionnelle, les auteurs de la collection sont souvent fortement ancrés dans les milieux qu’ils décrivent, ce qui assure une sorte d’authenticité aux écrits qui acquièrent ainsi valeur de témoignage comme le soulignent d’ailleurs fréquemment préfaces, quatrièmes de couverture et autre péritextes destinés à orienter la lecture.

5M. Ch. Gnocchi montre ensuite comment les « témoignages authentiques » sont déclinés sur tous les modes. Le catalogue contient toute la gamme de formes courtes comme le recueil de nouvelles, le journal dans toutes ses variantes, les récits de voyages, etc. Est-ce que cela engendre une écriture particulière ? Dans les chapitres VI et VII, M. Ch. Gnocchi met en évidence que le voisinage des auteurs du catalogue de la collection est bien plus qu’une juxtaposition fortuite. En effet, il est possible de cerner une véritable « esthétique Rieder » dans laquelle ont pu se rencontrer la poétique des auteurs et les projets idéologiques de l’éditeur. Esthétique résumée par la formule “court, clair, bon” qui caractérise aussi bien les formes littéraires que la langue d’écriture. À cet égard M. Ch. Gnocchi, ici inspirée par le travail de Renée Balibar, fait observer que la langue d’écriture des auteurs figurant dans la collection « Prosateurs français contemporains » présente souvent de nettes convergences avec les modèles scolaires bâtis sur le mythe de la clarté de la langue française ; à l’époque examinée, le travail linguistique du premier stade de l’enseignement consistait précisément à « construire en français pur et simple » des phrases prétendument transparentes (p. 146).

6On peut bien entendu se demander dans quelle mesure la collection littéraire est un objet pertinent du point de vue de la sociabilité intellectuelle puisque la présence des auteurs dans une collection donnée dépend autant de décisions éditoriales que de choix personnels. Cependant, en ce qui concerne la collection des Prosateurs français contemporains, M. Ch. Gnocchi démontre de manière convaincante que les facteurs internes qui assurent la cohésion de la collection constituent le relais d’une série de facteurs externes, par exemple la collaboration aux mêmes revues — celles où se rejoignent l’intérêt pour l’enseignement, le goût de la « bonne littérature » (qui à leur sens n’est ni formaliste ni nationaliste), et un modèle de culture plus ou moins révolutionnaire : Clarté, L’Humanité, L’Effort (libre) et, bien entendu, la revue Europe.

7En ce qui concerne sa place dans le champ littéraire français de l’entre-deux-guerres, la maison Rieder n’a jamais vraiment menacé la position dominante des éditeurs les plus légitimes comme Gallimard. Le succès incontestable rencontré par nombre de titres publiés dans la collection « Prosateurs français contemporains » prouve néanmoins que ces textes ont rencontré les intérêts d’un très large lectorat. Ce n’est donc pas trop de dire que ce sont les grands enjeux littéraires, sociaux et politiques de l’entre-deux-guerres que M. Ch. Gnocchi fait revivre à travers les textes et les auteurs qu’elle sort de l’oubli.

8Dans sa conclusion, M. Ch. Gnocchi met l’accent sur trois aspects qui, à son avis, fait de la collection « Prosateurs français contemporains un précurseur de développements ultérieurs dans le champ littéraire français: d’abord, bien que la valorisation d’espaces locaux soit un phénomène récurrent dans l’histoire culturelle, l’attention portée aux marges géographiques et sociales représente une ouverture exceptionnelle puisque, contrairement à ce qu’on peut observer dans d’autres mouvements régionalistes ou identitaires, l’équipe Rieder ne se tourne pas vers leur propre lieu d’ancrage mais vers celui des autres ; ensuite, le fonctionnement réticulaire de la maison Rieder dont la réussite tient en grande partie au vaste réseau national et international qu’elle a construit, est nouveau et radicalement opposé au mode de fonctionnement hyper-centralisé des éditeurs concurrents; enfin, la langue d’écriture des textes « courts, clairs, bon » brouille la distinction entre langue parlée et langue écrite d’une manière plutôt inédite à l’époque — quoique pas pour longtemps. En effet, l’introduction de la langue parlée dans les romans des prosateurs de Rieder perdra son caractère de nouveauté à partir du moment où Céline se fera le tenant de cette écriture et déclassera toutes les recherches dans le même genre (p. 216) !

9Sur ce constat, M. Ch. Gnocchi en vient à poser la question de savoir de quelle littérature, de quels auteurs et de quels acteurs est faite l’histoire littéraire et, en corollaire, comment on peut faire l’histoire d’auteurs, d’œuvres et de stratégies d’écriture éclipsées par des écrivains et des textes qui incarnent à la perfection ce que les premiers annoncent. Dans la discussion méthodologique et théorique qui s’ensuit, l’auteure formule une critique cinglante à l’égard des histoires littéraires qualitatives sacrifiant à « l’idéologie du chef-d’œuvre », déniant par-là aux « précurseurs » tout autre intérêt que celui, précisément, d’être des annonciateurs : « Ce qui revient à dire que l’idéologie du chef d’œuvre (qualitative, et en tant que telle forcément relative et subjective) empêche non seulement la lecture objective (quantitative) d’un contexte littéraire et culturel donné, mais aussi, paradoxalement, la reconnaissance tardive de petits et grands chefs-d’œuvre, non en phase avec la taxinomie présidant la lecture qui a été, à un moment, considérée comme définitive » (pp. 210-211).

10L’ouvrage, hautement recommandable, possède ainsi une double portée méthodologique et historique : Maria Chiara Gnocchi démontre très clairement l’intérêt de la lecture objective quantitative dont elle prend la défense ; dans le même temps, l’ouvrage — fort bien documenté — nous fait découvrir tout un pan peu connu de l’histoire littéraire et culturelle de la France — et de l’Europe.