Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Octobre 2010 (volume 11, numéro 9)
Marie Baudry

Les portraits de Todorov : entre humanisme des lumières et idéologie juste-milieu

Tzvetan Todorov, La Signature humaine. Essais 1983-2008, Paris : Le Seuil, 2009, EAN 9782020993265.

1« La signature humaine » qui donne son titre à ce recueil de textes de Tzvetan Todorov cherche à comprendre des destins singuliers, de Goethe à Germaine Tillion, en passant par Bakhtine ou Primo Levi par exemple, à retranscrire l’homme qui se cache derrière l’œuvre. Quelle que soit la section que l’on choisisse, « Portraits », « Histoires » ou « Lectures », il s’agit presque toujours d’esquisser une biographie intellectuelle, où l’être n’apparaît pas dans sa solitude, mais est toujours pris dans son rapport au monde, à la société (même quand c’est pour porter un sombre jugement sur elle, comme chez La Rochefoucauld), et, pour ce qui est des « Portraits » et « Histoires », dans son rapport à l’histoire contemporaine. Cette « relation entre ‘‘vie’’ et ‘‘œuvre’’ » que cherche à établir Todorov, est moins peut-être d’« inversion, ou de compensation, ou de complémentarité » (p. 12) comme il l’écrit, que celle de la façon dont les circonstances extérieures peuvent venir façonner, même de façon discrète comme c’est le cas chez Bakhtine, l’œuvre autant que la vie de ses « personnages » (ainsi qu’il qualifie Jakobson et Bakhtine p. 129). Aussi tous ces textes, bien que biographiques, sont-ils avant tout des récits, auxquels Todorov donne parfois la structure de « Bildungsroman » (p. 22), parce que, surtout, il voudrait en faire des « histoires exemplaires » (p. 13). Bref, en dégager une « morale » dont on verra plus loin en quoi elle consiste et ce qui peut la rendre problématique.

2Ce que cherche T. Todorov, à travers ces portraits, c’est d’abord et avant tout l’entremêlement du politique et de l’art, du politique et de la pensée, du politique et de la théorie ; c’est lui qui donne sa très forte cohérence à cet ensemble dont l’auteur redoutait à tort « l’effet un peu étrange que p[ourrait] produire le rapprochement de ces figures tutélaires entre elles » (p. 14). C’est évidemment dans ses portraits (de G. Tillion – avec l’Algérie, puis la déportation, de Aron – avec le nazisme et le stalinisme, de Said – avec la cause palestinienne) que transparaît le mieux cette incursion du politique dans la vie humaine, qui vient bouleverser vie, pensée et théorie : la pensée de l’un ou de l’autre n’eût pas été celle qu’elle est, sans cette incursion, toujours brutale, du politique dans sa vie. Cette question, qui ne cesse de parcourir l’ensemble de La Signature humaine, dresse évidemment en creux un portrait, une biographie politico-intellectuelle de T. Todorov, un « portrait chinois » écrit-il, que la préface ne faisait qu’esquisser, en rappelant le parcours bouleversé de l’étudiant bulgare, de passage pour un an à Paris à la fin de ses études, et qui s’y installera finalement définitivement (p. 9-12). C’est ainsi par exemple, outre qu’il rappelle souvent les circonstances de ses rencontres, avec Tillion ou Said, l’occasion pour lui d’établir des parallélismes entre sa propre vie et celle des auteurs qui l’intéressent ici : la double appartenance de Said et la sienne, ainsi que leur double casquette de critique littéraire et d’historien amène T. Todorov à dresser une sorte de diptyque dans lequel on le reconnaît pour partie (p. 86 sqq).

3Mais assez paradoxalement, si c’est bien la façon dont une situation politique peut venir bouleverser une vie et une œuvre qui occupent T. Todorov, c’est pour aller vers un discours qui prône le non-engagement politique au profit de la seule action individuelle. Ainsi de l’admiration pour G. Tillion, parce qu’« elle ne s’engage pas du côté du FLN (elle ne portera pas de valise), ni du côté de ‘‘l’Algérie française’’, mais essaiera de sauver du pire quelques individus » (p. 49). Ainsi encore de la défiance bienveillante à l’égard de l’engagement pro-palestinien de Said (p. 94-95), de la valorisation de « l’absence d’engagement dans le conflit des partis politiques » d’Aron (p. 63) et de la condamnation, non sans méchanceté, de Sartre (p. 66), ou encore de la présentation de l’action individuelle et réussie d’un Dimitar Pechev dans le « Sauvetage des juifs bulgares » (p. 171). Autrement dit, mais nous y reviendrons, cette entrée du politique dans le biographique est toujours l’occasion pour T. Todorov de prôner une forme d’apolitisme « juste-milieu », d’éthique libérale où l’individu doit toujours primer sur les institutions et toute forme d’engagement.

4Ce refus de l’engagement politique est ainsi à l’aune de l’idéologie de Todorov, une idéologie du « juste-milieu », héritière d’un humanisme des Lumières qui s’opposerait farouchement au Romantisme et à ses conséquences politiques.

5Si le politique tient une place si importante dans la vie de T. Todorov, cela ne va donc pas sans une forte empreinte idéologique dans son discours : farouche adversaire des totalitarismes (mais qui ne le serait pas ?), et en particulier du nazisme et du stalinisme (que T. Todorov préfère systématiquement nommer « communisme », au risque de caricaturer son propos), il l’est au nom d’une opposition plus générale à toute utopie révolutionnaire, tout projet trop « romantique » de société idéale. Ainsi ne lui est-il pas trop difficile de ranger, tout en rappelant certaines différences formelles, sous la même bannière, nazisme et ce qu’il nomme « communisme ».

6Et on ne sera pas étonné que la voie prônée par T. Todorov, soit une voie censée être « médiane », celle de la démocratie libérale (p. 59), qu’il faut, à la façon d’Aron, critiquer, au « nom de l’idéal démocratique lui-même », ainsi qu’il le fait, et de façon intéressante, quand il s’interroge sur la pertinence du tribunal pénal international (p. 231 sqq). Voie médiane, il cherche alors à aplanir les sujets de discorde : ainsi Aron ne serait « plus de droite » mais incarnerait « désormais le consensus démocratique » (p. 79) et Said, une fois qu’on lui retranche son goût discutable pour les « modes » du « marxisme et du nitzschéisme » typique de la French theory aux États-Unis, partagerait avec T. Todorov un « humanisme » bienvenu (p. 99). Bref, T. Todorov ne cesse de le répéter : « Méfions-nous des deux extrêmes : nous n’avons pas à rougir de choisir cette voie moyenne » (p. 244).

7Cette voie médiane, ce refus des extrêmes devient toutefois très discutable dans les positions idéologiques de l’auteur, parce qu’il ne la tient absolument pas. T. Todorov s’élève donc à de multiples reprises contre la phrase de Marx selon laquelle il n’est plus temps de comprendre mais de transformer le monde (p. 63, p. 228). Il ne s’agit pas seulement là d’une formule, mais d’un programme bien connu : pour T. Todorov, dès lors que l’art — au XXe siècle, mais cela est déjà contenu en germe dans le Romantisme du XIXe siècle — aspire à changer le monde, il est sur la pente dangereuse du totalitarisme. On arrive ici à l’un des articles les plus polémiques de l’essai, « Artistes et Dictateurs », où le conservatisme politique de T. Todorov éclate au grand jour. La citation liminaire de Tocqueville dit assez l’orientation idéologique qui sera celle de l’article (p. 193). Il s’agit d’y montrer comment la promotion (romantique puis wagnérienne) de l’œuvre d’art totale, conduisant aux avant-gardes radicales russe, italienne et allemande, viendra servir, à un moment ou à un autre, les régimes totalitaires qui se mettent en place. Même si l’analyse du futurisme italien y est souvent passionnante, la thèse plus générale qui veut que les dictateurs (Mussolini, Hitler et Staline) soient finalement considérés comme les continuateurs des artistes (Maïakovski, Marinetti, le Bahaus, tous mis sur le même plan), aboutit à des phrases comme celle-ci : « cette fois-ci, le rêve de Wagner est en train de se réaliser » quand enfin Hitler fait de son œuvre politique une création artistique qui le mettrait, selon les idéologues nazis, au premier rang des artistes allemands (p. 217). Dès lors, c’est la caricature qui domine le propos : Benjamin est écarté en une phrase parce qu’il ose montrer ce qui sépare le nazisme du stalinisme (p. 226), Trotsky est carrément accusé d’anticiper, dans l’idée, les pratiques eugéniques des nazis (p. 225) ! Outre ces propos d’une mauvaise foi plus que douteuse, le conservatisme de T. Todorov se trahit encore dans son exaltation des « valeurs féminines », qu’il oppose plus que rapidement à la promotion des valeurs viriles dans les totalitarismes européens (p. 227). La position pourrait alors se résumer à ce théorème, il faut un art qui ne change rien dans le monde, n’ait aucune velléité de transformation, quelle soit-elle, car alors, puisqu’on risque toujours de retrouver la formule de Marx, c’est qu’on est toujours près à sauter dans le totalitarisme (p. 228).

8Si l’on peut s’indigner contre cette idéologie souvent réactionnaire, tout le discours de T. Todorov rappelle que, quoiqu’il veuille prôner le contraire de toute force, l’art est politique. Si ce n’est qu’il oublie que ceci n’est pas forcément un « Mal ». Si ce n’est aussi que, censé être le farouche défenseur d’une voie « médiane », il ne cesse de créer la polémique, d’être à la limite de la contre-vérité, ou tout du moins d’élever des barrières incommensurables entre romantisme et humanisme hérité des lumières, quand il ne caricature pas à l’extrême son propos en faisant du romantisme et des « sinistres agissements de Lénine et Staline, de Mussolini et Hitler », deux tenants qui « procèdent d'une même vision du monde » (p. 229) !

9Si les termes de romantisme et d’humanisme peuvent à tout le moins sembler vieillis pour parler de la politique contemporaine, ils recouvrent chez T. Todorov une peur aveugle pour tout ce qui pourrait rappeler ou conduire au totalitarisme, et l’empêche de voir que le totalitarisme contemporain a peut-être revêtu des « habits neufs » (pour reprendre en partie le titre d’un des essais de Wendy Brown) et des parures démocratiques qui ne le rende pas moins inquiétant.

10Cet aspect idéologique, qui pourra heurter, est toutefois moins important sans doute que la volonté qu’a T. Todorov d’indiquer en creux de ses « portraits » et « histoires » (cela est moins palpable dans ses « lectures ») une éthique qui pourra elle aussi sembler un peu trop simple : clairement fondée sur une opposition entre le bien et le mal, son manichéisme n’est tempéré que par le fait que la voie du « mal », loin d’être retranchée de l’humanité, est toujours invoquée comme une des voies toujours possibles que peut emprunter n’importe quelle vie humaine. L’éthique individuelle que promeut T. Todorov est à l’aune de ce qu’il se reconnaît de parenté avec Goethe, dans son « profil » : une continuité avec l’esprit des lumières (aussi valorisé dans le portrait d’Aron, p. 80), une recherche permanente du « bien » contre le « mal » qui est en nous. Cette « naïveté philosophique » (qu’il voyait en Said, p. 100) permet de comprendre pourquoi T. Todorov choisit le plus souvent de dresser des portraits et de s’intéresser à la biographie plus qu’à l’œuvre (ou pour être plus juste à l’entremêlement du biographique et de l’œuvre) de figures individuelles exemplaires, de « justes », comme G. Tillion, dont le portrait ouvre le recueil, ou de Pechev. Et explique aussi sa réserve (Said) voire son agressivité (Sartre, Maïakovski) à l’égard des individus engagés.

11Aussi ses essais courent-ils toujours le risque d’attribuer les bons (Aron, qui le premier a su s’opposer au stalinisme, p. 62) et les mauvais points, de se poser en juge de l’histoire (malgré toute sa défiance justifiée à l’égard de l’institution judiciaire et de sa volonté de prendre la place de l’histoire, p. 236 sqq), même s’il rappelle régulièrement qu’« aspirer à être juste ne signifie pas non plus qu’on se considère comme chargé d’une mission, celle de faire la morale aux autres » (p. 44). Ainsi de l’histoire qu’il relate du « sauvetage des juifs bulgares », passionnante, puisque la Bulgarie est le seul État, avec le Danemark, à avoir su protéger une grande partie de sa population juive de la déportation, et puisque aussi Todorov fait appel à une historiographie en anglais et en bulgare. Plutôt que de reconstruire une histoire édifiante, il s’agit ici de montrer toute la complexité de ce sauvetage et surtout de l’attribution d’un « mérite » à un seul homme ou parti : les choses sont plus complexes, faites de hasards, de tergiversations, de quelques courages individuels (Dimitar Pechev, certains membres de l’Église orthodoxe), de quelques figures plus ambiguës (le roi). Bref, tout est plus indécidable comme le montre bien T. Todorov. On ne peut alors que regretter la conclusion bien naïve à une histoire aussi complexe :

Il faut tout cela [cette somme d’événements complexes] pour que le bien puisse advenir, en un lieu, pendant un moment […]. Il semble qu’une fois introduit dans la vie politique, le mal se perpétue avec une grande facilité, alors que le bien reste difficile, rare, fragile. Et pourtant possible (p. 172).

12Ceci est à l’aune d’une conception générale de l’existence du bien et du mal, héritées d’une vision chrétienne un peu trop simple, considérés comme des instances qui se partageraient en chaque homme, conception qui aplanit chaque fois les choses : outre le sauvetage des juifs bulgares, on la retrouve dans « La mémoire comme remède contre le mal », quand Todorov s’interroge sur la possibilité de juger du tortionnaire cambodgien Douch. En repartant de l’analyse complexe, ambiguë et passionnante de François Bizot dans Le Portail, T. Todorov en conclut à la réversibilité du bien et du mal, parce que le prisonnier (Bizot) a pu un temps « torturer » son geôlier (Douch). Réduire les actions humaines en terme de « bien » et de « mal », même quand c’est pour reconnaître que rien n’est tout blanc ou tout noir, c’est s’engager dans une vision très simplifiée de l’histoire, c’est aplanir tout problème, comme lorsque dans son texte sur Primo Levi, T. Todorov écrit :

Le mal, serait-il dilué, se retrouve sur toute la surface du globe – accompli parfois au nom d’un passé glorieux de combat contre le fascisme ou de résistance contre le communisme (p. 248).

13Une telle éthique, manichéenne et réduite à l’individu, trouve sans doute son explication dans le refus de tout engagement politique. Reste alors une méthode, et même une approche disciplinaire, propre à T. Todorov, sans doute moins polémique, et plus riche.

14Inutile de dire ici que le lecteur qui se serait arrêté au premier Todorov, théoricien structuraliste, ne retrouvera pas ici les analyses littéraires auxquelles il pourrait s’attendre. Les portraits sont d’historiens, de penseurs, de théoriciens, d’écrivains (La Rochefoucauld, Stendhal, Beckett), de musiciens (Mozart), parfois d’acteurs de l’histoire (comme Gueorgui Dimitrov, proche de Staline, dans un article qui n’apporte pas grand chose sur le dictateur), ou de découvreurs (« La découverte de l’Amérique »). À cette pluralité d’hommes, et de disciplines, on l’a déjà dit, le souci constant de T. Todorov concerne la liaison entre la vie et l’œuvre. Aussi a-t-il le plus souvent recours à leurs Mémoires (Aron), leurs journaux (Dimitrov), ou correspondances (Goethe).

15Mais ceci est bien à l’aune d’une méthode, ou du moins d’une façon d’envisager un moyen terme dans le discours scientifique et théorique. Une belle phrase de G. Tillion, citée par T. Todorov, illustrera mieux ce point : il faudrait parvenir à conjuguer « la grande lumière blanche de l’enquête historique, qui illumine de toute part les reliefs et les couleurs, avec l’obscur rayon de l’expérience qui traverse les épaisseurs de la matière » (p. 37). Ce n’est que dans cet entrelacement subtil, et que T. Todorov applique à l’ensemble de ses textes, qu’une matière vivante pourra émerger. Chez T. Todorov, elle pourrait prendre le nom de dialogue, terme qui revient souvent sous sa plume, nécessairement quand il est question de Bakhtine, même si ce n’est peut-être pas là que la notion est la mieux éclairée, mais aussi dans tous ses autres textes : il s’agit toujours d’établir un dialogue, un pont, qui fasse sortir l’individu enclos sur lui-même pour le comprendre du dehors, depuis un « tu ». On retrouve ici, même si c’est sous une allure moins systématique, tout l’intérêt de T. Todorov pour la linguistique, et plus généralement pour la langue, qu’il s’agisse de montrer les pouvoirs de la nomination, qui fait découverte (ainsi de l’Amérique nommée et donc « découverte » par Martin Waldseemüller à Saint-Dié en 1507, p. 287), qu’il s’agisse d’exalter la façon que Goethe a toujours de se considérer « soi-même comme un autre » (notamment dans sa relation à Schiller, p. 426 sq.) ou qu’il s’agisse de reconnaître la méthode propre à Constant quand il écrit De la religion, et anticipe en quelque sorte sur l’anthropologie structurale et la sociologie (p. 367). Cela éclate encore, finalement, dans la lecture que T. Todorov propose du Dépeupleur et de Compagnie de Beckett : l’univers clos, réglé et absurde du Dépeupleur, bien que semblant donner une image de notre monde, est finalement vu par un être qui lui est extérieur (l’auteur), et qui s’adresse à un autre qui lui est tout aussi étranger (le lecteur). Autrement dit, il y a toujours du dehors, du « tu », de l’adresse, et donc, de l’espoir (p. 399).

16On l’aura compris, à moins de partager parfaitement les vues idéologiques de T. Todorov, on ne saurait goûter pleinement La Signature humaine, mais y glaner cependant les prémices d’une méthode non systématique et retrouver avec plaisir quelques belles figures du XXe siècle.