Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Mai 2010 (volume 11, numéro 5)
Tania Collani

Jacques Baron surréaliste, malgré tout

Patrice Allain (éd.), Jacques Baron. L’enfant perdu du surréalisme, La Nouvelle revue Nantaise, numéro 5, Nantes : Les amis de la bibliothèque municipale de Nantes, Ville de Nantes, Éditions Dilecta, 2009. 250 p., ISBN 978-2-916275-58-1.

1« Poète mineur », comme le définit Le Monde (1er avril 1986), dont la mort « est passée presque inaperçue » (La Tribune, n° 211, 10-16 avril 1986), Jacques Baron (1905-1986) incarne à la perfection l’idée de « l’enfant perdu du surréalisme ». En effet, tout en ayant fréquenté le milieu littéraire et artistique du Paris des années vingt et trente, le quartier de Montparnasse et les surréalistes proches et lointains d’André Breton (si l’on admet la possibilité d’être surréalistes sans la bénédiction du « pape » du surréalisme), Jacques Baron reste très lié à la dimension et à l’inspiration de la province. Il aime les marges et les autres marginaux – comme Leiris ou Desnos, qui s’éloignent du mainstream surréaliste à la fin des années vingt ; pourtant, tout comme les autres poètes transfuges du mouvement de Breton, l’influence de la poétique et de l’esthétique surréalistes laisse une trace indélébile dans toute sa production littéraire. Au-delà de son inspiration poétique, Jacques Baron s’œuvre pour inscrire toute sa production derrière l’étiquette « surréaliste » : sinon comment justifier, en 1969 (trois années après la mort d’André Breton), la publication de son autobiographie intitulée L’An I du surréalisme chez Denoël et, en 1980, de l’Anthologie plastique du surréalisme éditée chez Filippacchi ? Il s’agit vraisemblablement des deux visages du même poète : Jacques Baron, l’enfant qui s’est volontairement éloigné du surréalisme, et Jacques Baron, l’adulte qui s’est volontairement réinséré sous l’égide surréaliste, une fois qu’elle a été libérée de son Cerbère parisien.

2Le volume qui fait l’objet du présent compte rendu est préparé et établi par les soins de Patrice Allain, qui a dernièrement organisé plusieurs événements autour du surréalisme et la ville de Nantes – notamment des expositions et des interviews pour promouvoir l’activité périphérique que le surréalisme mène dans la ville natale de deux Jacques impliqués dans le mouvement de Breton : Vaché et Baron. C’est dans cette perspective qu’il faut aussi lire ce volume, qui naît comme un numéro spécial de La Nouvelles Revue Nantaise, dont le but est justement celui de promouvoir le patrimoine de la Bibliothèque municipale de la ville, qui héberge un fonds Jacques Baron.

3Seulement une partie dudit fonds se trouve toutefois à Nantes, car la plus vaste collection de documents concernant Jacques Baron est repérable dans les Archives et collections spéciales de la Bibliothèque de l’université d’Ottawa, au Canada, comme l’explique Lucie Desjardins, dans son article introductif « Les Archives Jacques Baron voyagent jusqu’au Canada ». Rassemblés dans deux collections (la Collection des manuscrits français et le Fonds Catherine Ahearn, qui prend le nom de la chercheuse qui en est à l’origine), les documents couvrent « la presque totalité de l’existence de l’auteur, de 1905 à 1979 » (p. 10), y compris une correspondance nourrie entre le poète et de nombreux auteurs surréalistes, tels que Breton, Desnos, Crevel, Leiris, Queneau, etc.

4Des photos, des témoignages, des manuscrits et des hommages enrichissent ce volume composite qui se situe entre l’édition (et la réédition) des œuvres de Baron et le recueil d’articles et de témoignages sur l’auteur. Cette hétérogénéité a le mérite de faire passer au lecteur un contenu facilement accessible et souvent agréable, surtout en ce qui concerne les données biographiques sur Jacques Baron. Pour donner une idée de la place accordée aux repères biographiques, il suffira de dire que Patrice Allain et Gabriel Parnet consacrent une quarantaine de pages à la chronologie de la vie de Jacques Baron en ouverture du volume (p. 15-54). Ici on découvre l’importance jouée par le mouvement surréaliste dans l’inspiration poétique de Baron et aussi la volonté de revenir à l’identité surréaliste une fois estompés les débats internes au mouvement d’André Breton. C’est donc en 1921 que Baron entre en contact avec les membres du futur groupe surréaliste, qui se rangent encore sous l’étiquette de Dada : par l’intermédiaire de son frère Charles François, il fait la connaissance de Vitrac, Crevel, Morise et Limbour. À partir de ce noyau, et grâce à ses publications dans la revue Aventure, Jacques Baron rencontre Aragon (1921), Soupault et Breton (1922), ce qui consacre son entrée en surréalisme et un parcours analogue à celui de plusieurs poètes contemporains : la contribution à la revue Littérature et à La Révolution surréaliste, l’aide cruciale du mécène et couturier Jacques Doucet, la fréquentation (un peu méfiante) des séances de sommeil hypnotique. Robert Desnos range Baron parmi ses fréquentations de l’époque, en le citant avec les autres dans son récit d’inspiration anticléricale Pénalités de l’enfer ou Nouvelles Hébrides (1922) : « J’entrevis Aragon quelques heures mais lui aussi me perdit. Baron, Vitrac et Morise passèrent à portée de ma voix mais je ne pus les rejoindre »1. Étant donné son âge relativement jeune par rapport aux autres poètes surréalistes (en 1922 il avait 17 ans), Jacques Baron est, en quelque sorte, le représentant de l’adolescence, un peu comme Gisèle Prassinos le sera plus tard, dans les années trente ; André Breton rend hommage à la jeunesse de Baron dans la conférence qu’il prononce à Barcelone en novembre 1922 et sa première femme Simone écrit à sa cousine Dénise Lévy (avril 1923) : « Moi je pense que Baron exagère souvent l’impertinence, mais que d’autre part il est un enfant et qu’il faut lui en montrer d’autant plus de respect »2.

5Jacques Baron, on l’a déjà annoncé, restera toujours marginal à l’intérieur du mouvement surréaliste, et les premières incompréhensions avec Breton commencent à partir de juillet 1923. On passe donc de sa consécration dans le Manifeste du surréalisme (1924) – « … voici T. Fraenkel qui nous fait signe de son ballon captif, Georges Malkine, Antonin Artaud, Francis Gérard, Pierre Naville, J.-A. Boiffard, puis Jacques Baron et son frère, beaux et cordiaux, tant d’autres encore »3 –, pour aboutir à la rupture rendue publique par le Second Manifeste du surréalisme (1930) où, en parlant des rapports entretenus par quelques intellectuels avec le parti communiste, Breton écrit que « à la manière de M. Baron, auteur de poèmes assez habilement démarqués d’Apollinaire, mais de plus jouisseur à la diable et, faute absolue d’idées générales, dans la forêt immense du surréalisme, apportent au monde “révolutionnaire” le tribut d’une exaltation de collège, d’une ignorance “crasse” agrémentée de visions de quatorze juillet. (Dans un style impayable, M. Baron m’a fait part, il y a quelques mois, de sa conversion au léninisme intégral. Je tiens sa lettre, où les propositions les plus cocasses le disputent à de terribles lieux communs empruntés au langage de l’Humanité et à des protestations d’amitié touchantes, à la disposition des amateurs […]) »4. Évidemment, la tirade d’André Breton contre Baron est fortement influencée par la participation du poète nantais à la création de La Revue Marxiste, en février 1929.

6À partir de cette rupture – à vrai dire bilatérale, car Baron signe avec les autres rescapés du surréalisme le pamphlet contre André Breton intitulé Un Cadavre (1930) – Jacques Baron poursuit activement son existence parisienne, en fréquentant surtout le milieu américain, grâce à sa relation avec la journaliste Florence Gilliam ; c’est dans ce contexte qu’il rencontre Henry Miller, qui lui fait parvenir aussi une copie de Tropic of Cancer en 1935. Parmi ses publications de cette période, il faut souligner la parution du roman Charbon de mer (1935) chez Gallimard et de la monographie Chopin (1939) chez Grasset.

7Pendant l’Occupation, Baron déménage dans le Sud, où il travaille à la radio. La fin de la guerre le met devant des événements troublants : la mort de la mère, le suicide de Drieu de la Rochelle, un sentiment de perdition vis-à-vis de son « horreur » (p. 47) pour le communisme. Au début des années cinquante, Jacques Baron séjourne à Rabat et à Casablanca pour occuper sa fonction de directeur artistique à Radio Maroc. Mais il faut avouer que son inspiration et sa reconnaissance poétique est pratiquement inexistante en dehors du surréalisme. C’est peut-être pour cela qu’il décide de renouer avec son amour de jeunesse, à partir des années soixante : « À 17 ans, j’étais un espoir du surréalisme et j’ai dû me complaire dans cette idée. Je le suis resté… Comme si on restait tout sa vie un espoir » (p. 50).

8Après cette ample ouverture biographique, Jean-Louis Liters consacre son article « Dans les pas de Jacques Vaché, par hasard et fidélité » à la série de coïncidences qui lient Vaché et Baron à la ville de Nantes. Là aussi les repères biographiques l’emportent sur la réflexion autour de l’œuvre des deux poètes : les déambulations croisées entre Nantes et Paris, le rapport conflictuel de Jacques Baron avec sa mère, la relation avec son frère Charles François devraient constituer une sorte d’introduction à la publication de huit lettres échangées entre les deux frères et deux textes inédits de Jacques Baron, La Disparition du passeur – un récit d’inspiration surréaliste rédigé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale –, et Hommage à Jacques Vaché – un texte théâtral dont la valeur de témoignage l’emporte sûrement sur la valeur littéraire. Rédigé entre 1972 et 1973 pour la Semaine surréaliste de Nantes, ce bref texte rend compte de la rencontre entre Breton et Vaché (« C’est à Nantes où, au début de 1916, j’étais mobilisé comme interne provisoire au centre de neurologie que j’ai fait la connaissance de Jacques Vaché », p. 98), en confirmant la volonté de Baron de se réapproprier de son passé surréaliste.

9En reprenant sa passion pour la contamination entre métropole et explorations aventureuses, Yves Thomas consacre enfin une belle réflexion sur l’œuvre poétique de Jacques Baron, en prenant en considération la période la plus intéressante, au moins du point de vue de l’histoire littéraire, de son activité créative : « Dans les rues de Paris, une forêt vierge. L’œuvre poétique de Jacques Baron aux années 1920 » (p. 103-118). En respectant l’ordre chronologique pour mieux illustrer les poèmes de Baron, Yves Thomas part du poème intitulé « Forêt vierge », où il repère « un esprit qui n’est pas étranger à Apollinaire » (p. 104) ; une filiation qui est encore persistante dans le poème inédit de 1921, « Éclat de rire en plein soleil », où les images d’une modernité fiévreuse s’enchaînent (« Vertige des maisons et des automobiles ! », p. 105). Le mythe de la ville de Paris est donc présent dans l’œuvre de Baron comme il est présent dans l’œuvre de nombreux écrivains surréalistes (que l’on pense seulement à la Mythologie de la vie moderne qu’Aragon énonce dans son Paysan de Paris). C’est dans cette perspective de lien entre le merveilleux et le contexte métropolitain qu’il faut lire ce que Jacques Baron écrit en 1925 dans la Révolution surréaliste : « Paris était une fée. Les rues étroites parcourues par de multiples étoiles s’envolaient vers le ciel » (p. 111).

10La deuxième partie du volume se concentre plus spécifiquement (même si pas de façon exclusive) sur la publication d’écrits et manuscrits de Jacques Baron conservés dans la Bibliothèque municipale de Nantes et dans la Bibliothèque universitaire d’Ottawa. On regrette l’absence d’une introduction critique qui aurait pu guider de manière cohérente le lecteur à travers ces écrits fragmentaires, issus d’époques et de genres différents, conçus pour les contextes éditoriaux les plus variés. En effet, la page qui regroupe les notes à la fin de la publication de la première section de documents (p. 149), même si elle est très utile car elle donne de façon synthétique les références des premières publications des textes reproduits, peut difficilement remplacer un travail d’édition critique et exhaustif. Ceci ne nous empêche pas toutefois d’émettre quelques appréciations personnelles et scientifiques sur les écrits en question.

11En ce qui concerne la première section intitulée « Premiers écrits 1921-1927 », nous pouvons facilement repérer dans les poèmes et dans les compositions génériquement hétérogènes, aux thématiques imbibées dans l’inspiration de la modernité, une poétique très proche à celle de l’avant-garde en général. On trouvera donc des fréquentes références à l’automatisme5, à des objets et des symboles issus du monde moderne (le revolver, l’automobile, la Tour Eiffel), au procédé du plurilinguisme pour rendre compte d’une vie multiculturelle et frénétique, au merveilleux, à la révolution, à l’anticléricalisme, à la citation des personnages qui participaient effectivement aux activités dadaïstes et surréalistes (Breton, Aragon, Leiris, Masson, Tzara). C’est dans cette perspective avant-gardiste que nous pouvons interpréter des passages comme « Une auto qui m’emporte ou un train que je mange / Porc-épic fait de la télégraphie / Ayez pitié de mes amis » (p. 125), « Barbares nous avons la tête dans les cieux » (p. 130), ou « Je suis un Esprit Moderne » (p. 140).

12Suivent « Trois poèmes marins » et « Le Village marin », des textes apparemment inédits qui reprennent l’amour pour la mer et les paysages sous-marins partagé par plusieurs poètes surréalistes (que l’on pense seulement à la production en prose et en vers de Robert Desnos). L’eau devient ainsi la dimension et la condition par excellence associée au flottement du rêve et du souvenir : « Je ne veux plus entendre la raison qui m’enchaîne / Je veux par l’océan réveiller ma douleur » (p. 151). Et, à la fin de cette partie consacrée à la publication de textes de Jacques Baron, le lecteur trouvera quelques proses et poèmes dont la thématique principale est la femme, l’érotisme et la métropole : « Pick-me-up et les femmes poètes », « Paris », « Écrit sur un ticket de métro », « Poème érotique (écrit avec Michel Leiris) ».

13Dans une belle contribution, ample (p. 173-210) et très bien documentée, enrichie de reproduction de couvertures de revues de l’époque, Patrice Allain et Gabriel Parnet illustrent « La grande traversée. Itinéraire en revues d’un poète dans l’entre-deux guerres ». En se référant à des documents originaux, à la correspondance, en allant fouiller dans les revues publiées dans la période de l’entre-deux guerres, les deux auteurs proposent un cadre exhaustif de la présence de Baron au niveau des périodiques. Il s’agit souvent de « petites revues », « c’est-à-dire à faible tirage et sans soutien institutionnel au sein de l’espace consacré de la production littéraire » (p. 173) ; mais elles rendent parfaitement compte de l’engagement du jeune Jacques Baron dans les dynamiques communicatives de l’avant-garde. D’Aventure à Littérature, de Paris-Journal à La Révolution surréaliste, Jacques Baron s’œuvre pour affirmer son point de vue créatif et critique dans le Paris des années vingt ; jusqu’à la participation dans des revues plus spécifiquement politiques (La Revue marxiste et La Critique sociale), qui provoque sa rupture définitive avec le surréalisme ; pour rejoindre ensuite les surréalistes dissidents, à la fin des années vingt et au début des années trente, qui se réunissent autour de revues comme Variétés, Documents et Bifur.

14En guise de clôture du volume, le témoignage de Dominique Rabourdin (« Jacquot de Nantes ») et la description des fonds Jacques Baron conservés aux bibliothèques de Nantes et d’Ottawa, résument à la perfection l’hétérogénéité de ce volume et le manque d’une direction forte, qui prenne en considération la possibilité de séparer, par exemple, la partie des témoignages de la partie consacrée aux textes et aux études sur les textes. Mais, peut-être, le but du présent ouvrage résidait justement dans la volonté de donner un aperçu vaste et multifocal, à travers des supports divers (photos, lettres, revues, poèmes, proses, articles et souvenirs), de la vie de Jacques Baron, homme et poète : comme pour tout écrivain, la ligne de démarcation de deux identités, pourvu qu’on puisse parler de double identité, reste difficilement définissable. Et alors, la manière la meilleure pour en rendre compte, c’est peut-être de faire comme Patrice Allain l’a fait, c’est-à-dire céder librement la parole aux documents et aux personnes (universitaires et amis) qui souhaitaient donner une contribution à leur manière sur Jacques Baron, en abandonnant toute tentation d’une rationalisation au risque de l’académisme stérile.