Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Mars 2010 (volume 11, numéro 3)
Nicole Michel-Grépat

Des auteures de 1900 à 1914 : une Belle Époque, entre fureurs et ferveurs.

Patricia Izquierdo, Devenir poétesse à la Belle Époque, Étude littéraire, historique et sociologique, Paris : L’Harmattan, 2009, 396 p., ISBN : 978-2-296-10845-5

1Même si Colette, Anna de Noailles ou Lucie Delarue-Mardrus appartiennent aujourd’hui, sans conteste, à notre panthéon littéraire, leur itinéraire de femmes de lettres fut un parcours de combattantes. C’est pourquoi Patricia Izquierdo a décidé d’analyser les enjeux littéraires, historiques et sociologiques de la création de quatorze femmes pour rendre hommage à la qualité de leur travail poétique et souligner l’amplitude de leur lutte, menée avec pugnacité et courage, afin de se faire reconnaître par une critique misogyne et destructrice. L’ouvrage suit l’éclosion d’une écriture féminine jusqu’à la guerre, pendant la Belle Époque, de 1900 à 1914 : il explicite l’essor inattendu de la production littéraire féminine et revisite les liens entre féminisme et poésie, dans le contexte socio-culturel de ce début de XXe siècle, à travers les destinées de Gérard d’Houville, Marguerite Burnat-Provins, Marie Dauguet, Hélène Picard, Cécile Sauvage, Marie Krysinska, Renée Vivien, Natalie Barney, Cécile Périn, Amélie Murat, Judith Gautier, Jean Dominique sans oublier Anna de Noailles et Lucie Delarue-Mardrus.

2Dans cette période d’avant-guerre, le lyrisme féminin est à son apogée. Les femmes veulent s’exprimer dans et par l’écriture, quatre ouvrages essentiels le confirment dès l’année 1901: Le cœur innombrable d’Anna de Noailles, Occident de Lucie Delarue-Mardrus, Études et préludes de Renée Vivien et L’ombre des roses de Jean Dominique. Patricia Izquierdo cherche alors une première réponse à cet élan scriptural, celle du Paris mondain. Ainsi pour Renée Vivien, « Paris est le cerveau qui fuse, le bras qui agit, l’âme qui domine et la main qui crée » (p. 24) même si quelques sursauts régionalistes frémissent dans les revues de la Province, comme Le Beffroi à Lille et L’effort à Toulouse. Les grandes bourgeoises Anna de Noailles, Gérard d’Houville, Judith Gautier, Lucie Delarue-Mardrus, les aristocrates Renée Vivien et Natalie Barney ont accès à l’univers des littérateurs mais les autres femmes auteurs de condition plus modeste fréquentent des cénacles provinciaux ou bien sont cantonnées dans les domaines dévalorisés du roman populaire ou du livre pour enfants.

35000 écrivaines sont répertoriées par Le Figaro illustré en Février 1910, et l’angoisse masculine face à ce raz-de-marée féminin s’amplifie. Les analyses critiques sexistes et obtuses fustigent les dangereuses intruses du monde des Lettres en établissant une parenté entre écrivaine et prostituée. Le chroniqueur Henri Ner, dès 1898, éreinte douze mois durant dans La Plume, les femmes qui osent écrire, celles qu’il appelle « bas-bleus », en allusion aux bas de laine négligés de ces femmes peu soucieuses d’une féminité qui réclame des bas de soie. Il dénonce aussi les « chaussettes roses », ces hommes efféminés, ces « vaginards » comme Catulle Mendès, Marcel Prévost ou Jules Bois, qui écrivent sur les femmes et s’intéressent à leur psychologie et à leur possible émancipation. Nombre d’attitudes virulentes, antiféministes et parfois aussi antisémites, s’accordent à dénoncer une femme enfermée dans l’expression lyrique du moi. Dès la fin de la troisième République, la critique crée le concept de « bestialité lyrique ». Barbey d’Aurevilly, Octave Mirbeau, Gustave Moreau et Schopenhauer laissent percer un réel malaise masculin. Leur véritable phobie s’attache à dévaloriser systématiquement les femmes qui écrivent, ces femmes écervelées, soumises à une sensibilité excessive non maîtrisée et uniquement préoccupées de soi ; ainsi ils leur confisquent toute forme de créativité littéraire. S’impose alors une véritable hargne contre des femmes émancipées, « Amazones et Bacchantes, elles font trembler le patriarcat et ressurgir le mythe d’une société féminine, guerrière et sans hommes » (p. 52). Dès l’instant où la femme prend la plume, un vent d’anarchie et de décadence souffle sur le domaine des hommes, mis à mal par cette contestation de l’ordre, de la morale et de la religion par des écrits de femmes.

4La littérature féminine est pourtant née, mais c’est une infra littérature, marginale et minoritaire. Depuis le XVIIe siècle, les femmes sont romancières ou épistolières, mais au début du XXe siècle, la poésie est présentée comme le plus beau fleuron de leurs conquêtes. De muses et inspiratrices, elles deviennent créatrices et renversent ainsi la structure patriarcale et archétypale de la société et du langage. En revanche, le théâtre et le roman leur sont interdits par la critique littéraire au vu de leur incapacité à construire une intrigue ou à montrer une rigueur dramaturgique. Si leur besoin d’épanchement prolixe est incompatible avec les exigences de la brièveté théâtrale, il est cependant accepté en poésie. Pascale Izquierdo précise alors que ce ne sont pas les femmes qui conquièrent un quelconque domaine littéraire, c’est l’homme qui leur donne une parcelle de son territoire. Apparaît alors le nom d’Anna de Noailles, la plus conforme à l’image stéréotypée de la poétesse qui livre ses épanchements spontanés de salon reçus comme « un ornement agréable » (p. 69).

5Judith Gautier et Lucie Delarue-Mardrus s’essaient impudemment au théâtre, et imprudemment d’ailleurs, car le théâtre est un lieu de pouvoir masculin indéniable. Lucie Delarue-Mardrus, fascinée par Sarah Bernhardt dans Cléopâtre, écrit six pièces dont Sapho désespérée en 1904, mise en scène aux Chorégies d’Orange en 1906 par Paul Mariéton, puis elle réalise elle-même une nouvelle mise en scène avec Catulle Mendès et interprète le rôle titre avec des costumes prêtés par Natalie Clifford-Barney, pour inaugurer le théâtre Fémina. Mais la pièce au sujet saphique ne fut ensuite plus jamais jouée, ni celle-ci ni les autres. Ce sort cruel pour un dramaturge est partagé par Natalie Barney et Renée Vivien dont les pièces ne sont représentées que dans l’intimité d’un jardin à Neuilly et devant un public choisi. Judith Gautier est la seule à être célébrée pour son théâtre chinois, japonais et hindou, goût d’époque pour l’orientalisme oblige! Elle modèle et sculpte des statuettes pour son «   Bayreuth lilliputien ». Écrivant La fille du ciel avec Pierre Loti, elle est cependant spoliée de tout succès alors que Loti est encensé par la presse. Ces procédés pour étouffer la création dramaturgique, et ainsi la parole féminine, ont, selon Pascale Izquierdo, des raisons économiques mais aussi idéologiques : revendiquer sur les planches ses droits et son émancipation ne peut qu’irriter les hommes qui condamneront les femmes dramaturges au silence.

6Quant au roman, c’est celui populaire ou feuilletonesque, publié dans le Gil Blas ou La revue des deux mondes qui leur est accessible : Daniel Lesueur et Marguerite Audoux arrivent même à s’enrichir avec certaines publications, en particulier pour cette dernière, le roman Marie-Claire couronné par le prix « Vie heureuse » en 1910. Gérard d’Houville, Anna de Noailles, Lucie Delarue-Mardrus, Marie Krysinska et Renée Vivien ont pratiqué, avec des fortunes diverses, ce genre littéraire le moins codé et le plus lucratif de la Belle Époque. Madame de Régnier, fille de Hérédia, écrit en 1903, L’inconstante, sous le pseudonyme masculin de Gérard d’Houville et remporte un vrai succès auprès des lecteurs. La critique ne lui est favorable que sous la plume de quelques amis personnels. « La moralité comme l’esprit de famille limitent bien vite la libre expression des romancières. Dès qu’une femme même -ou peut-être surtout -connue et soutenue, s’écarte de la doxa de l’époque, elle est muselée (p. 81). La critique de la Belle Époque si dithyrambique pour la poésie d’Anna de Noailles se déchaîne paradoxalement contre l’immoralité de ses romans, leur manque de construction, l’audace et l’étrangeté de leur style, elle est taxée de nietzschéenne par La nouvelle espérance en 1903. Les contes fantastiques noirs et morbides de Lucie Delarue-Mardrus, les romans réalistes et crus de Marie Krysinska, les contes tourmentés et fiévreux de Renée Vivien connaissent la même disgrâce. Quant au roman de Natalie Barney, Lettres à une connue, il restera inédit, il est vrai qu’il narre sa relation homosexuelle avec Liane de Pougy. De même celui de Lucie Delarue-Mardrus qui écrit sa relation passionnée avec Natalie Barney, Nos secrètes amours, en 1902, ne sera pas publié. Quant à Judith Gautier, qui publie son premier roman, Le Dragon impérial en 1869, sous son nom d’épouse Judith Mendès, elle déclenche un scandale. Son père l’encourage fermement à ne publier que de la poésie mais elle préfère le roman et le théâtre, ce qui va contribuer à la marginaliser comme excentrique notoire de la Belle Époque.

7Hélène Picard, la « Noailles de l’Ardèche », est consacrée une des plus grandes poétesses de son temps avec L’instant éternel, puis elle entreprend le diptyque de son autobiographie poétique où la critique mitigée ne verra plus que verbiage prolixe et inspiration sans variété. Marie Dauguet mêle dans son ouvrage Clartés récit de voyage et poèmes, et Marguerite Burnat-Provins publie un texte mixte, des confessions autobiographiques en prose poétique. Tous ces récits hybrides ont le mérite de rendre inclassables leurs auteurs, hors de toutes normes littéraires. Quant à la littérature d’idées, Judith Gautier et Marie Krysinska s’y essaient dans des recueils d’aphorismes qui exposent sous forme fragmentaire avant-gardiste, un art de penser et de vivre qui attire indifférence notoire ou dédain appuyé. De plus Marie Krysinska aura du mal à faire reconnaître son rôle dans la création du vers libre.

8Patricia Izquierdo se demande alors comment de ces coutumes androcentriques et de ce milieu littéraire globalement hostile et frileux, ces quatorze femmes vont-elles triompher en se faisant un nom et une place dans le monde de la littérature de 1900 à 1914.

9La femme de la Belle Époque affiche une volonté de fusion avec la nature et se métamorphose en « femme fleur », grande inspiratrice des artistes de ce début de siècle. Les volutes de l’Art nouveau vont alors symboliser les courbes ondoyantes de son corps et les spirales de sa chevelure. Pour célébrer le retour à un vitalisme universel, les poses hiératiques et mystiques féminines donnent de la sensualité à leur représentation stéréotypée, c’est la danseuse Loïe Fuller qui incarne le mieux cette image de frêle déesse pleine d’animalité, naturelle et mystérieuse. Les poétesses déploient alors une écriture en arabesques caractéristique de l’époque, la femme végétale et animale se dessine à travers les poésies d’Anna de Noailles, surnommée « La muse potagère » ou celles de Marie Dauguet. Selon Patricia Izquierdo, « les motifs privilégiés appartiennent à la nature et développent une mythographie de la femme proche des préraphaélites et des symbolistes » (p.121). Les poétesses puisent leur inspiration dans le même terroir naturel, végétal et floral : les fleurs à longues tiges, les plantes ornementales grimpantes, la libellule, le papillon et le paon s’imposent à elles, aux maîtres verriers et aux vitraillistes. L’art nouveau célèbre le mythe d’une nature idéale, généreuse et harmonieuse, bienveillante et maternelle. Un primitivisme rural, une voix donnée aux humbles, un hymne universel à la vie caractérisent les poèmes de Marguerite Burnat-Provins, et l’idéalisation de la nature se retrouve aussi dans les poèmes de Lucie Delarue-Mardrus. La critique se révèlera acerbe pour ridiculiser en 1901 cette « poésie des vergers » et ses caractéristiques : humilité des sujets, simplicité des structures linéaires, métaphores qui mêlent naturalisme et symbolisme de façon surprenante.

10En ce début de siècle, les poétesses s’affranchissent d’un Parnasse trop rigoureux et d’un symbolisme morbide, des valeurs autres alimentent une nouvelle esthétique basée sur la spontanéité et la simplicité naturelle, mais aussi sur l’énergie et la sincérité. C’en est bien fini de la génération languide de 1890 ! Les femmes auteurs ont foi en un panthéisme gigantesque, radieux et exalté.  Méfiantes à l’égard des écoles et des mouvements littéraires, Anna de Noailles reconnaît cependant l’influence de Francis Jammes dans Le Cœur innombrable et L’Ombre des jours, Marie Dauguet lui dédie un poème dans Par l’amour en 1904, Marguerite Burnat-Provins écrit « à la manière » de Jammes, Cécile Sauvage le revendique comme un de ses maîtres. Patricia Izquierdo ajoute l’humanisme de Gregh en 1902, l’unanimisme de Jules Romain en 1905 et l’impulsionnisme de Parmentier comme mouvements littéraires influents. C’est un retour au moi concret et à la Nature qui en permet le saisissement, un Moi logorrhéique et instinctif qui se révèle enrobé de citations nietzschéennes ou bergsoniennes. « Ainsi, ces femmes écrivains du début du vingtième siècle, fortes de nombreuses influences, littéraires, artistiques et philosophiques, dont le point commun est le vitalisme, parvinrent à créer une nouvelle image de la femme, une femme nature, proche de tous les règnes et espèces vivants, et dont le vœu le plus intime est de se fondre dans ce principe vital originel pour exprimer et régénérer son Moi» (p.159).  Cependant cette valorisation apparente de la femme est aussi neutralisante ; il en est de même pour la conquête de l’enseignement, la femme studieuse est encore plus soumise en « ange du foyer domestique », son imagination est étouffée et sa créativité ne peut s’épanouir que dans les arts ménagers, tout le reste est diabolisé et censuré ! Une presse féminine conservatrice et bien-pensante s’en fait l’écho. Du 9 Décembre 1897 au 1er septembre 1903, La Fronde de Marguerite Durand est le journal le plus connu, le premier quotidien féministe administré, composé, rédigé et imprimé uniquement par des femmes, dans lequel Lucie Delarue- Mardrus, Marie Krysinska et Renée Vivien y publient des poèmes.  Mais c’est Valentine de Saint-Point, l’arrière-petite-nièce de Lamartine qui lance Le manifeste de la femme futuriste en 1912, et prône l’avènement d’une femme totalement libérée, véritable apologie dyonisiaque  du désir féminin débridé et d’une sensualité féconde. De 1907 à 1910, certes plus timidement, cet Éros triomphant avait été déjà suggéré par Lucie Delarue-Mardrus dans Par vents et marées et par Marguerite Burnat-Provins dans Le livre pour moi qui laissaient pressentir une audace anticonformiste bien réelle pour affirmer la puissance de l’instinct libéré et impudique, ce qui ne manquera pas de choquer profondément le lectorat masculin dont  Saint John Perse qui vitupère contre « l’encre femelle » et Émile Faguet qui démontre l’incapacité de la femme à écrire autre chose qu’« un récit sentimental ou attendrissant ».

11Patricia Izquierdo souligne alors le difficile dilemme qui s’offre aux femmes écrivains, celui d’affirmer leur pouvoir créateur dans ce monde littéraire si masculin ou s’impliquer dans le mouvement féministe très actif des années 1900-1914.

12La volonté de libération des femmes crée malaise, ambiguïté et conflit chez les femmes poètes. L’individualisme de leur pensée, leur recherche obsédante d’une singularisation élitiste et leur conservatisme étonnant, teinté même parfois d’hypocrisie sociale, les rend paradoxales et parfois incohérentes. Le lesbianisme affiché de Natalie Barney et Renée Vivien, cette audace courageuse qui renverse les valeurs constituées du mariage, de la maternité et de l’amour, provoque la fin de Renée Vivien, la « Muse aux violettes » qui retirera en 1907 ses quelques ouvrages vendus à compte d’auteur et mourra cloîtrée et exclue à 32 ans, deux années plus tard. L’anglaise victorienne Natalie Barney affiche une rébellion moins radicale et plus pragmatique contre le patriarcat, refusant de s’engager dans un militantisme exigeant, préférant tenir salon, isolée dans son cercle limité d’amis, se contentant de refuser la condition sociale d’épouse et celle biologique de mère. Mais la plupart des poétesses sont au-dessus des préoccupations féministes, code civil et droit de vote ne les passionnent pas vraiment. Dociles dans les rets de la tradition poétique masculine, leurs revendications sont timides, celles d’une autre vision du monde. D’ailleurs il n’y a pas de solidarité réelle ni d’éloges possibles entre consoeurs et si Anna de Noailles est citée par ses admiratrices Hélène Picard et Amélie Murat, les femmes poètes cachent plutôt mal leur rivalité de plume. Outre en 1913 l’article lyrique du Figaro signé par Gérard d’Houville après la parution du recueil Les Vivants et les Morts d’Anna de Noailles et l’hommage nécrologique de Natalie Barney à Renée Vivien dans La grande revue en Mars 1910, la haine des salonnières entre elles est bien tangible, leur esprit de solidarité féminine est très discret pour ne pas dire réduit. S’afficher poétesse à la Belle Époque est le fruit d’un parcours individualiste, parfois privilégié, souvent prisonnier d’une aliénation plus ou moins travestie.

13Leur création est analysée par la presse comme « distraction d’aristocrate, activité compensatoire ou manifestation d’égocentrisme » (p. 256), les termes « Muses et Bacchantes », qu’on leur attribue sans cesse, les place du côté de l’impulsivité, leur écriture est qualifiée de « logorrhée maladive et narcissique » alors que comme Cécile Perrin le revendique, chacune ne rêve que de faire une œuvre durable et émouvante, de passion et de sincérité. Mais le trop plein de sensations emmagasinées, le flux torrentiel de leur déversement verbal, ce qu’Anna de Noailles refuse de corriger, les marginalise par rapport au parti pris, celui de Paul Valéry par exemple, d’une création consciente et mesurée des vers. La vision romantique et archaïsante de l’Inspirée leur nuit irrémédiablement. L’exactitude du mot et de son adhésion avec le ressenti est une obligation dont certaines ne s’acquittent que difficilement car elles déshabillent volontiers leur âme par désir de catharsis, leur  poésie se fait trop introspective, l’acte d’énonciation se mouvant en acte existentiel. Hélène Picard dans Le chant éternel en 1907 et Marguerite Burnat-Provins dans Le livre pour toi en 1908 s’impliquent si totalement dans leurs vers que la critique dépréciative y relève un manquement féminin caractéristique de maîtrise et de sobriété, et les considère comme des princesses bachiques et dionysiaques. Pour ces femmes poètes, la sincérité est ainsi donnée comme la valeur première de l’expression lyrique à la fois puissante et source de tourments (p. 280). Mais sous cette apparente désinvolture de l’écriture et cette omniprésence de l’émotion première, la quête de la gloire et la motivation de l’argent se dévoilent en filigrane. Si Lucie Delarue-Mardrus jalouse la poésie d’Anna de Noailles et la prose romanesque de Colette, si Cécile Sauvage souffre durablement du manque de reconnaissance et si Marie Krysinska lutte âprement contre Gustave Kahn et les symbolistes, c’est qu’elles veulent toutes les trois laisser une œuvre durable et reconnue ; l’acte d’écrire se déroule d’un dilettantisme de parade à un perfectionnisme plus intimiste. Sans vouloir créer de rupture formelle, elles peuvent cependant incarner un artisanat laborieux et persévérant de la langue poétique, sous un regard masculin sévère qu’elles tentent d’amadouer. Elles avancent masquées par une ambiguïté de l’énonciateur ou sous un pseudonyme masculin et leur volonté affichée d’être jugée non selon leur sexe mais selon leur mérite d’écrivain est proprement subversif à cette époque qui n’a de belle que le nom. Lucie Delarue-Mardrus supporte un mentor autoritaire en la personne de son mari, un « calife-œil» orientaliste de renom, exigeant et inconditionnel.  Les femmes poètes ne peuvent alors qu’afficher une dévotion emblématique de déférence et de soumission à l’égard des maîtres masculins, Baudelaire par exemple pour Lucie Delarue-Mardrus et Renée Vivien. Ce critère obligatoire d’érudition, très masculin, les contraint à dédicaces ou citations : elles rendent un hommage discret, voire complaisant parfois, à Verlaine, à Hugo mais aussi à Shakespeare ou à Racine. Habiles carriéristes, assoiffées de gloire, obnubilées par l’homme, le mari, l’amant, le père, ces  femmes poètes de 1900 à 1914 vivent l’écriture comme source de souffrance et objet de compromissions inévitables. Mais le cliché de l’inspirée anarchique et volubile, la Bacchante naturiste échevelée, s’étiole : loin de l’image stéréotypée de la Muse qui est la grâce, Patricia Izquierdo découvre des professionnelles qui veulent gagner de l’argent et organisent leur carrière en jouant le jeu patriarcal des appuis masculins.

14Patricia Izquierdo nous convie, par cet ouvrage très documenté et d’une lecture aisée, à suivre au fil des pages, et ceci malgré quelques redites, l’avancée indéniable de quatorze femmes dans la littérature. Sa recherche compte désormais dans l’appréhension du monde littéraire de la Belle Époque ; la bibliographie importante et actualisée, l’index alphabétique en font un solide outil de travail pour les étudiants mais aussi pour « l’honnête femme » en quête de témoignages de l’Histoire sur des modèles féminins d’affranchissement. C’est un bel hommage à l’émancipation des femmes de plume, à leur balbutiante mais réelle conquête littéraire et à leur créativité artistique que l’oppression masculine n’arrivera pas à occulter totalement. Cette étude clairement structurée, où les notes sont multiples et précises, offre donc un réel apport aux recherches sur les écrits des femmes, sur cette littérature du féminin progressiste et novatrice au service d’une liberté de création dont nous sommes encore aujourd’hui redevables et toujours dépositaires avisés et vigilants.