Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Novembre 2009 (volume 10, numéro 9)
Florence Magnot-Ogilvy

Bienfaisance et Révolution : l’Histoire, la loi, le droit et la résistance des textes

Geneviève Lafrance, Qui perd gagne, Imaginaire du don et Révolution française, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, coll. « Socius », 2008, 357 p., EAN 9782760621312.

1L’ouvrage, tiré d’une thèse de doctorat, s’interroge sur la circulation et le système des dons à partir d’un corpus de cinq romans situés au tournant du siècle : L’Émigré de Gabriel Sénac de Meilhan, Trois Femmes d’Isabelle de Charrière, La Dot de Suzette de Joseph Fiévée, Corinne et Delphine de Germaine de Staël. L’auteur s’appuie sur les rapports du comité de mendicité et sur la production juridique de l’époque pour mesurer l’influence sur les romans de cette nouvelle conception des secours qui n’apparaissent plus comme une charité destinée tant à secourir les indigents qu’à faire valoir la sensibilité des riches mais sont présentés par la pensée révolutionnaire comme un système de compensation et de dédommagement de nature collective et rationnelle.

2Dans l’introduction, l’auteur a le mérite de ne pas éviter la question de la labilité et du caractère particulièrement fuyant de la notion de don, à propos de laquelle elle rappelle, non sans quelque malice, que la définition qu’en donne Derrida (le don comme « un autre nom de l’impossible ») ne saurait guère guider le chercheur dans sa quête. L’ouvrage d’ailleurs se caractérise de bout en bout par un ton enjoué et un style d’une irréprochable clarté.

3Geneviève Lafrance s’efforce d’abord courageusement de déterminer l’apport maussien et l’usage qu’on peut en faire dans l’analyse de la littérature, en soulignant que le passage de la charité à la bienfaisance et donc la sécularisation du don, au cœur des analyses de Mauss, est évidemment antérieure à l’essai sur le don puisque c’est l’abbé de Saint-Pierre qui l’explicite et le théorise au début du XVIIIe siècle dans ses Observations pour rendre les sermons plus utiles (1726). G. Lafrance adopte finalement une position prudente mais minimale en expliquant que son travail est « tributaire de Mauss et de ses successeurs dans la mesure où les dons y sont appréhendés en tant qu’échanges, c’est-à-dire où leur sens apparaît indissociable de ce que les protagonistes quand ils donnent ou reçoivent, risquent de perdre ou de gagner (p. 37). » Elle utilise très bien l’ouvrage de Catherine Duprat Le Temps des philanthropes (1993) qui fait la lumière sur l’évolution de la charité vers la bienfaisance caractéristique de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

4Le premier chapitre analyse le système des dons dans L’Émigré de Sénac de Meilhan. G. Lafrance y repère les séquences et les scènes de dons dont elle tire une série de lois, pour bien donner et bien recevoir dans le milieu des aristocrates émigrés pendant et après la Révolution. Elle montre que le roman est en grande partie axé autour de la thématique du don, thématique qu’elle met en rapport avec les réflexions révolutionnaires contemporaines sur la bienfaisance, l’entraide et le secours aux pauvres.

5Ses analyses sont convaincantes, mais l’on pourrait tout de même souligner que les lois qui sont ainsi dégagées peinent à caractériser spécifiquement ce qui serait le moment révolutionnaire de l’histoire du don : la nécessité d’une réciprocité, même fictive, ou encore l’exigence de restitution, tous scénarios et détours destinés à atténuer le déséquilibre créé par le don, sont en effet bien présents et explicités dans les traités de civilité de la fin du XVIIe siècle et déjà hérités du passé. S’il paraît vraisemblable que la Révolution bouleverse ou transforme certains des aspects du don, les règles qui régissent la circulation des dons parmi la communauté nouvelle des aristocrates émigrés ne semblent pas différer profondément des règles de civilité dans l’échange qui caractérisent les textes et les romans du début du XVIIIe siècle, les émigrés prenant la place des nombreux nobles pauvres ou déchus qui peuplent les romans pendant tout le siècle et forment une partie importante du personnel romanesque.

6Après une analyse de la communion des âmes charitables et de la contagion de la bienfaisance dans L’Émigré de Sénac de Meilhan, G. Lafrance conclut en voyant dans ce roman un témoignage de l’impuissance des dons et de l’inadéquation de la bienfaisance face aux violents soubresauts de l’Histoire.

7À propos de Mme de Charrière et de Trois Femmes (1795), G. Lafrance analyse aussi bien la bienfaisance à l’intérieur du livre que le livre comme acte de bienfaisance puisque Mme de Charrière organise une souscription au nom d’une touchante émigrée ayant tout perdu dans la Révolution, le don marquant aussi bien la diégèse que les conditions d’apparition et de production de l’ouvrage. À la fin de l’analyse du roman de Mme de Charrière, G. Lafrance établit un lien très intéressant entre la manière dont le système du don est représenté comme une forme d’illusion nécessaire dans le roman et la thèse soutenue par les thermidoriens d’une nécessité de défendre des chimères telles que la propriété privée, certains faux-semblants étant jugés nécessaires au bonheur des hommes : "Pour que les hommes puissent exercer leur libéralité, il leur est indispensable d’accorder crédit à certaines fables : la capacité qu’ils ont de donner dépend de la foi qu’ils prêtent aux idéaux forgés par leur imagination. De Mme de Charrières à Sédillez en passant par Mme de Staël, l’idée circule selon laquelle la générosité repose, au moins partiellement, sur des chimères", p. 155.

8Le troisième chapitre est consacré à l’étude de La Dot de Suzette (1798), un court roman de Joseph Fiévée, journaliste ultra-royaliste, censeur, homme de presse et conseiller de Napoléon. Le résumé de la fin du roman offre un exemple du style souriant de G. Lafrance : « Quand les deux femmes apprennent qu’Adolphe s’est établi en Angleterre, Mme de Senneterre part l’y joindre, tôt suivie par Suzette, qui, après la chute opportune d’un lustre sur le crâne de son époux, est enfin priée de bien vouloir épouser le jeune homme. Tout est bien qui finit bien, les trois personnages vivant heureux dans la campagne anglaise, ne regrettant ni les rangs ni les fastes d’antan » (p. 169). C’est surtout dans l’étude de ce roman que G. Lafrance établit un lien étroit avec les rapports du comité de mendicité puisque Fiévée semble avoir façonné sa fiction et les dons qui y sont représentés en fonction des conclusions du comité : 1. il n’y a de bons dons que les dons utiles, 2. la bienfaisance répond à un devoir de justice et non à un sentiment personnel. L’auteur montre cependant que la logique romanesque, reposant sur le hasard, va à l’encontre de l’idéal de prévisibilité qui prévaut dans les recommandations du Comité de Mendicité. Sous l’apparente satisfaction des devoirs moraux, c’est bien à l’assouvissement de passions violentes que répondent les dons du roman, ce qui corrige donc sensiblement leur apparente conformité à une loi extérieure et rationnelle. Toujours à propos de La Dot de Suzette, G. Lafrance montre que le roman de Fiévée est moins univoque qu’il ne paraît d’abord puisque la bienfaisance peut aussi y être lue comme une activité dangereuse et précisément à l’origine des bouleversements sociopolitiques du temps. Elle donne à ce propos un aperçu d’un exemple d’une lecture fantasmatique de l’Histoire par le roman : les dons de Mme de Seneterre finissent par être si disproportionnés qu’ils déséquilibrent le système des forces en présence et sont rendus implicitement responsables de sa ruine, ce qui permet commodément au roman de liquider l’Histoire et la Révolution comme causes du destin des personnages. G. Lafrance rappelle que Sade avait lui aussi, trois ans plus tôt, mis en relation directe de cause à conséquence la charité envers les pauvres et les « bouleversements horribles » de la Révolution dans La Philosophie dans le boudoir, mais de manière parfaitement explicite (la bienfaisance, y est-il écrit, « accoutume le pauvre à des secours qui détériorent son énergie : il ne travaille plus quand il s’attend à vos charités et devient, dès qu’elles lui manquent un voleur ou un assassin »), et que Rousseau dans La Nouvelle Héloïse et par la bouche de Julie invite à garder une certaine prudence dans la manière d’adresser et de proportionner les dons. L’étude du roman de Fiévée donne lieu à une analyse brève mais efficace de l’évolution du statut de la dot féminine de part et d’autre de la Révolution, celle-ci intégrant le rang d’autres bienfaits pour quitter le statut d’héritage anticipé (ou de « machine à déshériter les femmes » pour reprendre l’expression d’une historienne citée par G. Lafrance, Florence Laroche-Gisserot, puisque les filles dotées étaient normalement exclues de la succession de leurs parents) qu’elle avait sous l’Ancien Régime.

9Pour Fiévée comme pour les autres auteurs du corpus, la Révolution fait peser des contraintes supplémentaires sur les actions de donner et de recevoir. Son habileté consiste à feindre de se conformer aux décrets du comité de Mendicité et aux mots d’ordre de la doxa révolutionnaire tout en appliquant la morale et la logique plus tortueuses du roman.

10Le dernier chapitre est consacré à Delphine et, dans une moindre mesure, à Corinne de Mme de Staël. L’auteur y applique les principes énoncés par Christian Biet en inscrivant la lecture des textes de fiction dans l’horizon politique et juridique de leur époque. Après une mise au point sur le droit successoral après 1789, G. Lafrance analyse notamment une contractualisation de la bienfaisance. Le dernier chapitre offre surtout une belle plongée dans l’imaginaire du roman sensible à travers le personnage d’Oswald dans Corinne, qui est le donateur du roman. Delphine et Corinne témoignent tous deux du mauvais fonctionnement de la bienfaisance, comme si les personnages étaient devenus incapables de bien donner et/ou de bien recevoir. C’est donc au fond au constat d’une amère déconvenue que se livre Madame de Staël, héritière de l’idéal de bienfaisance des Lumières.

11L’ouvrage conclut sur les périls du don en donnant un peu l’impression de peiner à sortir de l’aporie d’une pensée sur le don qui ne peut s’empêcher de soupeser sa gratuité ou son calcul. L’auteur démontre que l’inversion réelle des rapports de bienfaisance, qui fait des nobles déchus les destinataires des dons, les contraint à modifier leur conception de la bienfaisance : les nobles déchus et émigrés avaient tout intérêt, à ce moment-là, à ne plus voir les rapports de don comme des rapports de force. Les romans du tournant du siècle intègrent donc l’Histoire en déplaçant leur centre de gravité vers le point de vue des donataires.

12La fin de l’étude revient sur la difficulté d’articuler les apports de la sociologie avec l’analyse du texte littéraire et sur la nécessité de penser les liens entre ces deux domaines. Sans ces précautions en effet, le risque semble grand de revenir à la théorie de la littérature comme reflet ou, pire, comme confirmation d’une doxa prédéfinie par l’analyste.

13 Cette thèse apporte donc un éclairage intéressant sur la problématique du don au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, en proposant une série de lectures fines, en s’efforçant de mettre en rapport  les romans et certains textes issus des projets de la Révolution et des recommandations de ses Comités. La critique est la plus convaincante lorsqu’elle met en évidence les points de disjonction et d’inadéquation entre le discours de la société, tel qu’on peut le reconstruire à partir des textes juridiques ou politiques, et les lieux où la fiction s’égare vers d’autres territoires, où elle parle d’autres langages, ceux de l’imaginaire et du fantasme par exemple, elle montre alors d’où provient la profonde mélancolie de ces textes situés sur une fracture de l’Histoire.