Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Juin-Juillet 2009 (volume 10, numéro 6)
Patrick Thériault

Rimbaud décrypté ?

Paul Claes, La Clef des Illuminations, Amsterdam-New York : Rodopi, « Faux Titre », 2008, 359 p., EAN 9789042025011.

1 « J’ai seul la clef de cette parade sauvage ». La clausule de Parade donne à rêver, en même temps qu’à douter. Gasconnade métatextuelle ? Expression typique du goût rimbaldien pour la mystification poétique ? Difficile à dire, dès lors que la prendre au sérieux semble impliquer de se prendre à son jeu. Cela n’a pas empêché Paul Claes de se prêter à l’exercice et d’en tirer un jugement conclusif, prétendant même valoir, au-delà de Parade, pour l’ensemble des Illuminations : l’ouvrage qu’il propose, La Clef des Illuminations, entend livrer le « sésame » permettant d’« ouvrir la porte de cette œuvre fermée » (p. 23). Telle est la promesse fabuleuse qu’il affiche, tout en concédant que sa méthode « ne saurait révéler le secret de tous les trésors cachés » (p. 23).  

2Avant toute considération d’analyse, la première découverte qui attend le lecteur tient à l’herméneutique résolument positive, par moments positiviste, promue par l’auteur. Herméneutique qui jure avec l’audace expérimentale à laquelle on en est venu, à la faveur de lectures parfois abusives et anachroniques il est vrai, à associer les Illuminations. Rien de moins « moderne », de fait, que la référence au paradigme de la porte et de la clef, du code et du décodage, de la crypte et du décryptage, de l’enfouissement et de la mise au jour, qui sous-tend ici la conception du texte rimbaldien et son interprétation. L’auteur sanctionne ce schématisme herméneutique au nom du sens commun. D’une manière pour le moins tranchée, il oppose son opération de « décryptage rationnel » au « parti pris de l’interprétation contemporaine qui se veut fragmentaire, polyphonique ou paradoxale » (p. 10). Il ne s’agit pas pour lui d’innover, mais plutôt de retourner à l’évidence primitive, donnée à la fois pour prégnante et cachée, des Illuminations, à ce « substrat réel » que la critique n’aurait pas été en mesure d’apercevoir (p. 328).

3Le programme que Paul Claes définit dans le cadre de son introduction présente la qualité et le défaut, comme tout le reste de son propos d’ailleurs, d’être très systématique : stigmatisant le « postulat d’illisibilité » suivant lequel une certaine critique cultiverait artificiellement le mystère de la poésie rimbaldienne (p. 9), il soutient que ni l’explication détaillée ni l’interprétation globale des Illuminations ne posent de problèmes foncièrement insolubles (p. 9). Les difficultés qui s’y font jour, si elles sont traduisibles en termes d’obscurité, reflètent pour l’essentiel une complexification et une opacification du sens résultant d’une série de transformations textuelles opérées par le poète. Dès lors, la démarche analytique consistera à « parcourir en sens inverse » ce codage littéraire (p. 10), depuis les trois niveaux qu’il affecte : pragmatique, sémantique et référentiel. C’est ce programme que l’auteur met en œuvre en commentant, une à une, l’ensemble des pièces des Illuminations. Les outils critiques et les références bibliographiques qu’il mobilise à cette fin dénotent un effort exégétique et une érudition (notamment en matière de rhétorique classique) impressionnants.

4La thèse directrice de l’ouvrage est que l’objet fondamental de ces transformations textuelles correspond à une représentation céleste. C’est du spectacle du ciel que s’inspirerait, dans la plupart de ses pièces, l’auteur des Illuminations. C’est ce spectacle qu’il s’emploierait à métamorphoser par les moyens allégorisants et sous l’esprit quelque peu mystificateur de son art — un art qui apparaît répondre, en l’occurrence, à un désir singulièrement impérieux de travestissement. Le « vrai sujet » (p. 38) des Illuminations, le principe de leur unité et, par là même, la « clef » de leur interprétation, s’indiquerait donc à travers des évocations, le plus souvent voilées, d’un ciel considéré dans son acception la plus extensive, par association avec tous les phénomènes atmosphériques — et avec la série virtuellement infinie de leurs gradations et de leurs interactions — dont il est le lieu : aurore, pluie, vent, tempête, etc.

5Le Rimbaud des Illuminations serait-il pour autant un contemplateur de nuages, à l’égal de l’Étranger baudelairien, « homme énigmatique » s’il en est ? Pas nécessairement : selon P. Claes, l’imaginaire céleste du poète dériverait d’abord et avant tout de ses lectures : c’est en puisant dans la réserve des lieux communs littéraires, plus qu’en s’adonnant à une observation passionnée et assidue de la nature, qu’il aurait trouvé le matériau caché de sa création (p. 323). C’est pourquoi le décodage de son texte appelle l’exploration de ses sources, avérées ou plausibles. Ce à quoi P. Claes se livre avec application, en fournissant à l’appui de ses analyses quantité d’exemples d’évocation céleste, tirés aussi bien du domaine classique que du corpus de la modernité, et plus particulièrement du romantisme, dont la prédilection pour l’empyrée est par ailleurs bien connue.   

6Or, au fil des pages, la succession pléthorique de ces exemples paraît tout autant servir que desservir la thèse défendue par l’auteur, puisqu’elle fait saillir, au plan historique, la généralité, et donc l’efficacité très relative, de la « clef » qu’il propose. Rares sont les écrivains, de fait, qui n’auront pas vu dans le ciel un thème de composition. L’extraordinaire ductilité figurale de ce motif semble en expliquer la popularité. De toute évidence, le poète aura toujours le loisir de reconnaître sur la surface céleste, comme s’il en allait d’une planche de Rorsach, les signes que sa propre imagination aura modelés. Les phénomènes nuageux, auxquels Paul Claes accorde une importance toute singulière, et pour cause, se révèlent être les principaux agents de cette plasticité. L’auteur ne croit pas si bien dire lorsqu’il remarque que « chacun a cru reconnaître des visages et des corps humains dans les nuages » (p. 84). Et le passage de Bachelard qu’il prend à témoin, s’il est bien fait pour illustrer le potentiel d’invention fabuleux que représente le motif du nuage, accuse en même temps la difficulté que celui-ci pose à titre de critère herméneutique : « Dans cet amas globuleux, tout roule à souhait, des montagnes glissent, des avalanches s’écroulent puis s’apaisent, les monstres s’enflent puis se dévorent l’un l’autre, tout l’univers se règle sur la volonté et l’imagination du rêveur » (p. 159).

7Le problème, on s’en rend compte, c’est que le référent céleste semble trop commodément protéiforme pour constituer une base interprétative satisfaisante, c’est-à-dire un tant soit peu discriminante. Ainsi, ce n’est visiblement qu’à la faveur d’un raccourci allégorique douteux qu’on peut en venir à supposer que la vigne et la gargouille évoquées dans Nocturne vulgaire représentent des « nuages en forme d’hélice et de tube » (p. 204). Et lorsqu’on s’autorise de toute la palette des teintes et des demi-teintes offerte par le cadre atmosphérique, comme le fait l’auteur, l’interprétation s’en trouve encore plus simplifiée : il devient alors possible de postuler que les divans de velours rouge décrits dans Villes [I] « sont des nuages dont l’intérieur est mollement rougi par le soleil » (p. 178). Dans ces conditions, le commentateur a beau jeu de voir dans l’image de la mer une métaphore récurrente du ciel (p  161) ou de déceler dans les nombreuses références culturelles dont sont peuplées les Illuminations (tableaux de théâtre, constructions urbaines, fêtes mondaines, etc.) des faits de nature (p. 329).

8Sans nier l’importance que revêtent les motifs des nuages et de la lumière dans le recueil de Rimbaud, ni sous-estimer la contribution critique qu’apportent certaines analyses de l’auteur, celle de Villes [II] par exemple, sans doute faut-il se méfier du danger d’extrême universalisation qui guette une telle démarche. Sous couleur de délinéer le relief nuageux des Illuminations et d’y reconnaître la forme maîtresse du recueil, on risque à tout moment de niveler ce qu’elles comportent de singulier. Nombreuses sont les entreprises de « décryptage » qui, même assujetties à des critères herméneutiques plus contraignants, n’ont pas su éviter ce danger et qui, tôt ou tard, ont confiné à un allégorisme tout usage. On pense évidemment, dans un contexte épistémologique contigu à la présente problématique, à l’interprétation « solariste » des mythes indo-européens proposée jadis par Max Müller, laquelle, comme on sait, après avoir été transformée par son vulgarisateur George Cox en un sémantisme peu productif, refait aujourd’hui surface dans la critique mallarméenne sous la forme d’une grille de lecture naturaliste aussi tentante que problématique.

9C’est une semblable séduction, avec ses beautés et ses dangers, que les « parades sauvages » de Rimbaud ont pour effet, ici, de susciter.