Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Avril 2009 (volume 10, numéro 4)
Aude Préta-de Beaufort

La modernité rebelle de Pierre Jean Jouve

Pierre Jean Jouve 8. Modernité de Pierre Jean Jouve, textes réunis et présentés par Christiane Blot-Labarrère, Caen : Lettres modernes Minard, coll. « La revue des lettres modernes », 2006, 172 p., EAN 9782256911101.

1Ce huitième numéro de la série Pierre Jean Jouve pose la question de la modernité de Pierre Jean Jouve.

2Christiane Blot-Labarrère, dans son texte d’ouverture, rappelle, à la lumière des nombreuses études qui lui ont été consacrées depuis quelques années, la complexité de la notion de « modernité » et refuse d’emblée toute définition fermée. La modernité doit, selon elle, s’entendre largement, comme une pratique — baudelairienne — d’écriture en quête de sens, distincte du modernisme, de l’actualité, de la mode (ce qui pose d’ailleurs question au regard de la référence baudelairienne par ailleurs convoquée), de l’avant-garde, du post-modernisme ou de la post-modernité. Christiane Blot-Labarrère formule alors l’hypothèse d’une « modernité de la continuité, qui ne veut renoncer ni à l’ancien ni au nouveau, une modernité rebelle, éprise des ruptures les plus radicales » (5). Par delà les contacts du poète avec l’unanimisme, le pacifisme, le néo-classicisme de l’École romane, il faut donc essayer de saisir les aspects de sa modernité : la rupture de 1924, comme geste emblématique, le travail sur le langage, l’ellipse du commentaire au profit du mythe ou de la métaphore, « la splendeur du simulacre, le dédoublement, la fragmentation, l’extériorité éparse » préférés au « morne réel » (8)… L’interrogation de l’identité, de sa part d’altérité et de ses conflits profonds, une ontologie inquiète, la tension entre la maîtrise créatrice et la liberté laissée à l’interprétation sont encore autant d’indices de modernité.

3Bruno Gelas s’intéresse au « Déplacement de la lecture dans les romans de Pierre Jean Jouve ». Il propose de situer Jouve dans la tension d’une double modernité : l’une définie chronologiquement et dont les innovations sont à situer dans le renouvellement des thèmes et des formes au sein de la continuité d’une histoire ; l’autre définie comme une rupture absolue, hors de toute considération chronologique, et qui est de l’ordre de l’éclatement du sujet. Il s’agit, dans le premier cas, d’une nouveauté qui s’affirme à travers une pratique ; dans le second, d’une mise en question fondamentale touchant à la conception même de la pratique littéraire et du recours aux mots. Jouve, défiant à l’égard des innovations formelles et des modes, trouve en revanche dans la psychanalyse « une modernité absolue » (p. 16).

4L’hypothèse développée par Bruno Gelas est que la psychanalyse déplace le rapport à l’Art et que ce déplacement fonde la modernité créatrice de Jouve. La psychanalyse fournit au sujet une nouvelle position énonciative, en l’invitant à associer le regard sur les choses au regard sur lui-même. Cette présence au monde « en miroir » conduit à une « mise à distance de l’événementiel au profit de son évocation rêveuse » (p. 18). Le modèle de l’analyse freudienne a également des échos dans la place que Jouve accorde à l’instauration d’une situation d’interlocution et aux modalités de déroulement du récit : l’avènement du sujet à lui-même est conditionné par l’établissement d’une situation d’accession à la parole (où le « dire » l’emporte sur le « dit ») et d’écoute (où le lecteur a son rôle à jouer), centrée sur quelques « scène[s] capitale[s] ». Le critique retrouve aussi dans les fréquents jeux de doubles présents dans l’œuvre l’équivalent des phénomènes psychanalytiques de déplacement et de substitution.

5Mireille Revol-Cappelletti cherche, à travers Jouve, à préciser « les enjeux de la modernité ». Elle emprunte à Alain Touraine (Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992) l’identification de deux figures de la modernité : la rationalisation et la subjectivation. Après avoir resitué Jouve parmi ses contemporains et rappelé les tâtonnements du poète à ses débuts, elle souligne ce qu’a de décisif pour Jouve la découverte, par l’entremise de Blanche Reverchon, de la psychanalyse. À une période où le freudisme fait l’objet d’un véritable engouement, le poète se signale par la façon dont son œuvre intègre en profondeur les théories freudiennes et cherche à « appliquer les découvertes de la psychanalyse au roman » (p. 38). Jouve le fait en un sens très différent du surréalisme, puisqu’il conçoit l’inconscient comme un réservoir de formes. L’auteur évoque ensuite la façon dont le freudisme s’associe progressivement à la mystique dans une œuvre désormais dédiée à la poésie et hantée par la Faute.

6Michael G. Kelly, pour traiter, chez Jouve, « du poétique comme imaginaire de la lucidité », part de la distinction entre la poétique, « expression par un principe ou une constellation de principes d’une pratique de la “poésie” », propre à chaque poète, et le poétique, « reconnaissance de la Poésie dans ce que suggère tel ou tel texte de l’effort de questionnement humain qui aurait présidé à son écriture », légitimation de l’exercice poétique en dehors même de la pratique générique et de ses postulats (p. 54). Il s’agit de « mettre en rapport deux aspects de cet équilibre qui sont souvent dissociés et même refoulés l’un par rapport à l’autre — la définition de soi (du poète) et la définition d’un rapport à la pratique poétique » (p. 55). À partir du Roland Barthes par Roland Barthes, exemple de la (re)création du sujet à partir d’un imaginaire, M. G. Kelly entend discuter l’impossibilité dans laquelle, selon Barthes, se trouverait le sujet à avoir prise sur son imaginaire en raison, à la fois de la présence d’un « imaginaire de la lucidité » démultipliant et reculant à l’infini les images du sujet, et du caractère subreptice des manifestations de l’imaginaire et, avec lui, du « Moi, Je ».

7L’hypothèse de M. G. Kelly est que l’« imaginaire de la lucidité » a lui aussi affaire au « Moi, je » « comme image ultime, fondatrice de la lucidité du sujet qui la produit et qu’elle produit en même temps » (p. 56) et que le sujet de l’œuvre jouvienne en est une illustration. La façon dont Jouve construit son identité caractérise sa modernité. Jouve fonde la cohésion de son identité sur l’affirmation d’une posture critique et lucide, affirmation qui s’accompagne d’un investissement imaginaire. La rupture de 1925 devient l’emblème du choix de cet « imaginaire de la lucidité » et de la maîtrise d’un sujet qui trouve appui dans le christianisme et dans la psychanalyse. M. G. Kelly montre, notamment à travers l’image du cerf et le thème Nada, comment le symbole est, pour Jouve, l’« outil privilégié d’une conscience poétique » (p. 63), dans la mesure où il spiritualise le chaos des pulsions et fait des objets des formes signifiantes, tout en portant la trace des affrontements duels qui l’ont rendu nécessaire. Le sujet jouvien passe de la conscience de son identité déchirée et confrontée en permanence à la dépossession, à un sujet qui s’est conquis dans le chant et par une « préférence théorique » (p. 72) pour l’unité repérable jusque dans la lecture eschatologique qui est faite des grands événements de l’Histoire. Pour autant, cette unité reste instable et le sujet poétique doit être sans cesse réaffirmé par le travail du poète. Ce qui fait comprendre pourquoi Jouve a servi « d’exemple canonique pour cette construction du lyrisme en poésie moderne autour du drame d’un sujet qui se recompose consciemment dans et par l’acte d’écrire poétiquement ».

8Géraldine Lombard met quant à elle l’accent sur la « quête incessante de la beauté dans l’œuvre de Jouve » pour tenter de situer le poète « entre continuité et modernité ». Selon elle, Jouve affirme sa singularité tout en poursuivant le dialogue avec des prédécesseurs dont Baudelaire est peut-être le premier. Après avoir analysé certains aspects de cette fidélité à Baudelaire (phénomènes d’intertextualité, conception de la forme et de l’art, vision du corps féminin), Géraldine Lombard s’appuie sur la définition donnée par Henri Meschonnic de la modernité comme « le signifiant d’un sujet » pour évoquer la construction, dans l’œuvre romanesque, d’une identité poétique singulière.

9Béatrice Bonhomme se penche pour sa part sur la « modernité de Jouve à travers l’œuvre du poète Salah Stétié ». Approche légitimée par les commentaires que Salah Stétié a donnés de l’œuvre de Jouve dans trois contributions (« Qui fut cet homme ? » (1972), dans Itinéraires de Salah Stétié, dir. Paule Plouvier et Renée Ventresque, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 49-79 ; « Sueur de sang, entre le cri et le Christ », dans les actes du colloque « Lignes de vie », autour de l’œuvre poétique de Heather Doholleau (Saint-Brieuc, 16-17 novembre 1996), dir. Ronald Klapka, Bédée, Folle Avoine-Yves Prié, 1998, p. 91-103 ; « La lette P », dans Europe, n° 907-908, novembre-décembre 2004, p. 12-21) et dans deux entretiens avec l’auteur de l’article parus entre 1996 et 2005 (« L’entretien avec Béatrice », NU(e), n° 3, avril 1996, p. 11-19 ; « Traversant avec Pierre Jean Jouve », NU(e), n° 30 : « Relectures de Pierre Jean Jouve 2 », Béatrice Bonhomme, Hervé Bosio, Giovanni Dotoli dir., 2005, p. 19-40). Dans ses trois contributions, Salah Stétié se montre sensible au trajet qui mène Jouve des profondeurs de la Faute à une purification sensible à partir du recueil Langue ; à l’ambiguïté et à la réversibilité pourtant durables d’une œuvre qui trouve son inspiration dans la psychanalyse, dans la recherche spirituelle et dans l’exigence esthétique qui fait la synthèse des deux sources précédentes ; au combat entre l’érotique et le divin, à la tension vers la « matière céleste », à la lucidité dont l’œuvre est le théâtre ; aux visages de la femme offerts par l’Hélène jouvienne. Les deux entretiens apportent des précisions inédites sur la rencontre de Stétié et de Jouve par l’entremise du poète Yves de Bayser et dressent d’intéressants parallèles entre les deux œuvres (notamment sur le point de l’aspiration à la pureté et de la mystique, chrétienne pour l’un, soufie pour l’autre). S. Stétié souligne également l’influence de Jouve (force des images, sensualité, sens du mystère de l’homme)  — et des intercesseurs communs que sont Baudelaire et Mallarmé — sur son écriture.

10Léa Coscioli, enfin, propose une lecture lacanienne de la poésie de Jouve. Elle rappelle les principaux aspects de la théorie et de la pratique lacaniennes (principalement la structuration de l’inconscient par le langage) et les situe par rapport à Freud et à Saussure. Ce qui éclaire son analyse d’un schéma analogue, chez Jouve, à « certaines étapes clés du cheminement pré-œdipien » (p. 137). Ici, « l’aventure d’Hélène rejoue le processus d’entrée dans le symbolique » (p. 139) : la mort d’Hélène peut être interprétée comme le symbole de la perte de l’objet du désir primitif (la mère), qui rend possible l’accès aux mots. Toutefois, en même temps que ce processus de refoulement initial permet l’accès au langage qui structure le sujet, celui-ci ne peut plus reconnaître le désir qui sous-tend son langage : une faille passe entre la voix du symbolique (langage) et celle, interdite, de l’intime du désir (parole). L’analyse de Léa Coscioli rejoint, sur son propre terrain, celle de M. G. Kelly : le langage masque la parole, « le sujet du désir s’efface derrière la représentation du Je. Clivage entraînant une “objectivation imaginaire du sujet” » (p. 141). La poésie permet alors un travail où le sujet objective le manque de l’Autre au sein de son désir, mais peut « trouver une jouissance substitutive » : « entrée dans le réel » du sujet du désir (p. 146). Léa Coscioli lit dans les « Lamentations du cerf » ces « percées de la voix pulsionnelle au sein des “dires” » (p. 146) et trouve dans la récurrence du mythe de la morte un indice de « la valeur symptomatique de la création » (p. 147).

11En marge de ce dossier consacré à la modernité de Jouve, Guillemette Roy met en évidence le jeu de correspondances internes qui tend à structurer l’œuvre romanesque selon un autre mode que celui de l’horizontalité de la diégèse, la vérité profonde de l’œuvre se manifestant sans doute de façon privilégiée dans ce réseau d’échos.