Sinthomes dans les corps de la littérature
Ce compte rendu est à paraître dans la prochaine livraison des Lettres romanes (n° 3-4, vol. 62) ; il est ici reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et du comité de rédaction de la revue.
1Psychanalyste, membre de l’École de la cause freudienne, professeur émérite de l’université de Louvain, Ginette Michaux nous offre dans ce riche recueil d’articles, une lecture particulièrement aiguë et stimulante de quelques textes d’écrivains majeurs (Proust, Boulgakov, Rousseau, Nerval…) ou moins connus (Eugénie de Keyser, Charles de Coster). Ce qui rassemble ces lectures ? Une patiente recherche, menée avec constance et rigueur depuis des années, de ce qui dans la littérature conjoint la lettre au désir. Comme le souligne Pierre Piret dans son éclairante présentation du volume, loin de nous proposer une pesante application de la psychanalyse à la littérature, Ginette Michaux explore avec intelligence et talent cet étrange nouage de l’inconscient et de l’écriture auquel Freud nous a rendu attentifs. Fidèle aux préceptes lacaniens, elle sait à quel point « l’affinité qui unit la littérature et la psychanalyse […] tient fondamentalement à ce qu’elles reconnaissent toutes deux l’emprise du langage sur l’être humain », note à juste titre Pierre Piret. Encore faut-il se souvenir que si, comme le dirent Heidegger puis Lacan, nous habitons le langage, ce n’est pas que la lettre soit un signifiant, c’est que, de façon plus subtile et énigmatique à la fois, les formations de l’inconscient sont des « effets de signifiant ». Dès lors l’entreprise de lecture n’est pas un déchiffrement ; tout juste peut-elle témoigner de cette jouissance propre au symptôme — cet « événement de corps », comme dit Lacan à propos des textes de Joyce —, « jouissance opaque d’exclure le sens » dont parle la littérature. C’est dire qu’il est nécessaire, pour en repérer l’incidence dans la lettre du texte, d’avoir l’œil et l’oreille suffisamment exercés. De ceci témoignent avec une clarté admirable les analyses de Ginette Michaux.
2C’est de regard, justement, qu’il s’agit dans les premiers textes du recueil, et singulièrement du regard proustien dans La Recherche. Analysant l’écriture de la faille dans la représentation que dévoile « la rencontre scopique chez Proust », elle montre avec subtilité comment Proust met en scène ce que Lacan nomme le « réel », là où « sourd le désir d’écrire » (p. 39). Analysant quelques scènes de « rencontre par le regard », elle montre comment par exemple « le visage semé de taches roses » de Gilberte inscrit, le temps d’une rencontre, la confusion des effets de l’œil et de la tache. « Le surgissement du regard fait trou dans le sensible », écrit Ginette Michaux à propos de cette scène qui illustre ce que le regard a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué pour Lacan (« jamais tu ne me regardes là d’où je te vois »). Découvrant dans tel passage du Temps retrouvé la dissémination du nom de Guermantes en « charmante », « mante » puis « mante religieuse », elle y suit avec brio l’insistance troublante de la métamorphoses des signes, — des « yeux perçants » au « merveille-yeux » jusqu’à la « mère-veilleuse » qui hanta les songes du jeune Marcel.
3Ce noyau central du regard qu’elle décèle dans la recherche (le temps n’y devient-il pas visible ?) la conduit à interroger le rôle important de la photographie chez Proust, motif souvent méconnu et sur lequel elle apporte des éclairages décisifs. Si Proust collectionna maintes photos, deux être chers cependant échappent à la série des portraits : sa mère et sa grand-mère. « La photo tue das Ding, écrit-elle, la Mère primordiale, qui existe dans le réel en dehors des semblants des représentations » (p. 90).
4Image, visibilité et construction binaire encore, c’est le vertige exercé par le mirage des doubles dans Sylvie qui est au centre de l’article consacré à Nerval. Des souvenirs surgis de la mémoire du narrateur aux espaces-temps étroitement imbriqués avec ses figures féminines distinctes, elle suit avec précision et virtuosité le passage du deux au trois : à Aurélie l’actrice et Sylvie la paysanne, s’adjoint Adrienne la religieuse. Plus qu’un entrelacs entre réalité et fiction, vie et rêve, Ginette Michaux analyse dans ce récit le témoignage d’un vertige qui engage la raison même du héros. La même acuité de lecture lui fait ainsi repérer dans la première page de la nouvelle le terme de soupirant, suivi en écho de souffle, alternant leur sens métaphorique et littéral : écho de sons, voix musicales revivifiées par la lettre, mais aussi visages dissimulant les âmes des morts, funestes fantômes venant troubler par leur retour le tain des miroirs. Dans Bruges-la-Morte, ce très beau roman de Georges Rodenbach, elle suit de la même façon les ressemblances et reflets, les miroirs et les doubles, afin de déceler au fil du texte comment se distille peu à peu dans la lettre même du récit une « sanglante logique » masquée par un style aux reflets apparemment moirés.
5Il faut enfin, passant sous silence bien des chapitres de ce livre si subtil où les analyses loin d’être disparates, tissent des liens et font résonner des échos entre les langues et les époques, noter le texte très étonnant consacré au Maître et Marguerite de Boulgakov qui clôt le recueil. Comme l’expose avec une grande virtuosité Ginette Michaux, c’est toute la construction de ce roman qui montre que l’envers, comme dans la fameuse bande de Möbius qui fascina Lacan, est en continuité avec l’endroit ; cette torsion entre envers et endroit (nœud stratégique et politique, comme elle le souligne) opère comme une métalepse narrative, équivalent rhétorique de cet objet topologique lacanien qui dissout, comme l’on sait, la répartition symbolique de l’intérieur et de l’extérieur. Dès lors, comme elle le démontre : « Le fantastique carnavalesque et dialogique du Maître et Marguerite montre le réel forclos de la société régie par le réalisme socialiste de l’époque stalinienne, cerne par l’imagination le fond opaque de cette réalité. » (p. 224)
6Dans son séminaire « Joyce le symptôme » Lacan nommait sinthomes des traces d’intensités affectives, l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire, « mais que ce dire, pour qu’il résonne, il faut que le corps y soit sensible ». Et il ajoutait : « C’est parce que le corps a quelques orifices dont le plus important, parce qu’il ne peut pas se bouche-clore, est l’oreille, que répond dans le corps ce que j’ai appelé la voix. L’embarrassant est assurément qu’il n’y a pas que l’oreille. Le regard lui fait une concurrence éminente1. » Explorant ces sinthomes dans les corps de la littérature, la lecture de Ginette Michaux ne manque à cet égard ni d’écoute ni de regard.