À la croisée des forces et des figures
1Noëlle Batt a dirigé ce numéro de la revue Théorie – Littérature – Enseignement, qui plonge dans les forces et les figures, en mêlant physique, biologie, littérature et philosophie et en rendant un bel hommage à la pensée de Deleuze.
2En mettant en lien la question des forces et des figures avec celles du diagramme et du motif, ayant donné lieu aux deux numéros antérieurs de Théorie – Littérature – Enseignement, Noëlle Batt part non pas d’un concept, mais de configurations de concepts, pour dresser « une carte du savoir » (p. 5) mouvante. Le concept des forces évolue ici entre physique, philosophie et esthétique, à partir des écrits de Deleuze. Retraçant l’histoire de ce concept1, l’auteur souligne l’origine aristotélicienne de la dunamis, « force potentielle » (p. 6), dont Deleuze se servira plus particulièrement pour élaborer le concept de devenir. C’est dans Francis Bacon. Logique de la sensation2 que Deleuze pose le problème central : « capter les forces » (p. 8) dans la déformation qu’elles entraînent et dans leur dynamique propre. L’art, avec Deleuze, se pense à partir de la force en puissance et la force en action, dans le processus « du devenir et de la zone d’indiscernabilité » (p. 9). La conservation de la sensation dans l’œuvre artistique se fait ainsi par une suite de conversions.
3Jean-Claude Coquet signe un article sur la force et la forme chez Paul Valéry et plus particulièrement dans Les Cahiers. En rappelant que, pour Valéry, le faire prime, l’auteur s’interroge sur la présence de l’action dans la pensée de Valéry, en partant de la physique classique. Si elle s’en tient à une explication, celle-ci ne rend compte que partiellement de la complexité du vivant et de ses forces. Une théorie de l’acte ne peut être satisfaisante si l’on veut penser le faire de l’animal ou du végétal. Il s’agit de penser le vivant « dans un monde qui engage tout le corps » (p. 17), en l’approchant dans un « vivre avec » (p. 18), en tenant compte de la spatialité et de temporalité propre aux animaux et aux plantes. C’est en pensant ainsi le vivant que Valéry établit une unité entre la nature, le langage poétique, la musique qui visent tous trois « la grâce » (p. 20), en liant force et forme par une construction intérieure.
4Alexis de Saint-Ours explore l’importance de la force pour le mouvement. Il présente l’espace à travers deux conceptions opposées de celui-ci, la substance et la relation. Il montre quelles conceptions du mouvement génèrent ces deux visions de l’espace et comment on peut penser des conceptions similaires en ce qui concerne le temps. La conception aristotélicienne de la force implique le mouvement compris comme processus visant au repos. Galilée réévalue le mouvement en le définissant comme un état. Avec Newton, la force devient productrice d’accélération. L’auteur montre ensuite comment Faraday puis Maxwell proposent une solution intéressante au problème de la gravitation en introduisant le concept de champ gravitationnel. La théorie de la relativité générale remet en cause le caractère substantiel de l’espace-temps pour l’identifier au champ gravitationnel, dynamique et élastique.
5Dans une étude de la place de l’art dans la pensée philosophique de Deleuze, Anne Sauvagnargues définit l’art comme « symptomatologie des affects, capture de forces » et « image » (p. 39). L’art fait percer les affects dans la matière. La « capture des forces » (p. 40), notion que Deleuze élabore d’abord à partir de la littérature, fait référence à la transformation que fait subir l’art à la philosophie. L’art est producteur d’images réelles qui provoquent la pensée. Deleuze met en place une sémiotique des forces. Sa philosophie de l’art passe de la logique du sens à une logique de la sensation, ce sont les matériau-forces comme modulation qui importent et remplacent une pensée de la matière-forme. L’art est clinique et critique, l’artiste capture des « forces imperceptibles » (p. 43) dans la violence de la sensation. Anne Sauvagnargues s’intéresse ensuite plus particulièrement à l’étude des figures de Francis Bacon faite par Deleuze. La Figure chez Bacon déforme les corps sans faire de la peinture une représentation ou une figuration, les formes sont « un devenir des forces » (p. 48). « Les mouvements de la Figure » (p. 49) mettent en œuvre des rythmes et des battements dans le tableau. La peinture de Bacon, en captant les forces à l’œuvre dans la sensation, vibre de la puissance de vie des corps sans organes. La capture des forces mène à l’image en mouvement qui opère sur le réel. Elle est « vibration mouvante de la matière » (p. 55), mettant des forces en rapport. En cinéma, l’image devient productrice de percepts et d’affects subjectifs. Elle a trois faces : « image-perception » (p. 58), « image-action » et « image-affection » (p. 60). C’est entre l’action et la réaction que la subjectivité pose son pli et ses courbes dans la matière. En pensant philosophiquement l’art comme ce qui capte dans le réel les forces insensibles, Deleuze bouleverse nos conceptions de l’image et du signe.
6Sylvain Dambrine explore la notion de la force dans les théories du discours, en s’intéressant plus particulièrement à la dimension « dynamique » (p. 65) qu’introduit cette notion. Il présente le changement de paradigme opéré par Jean-Claude Coquet avec sa « sémiotique subjectale » (p. 66), où le principe de réalité supplante le principe d’immanence, et explore ce changement dans les œuvres de Coquet. La « sémiotique objectale » (p. 67) de Greimas part du principe d’immanence, pose la langue comme première et étudie les relations à l’œuvre dans cette structure abstraite. La sémiotique subjectale ne conçoit pas la langue sans le discours. Le langage est défini par sa relation à la réalité, à travers la substance et l’expérience même du langage. Le principe de réalité implique un discours dynamique. Dans le premier tome du Discours et son sujet3, Jean-Claude Coquet parle de « logique de forces » (Coquet, 1989, p. 82) et considère l’actant comme une force, « en devenir et en mouvement » (p. 69). La « visée syntagmatique » (p. 70) de la sémiotique subjectale implique que l’actant soit envisagé non pas comme statique mais en déplacement. Avec une telle visée, l’analyse du discours s’intéresse à « l’identité en procès » (p. 71), qui est constamment en transformation. Le concept de « variation continue » (p. 71) élaboré par Deleuze et Guattari est repris, non plus sur le plan de la langue mais sur le plan du discours. Sylvain Dambrine analyse ensuite le poème « Passionnément » de Ghérasim Luca, qui, en mettant en œuvre un bégaiement générateur de métamorphose, fait preuve d’« une sublogique de forces » énonciatives (p. 76). Les « débords épistémologiques » (p. 81) posent « les irréductibilités épistémologiques de la notion de force et de la visée syntagmatique » (p. 82) et ouvrent sur une phénoménologie du langage qui est aussi « sémiotique des instances » (p. 83). Sylvain Dambrine clôture son article en évoquant « l’activité de forçage » (p. 87), chère à Foucault, qui, après l’épistémologique et le poétique, pointe l’importance de la notion de force dans une subjectivisation politique.
7En s’intéressant aux notions de figures et de forces en linguistique cognitive, Guillaume Desagulier centre son approche sur l’importance de l’usage pour la « grammaire interne des locuteurs » (p. 95). Il se penche plus particulièrement sur les « zones de flou constructionnel » (p. 96), zones de dialogues entre l’inertie et l’instable pour la grammaire interne. Guillaume Desagulier retrace l’histoire de la linguistique cognitive afin de présenter l’hypothèse constructionnelle, qui remet en question une « conception purement représentative et immanentiste de la langue et du langage » (p. 104). Il montre comment la linguistique cognitive a réussi à « dépasser l’opposition entre mécanisme et mentalisme » (p. 97). Cadiot et Visetti4, qui mettent en œuvre une « approche non-représentationniste de la cognition », contestent certains conceptions de la linguistique cognitive, notamment la dissociation générée entre la structure et le contenu. L’étude de ces thèses mène Guillaume Desagulier à présenter « l’unité de base qu’est la construction » (p. 104) à travers les grammaires de la construction. Il énonce ainsi un « modèle dynamique unifié de la créativité, de la variation et de l’évolution linguistiques. » (p. 104). Il s’agit de montrer en quoi la grammaire est un « ensemble structuré d’unités symboliques procédurales en résonance » (p. 108) en donnant le blend grammatical comme central. Le linguiste se penche sur « les constructions intermédiaires » (p. 108) et sur le flou de celles-ci. Les grammaires de la construction se servent des notions de figures et de forces en présentant la construction grammaticale comme une figure résultant « d’une stabilisation de routines linguistiques » (p. 109) et en soulignant l’importance de la force qui génère le changement en étant « renégociable à l’échelle de la communauté linguistique » (p. 109).
8Arnaud Regnauld se penche sur les limites de la figure et du figurable que posent l’écriture de la nouvelliste Diane Williams et le rapport au sexe dans ses textes.Il montre comment le visage de l’auteur se retire sans cesse des textes de la nouvelliste dans un jeu constant de manifestations et de dissimulations. Il énonce les mouvements contradictoires de ses textes qui plongent dans une hypersexualité tout en désincarnant l’écriture. Le lecteur est sans cesse joué par l’écriture et ses promesses, la « logique narrative » (p. 117), la logique temporelle et « la logique référentielle » (p. 120) sont évincées, les « ruptures d’isotopies » (p. 118) se multiplient pour mieux perdre le lecteur dans le labyrinthes des affects. Les forces de déformation et de défiguration qui travaillent le texte de Diane Williams font percevoir un « devenir-figure » (p. 120) bien plus qu’une figure perceptible et définie. Le texte défie la quête de sens du lecteur, en passant par « la face sensible du langage poétique » (p. 121) et en mettant en œuvre une « poétique de l’indécidable » (p. 121). Diane Williams se fait personnage dans ses textes, dans un jeu de voilement et de dévoilement d’une intimité troublante, non pas par les révélations faites, mais par « la défiguration du sujet opérée par l’objectivisation et la passivation du corps » (p. 123).
9Noëlle Batt, à travers un exemple précis, The Body Artist5 de Don DeLillo, s’intéresse au processus dynamique que suit la capture des forces dans le plan de composition esthétique. En revenant à Deleuze et Guattari, Noëlle Batt rappelle les trois ordres de forces définies par les auteurs : « les forces cosmiques », « physiques » et « la force du temps » (p. 130). Le rapport de ces forces est à l’œuvre dans l’art où elles sont créatrices d’affects et de percepts dans le matériau. En commençant par une étude littéraire classique, Noëlle Batt s’intéresse à la « question de la modélisation » (p. 132) dans l’œuvre de Don DeLillo en étudiant la « diégèse, la stratégie de narration et d’écriture du texte » (p. 132). Le récit de la création artistique de l’héroïne du roman, Lauren Hartke, pose le matériau de la création dans « les modalités de l’être au monde de l’artiste » (p. 136). Noëlle Batt se penche sur le travail de la sensation à l’œuvre chez Don DeLillo, sur le travail du corps ainsi que sur les rapports de l’art et de la folie. L’étude des différentes stratégies du texte et de l’écriture de Don DeLillo ouvre l’espace d’une réflexion deleuzienne sur les forces à l’œuvre dans The Body Artist. La force du temps, dans son rapport à « l’identité, au corps et à la conscience » (p. 149), étire et dilate l’espace du roman pour donner lieu à des « moments-sensations » (p. 156). Ces moments-sensations sont des figures esthétiques qui créent une unité de composition nouvelle.
10Ce numéro met en œuvre une très belle pratique de la pensée des forces et des figures, qui, en rendant un hommage créatif à Deleuze, livre un vaste panorama des forces-figures, qu’elles soient philosophiques, littéraires, épistémologiques, linguistiques ou sémiotiques.