Le Moraliste ou les vertus de l’exemplarité classique
1Le volume bénéficie d’une rare cohérence. En effet, l’introduction de Jean-Charles Darmon pose le problème central avec efficacité, plaçant l’ouvrage sous le signe d’un paradoxe essentiel : les mémoires ainsi que les « paroles fragmentaires du moraliste », qui sont associés à un acte de retrait du monde, à une « insularité glorieuse », doivent se lire au travers de l’Histoire, bref, de ce même monde dont le moraliste et le mémorialiste interrogent les valeurs. Ce paradoxe, qui est rapproché de la pensée de Theodor Adorno et de son désir de légitimer le fragment, permet ainsi de justifier de façon ingénieuse le parcours historique qui est accompli dans l’ouvrage de La Rochefoucauld à Cioran1.
2Reprenons l’hypothèse centrale : loin d’être le fruit d’une « temporalité abstraite » ou d’une « universalité anonyme », les écrits des moralistes (au rang desquels Darmon compte de façon très extensive les lettres, les mémoires, les traités, les discours d’apparat, certains périodiques et des écrits historiques) sont investis d’une signification politique qu’il convient de saisir que ce soit dans la crise de la sphère publique ou dans « la crise des valeurs communautaires ». L’« étonnante plasticité de la figure du moraliste, en perpétuel déplacement d’un genre à l’autre » reflète à la fois la nature empirique et plus descriptive que normative de la science morale et un éclatement de l’homme, fruits de ces deux crises morales relevées par Darmon et les contributeurs de l’ouvrage.
3C’est ici que se dégage un second fil conducteur car la question politique se centre tout particulièrement sur la contestation néo-épicurienne. Selon Jean-Charles Darmon, il y a « une présence spécifique du modèle épicurien en matière d’amitié » dans les textes des moralistes car en évoquant l’amitié, La Rochefoucauld et St Evremond s’emploient à redessiner les frontières entre l’espace public et l’espace privé. Le retrait devient alors signe de résistance face à la « décadence des liens sociaux et politiques » que l’absolutisme a entraînée en s’imposant. Pour Sorbière, l’amitié relève d’un « pacte informel » qui a pour but de compenser les manquements de l’état. C’est donc de façon concrète que la Fronde et que l’affaire Fouquet poussent les auteurs à s’interroger sur les limites de l’amitié et sur la possibilité même qu’elle puisse dépasser le seul intérêt. L’Histoire, on le voit, confirme son rôle de moteur dans l’entreprise de réflexion morale.
4Or, la forme fragmentaire qui a été retenue par la plupart des moralistes, comme le montre Kinga Wyrzkowska, est particulièrement apte à démonter les rouages de l’Histoire en faisant éclater l’illusion des grandes actions. Les motifs se multiplient, s’entrecroisent, créant une impression de « prolifération » qui remet en question la stratégie du politique ainsi que le prétendu héroïsme des grands hommes. Aussi le mémorialiste se livre-t-il à un travail de sape idéologique, conclusion que Béatrice Guion reprend à son tour lorsqu’elle examine les fonctions de l’Histoire dans l’éducation des grands. La dégradation de l’action se lit enfin sous la plume d’Eric Mechoulan qui mesure l’abaissement de la notion de prudence : investi d’un sens machiavélien, comme l’amitié, l’art de la prudence se transforme en France à l’âge classique en simple traité de civilité et en manuel du courtisan. Encore une fois, la sociabilité n’est plus une évidence, constatation que La Bruyère cherche toutefois à réfuter dans Les Caractères, comme nous le rappelle Emmanuel Bury. L’auteur des Caractères est placé ici dans la lignée des « miroirs des princes ». Le registre prescriptif éclaire les descriptions qui sont faites dans l’espace politique. Néanmoins, le texte est chargé d’ambiguïtés : est-ce un constat qui est établi ou une pure topique ? Les « lieux communs » sont replacés dans un « contexte réel et inédit » mais les clefs de cette articulation n’apparaissent pas toujours nettement, ce qui a pour conséquence que la tradition morale brouille l’ironie ou la satire éventuelles du propos. Les déséquilibres et les excès sont certes dénoncés, mais la question du « que faire » reste alors entière. La forme des mémoires et des moralités aboutit de ce fait à un questionnement continu sur le degré de subversion réel des œuvres.
5Ainsi, pour revenir à la question des lieux communs dans les écrits des moralistes, François Gevray souligne combien ces topoï ont pour fonction d’offrir un cadre rassurant au lecteur de Marivaux. Le politique est alors refusé, l’Histoire mise à distance comme « amas de simples débris », soumise dans ses variations au hasard, à l’opacité des motivations. En « histrion » plus qu’en moraliste véritable, Marivaux opère de véritables « dénivellements des sujets et des mots » : c’est là que se portent les limites de sa subversion, à la différence de Vauvenargues, qui, comme le souligne de son côté Laurent Bove, est un des seuls auteurs de son temps à poser la misère sociale comme expérience fondamentale et à dénoncer les arguments traditionnels religieux ou philosophiques qui justifient la pauvreté et jettent l’opprobre sur ceux qui la subissent. « Quel est donc le sens de l’Histoire ? » pourrait être l’interrogation principale d’un Diderot moraliste. Pour reprendre Muriel Brot, L’Histoire des deux Indes met moins l’accent sur la portée économique de la colonisation que sur l’utilité éventuelle d’une telle entreprise pour « la nature humaine », comme si les expériences et les faits devaient servir d’abord une universalité abstraite. L’historien instruit le procès du passé pour comprendre l’avenir et éduquer les hommes. De ce fait, l’Histoire doit être morale afin qu’elle ne puisse plus servir de simple éloge du pouvoir en place. En mettant l’accent sur tout ce qui peut apporter bonheur et perfectionnement matériel et moral, Diderot réfute le pessimisme des moralistes classiques qu’il juge, tel La Rochefoucauld, « calomniateur[s] de la nature humaine » et condamne la forme fragmentée qui est la leur. Mais s’il considère cette forme peu à même d’éduquer le futur homme d’action, il ne parvient pas à échapper à cette poétique du fragment, comme si sa volonté « d’écrire ensemble l’histoire, la politique et la morale » faisait éclater son ambition profonde de parvenir à une totalité heureuse. Aussi Muriel Brot, par le truchement de Diderot, interroge-t-elle les limites d’une Histoire soumise au regard du moraliste : si l’historien doit être sensible à l’état d’écrasement dans lequel l’humanité se trouve, le fragment ne doit pas servir le statu quo mais aider, autant faire se peut, le cours de l’Histoire.
6Mais ce mot d’ordre peut-il rester le même pendant la période révolutionnaire qui pose de façon brutale et impérieuse la question de la responsabilité humaine et de l’action. C’est bien le contexte troublé qui pousse, selon Jean Dagen, Chamfort à « enchaîner les fonctions de moraliste, d’historien, de politique […] » sans que jamais il ne perde « son droit de regard ». La forme des aphorismes constitue alors une manière de promouvoir une nouvelle forme en accord avec un discours qui établit « les règles morales et politiques d’une civilisation actuelle », face notamment aux excès des Jacobins que Chamfort dénonce avec force et courage. Joubert pris dans la même tourmente suit dans un premier temps la chronologie des faits et le « monde réel », avant de basculer entre 91 et 93 vers une écriture du retrait et du for intérieur où au politique se substitue la quête spirituelle. Comme nous le rappelle Emanuel Tabet, c’est cette image atemporelle qui a été conservée par la postérité et qui a gommé toute la complexité des rapports entre l’individu et l’actualité la plus brutale.
7L’ouvrage montre ainsi progressivement qu’il y a une blessure qu’il faut combler ou dépasser, blessure révolutionnaire, on l’a vu, mais aussi blessure de la seconde guerre mondiale qui sont toutes deux rapprochées par la succession des articles au sein du volume. L’écriture fragmentaire traduit pour Cioran une fêlure originelle. Michel Jarrety retrouve ainsi la piste que Jean-Charles Darmon avait esquissée initialement dans son introduction : l’impossibilité tout à la fois d’être dans l’Histoire et d’en sortir. Comme le souligne Michel Jarrety, « tout semble bien plutôt le travail de négation existentielle : pour que je sois conduit à fonder en pensée le refus de ce monde que je ne parviens par à habiter, il convient de le penser comme mauvais. »
8C’est donc la cohérence remarquable de l’ouvrage qui justifie le parcours qui vient d’être fait car il s’agissait de restituer au mieux le fil du dialogue au sein de la forme fragmentaire elle aussi du recueil d’articles, recueil qui s’impose à la fois par l’importance de ses références et par la variété des sujets qui sont abordés au travers d’une réflexion fine et sans cesse renouvelée sur l’art et les fonctions du fragment. La cohérence évite ainsi la monotonie et facilite grandement le parcours du lecteur : les contributions sont savantes, mais toujours agréables à lire. On peut de ce fait espérer que Le moraliste, la politique et l’histoire rencontre un large public à une époque où le politique somme les intellectuels d’entrer dans le monde et de prouver leur utilité.