Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Décembre 2008 (volume 9, numéro 11)
Aurélia Sort

Les bergers de Mairet

Jean Mairet, Théâtre complet, t. II (Chryséide et Arimand, La Sylvie, La Silvanire ou la morte-vive), éd. P. Gethner, J.-P. van Eslande, F. Lavocat, Paris : Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2008, EAN 782745317810

1Dans le cadre de la vaste entreprise d’édition du théâtre du xviie siècle menée sous la direction de G. Forestier depuis quelques années, P. Gethner, J-P. van Eslande et F. Lavocat donnent le volume II du théâtre de Mairet, qui regroupe les premières tragi-comédies et pastorales. À un spécialiste de la littérature dramatique se joignent donc deux chercheurs dont les travaux ont porté sur le roman, la littérature, et l’imaginaire pastoraux, pour signer l’édition critique de ces œuvres qui sont, elles aussi, à la croisée des genres.

2Dans la continuité du volume de très grande qualité qui réunissait les tragédies du même auteur, ce livre entoure les œuvres éditées d’un apparat complet : introduction, description matérielle des exemplaires, reproductions de gravures, nombreuses notes, bibliographie succincte complétant celle du premier volume, glossaire et index nominum.

3Les introductions comportent toutes des études sur la datation des pièces, sur le travail de ses sources par Mairet, sur les problématiques génériques et sur la topique pastorale. Elles envisagent des points d’interprétation sur des significations problématiques de ces pièces, en particulier la question du rapport à la religion, cruciale chez cet auteur qui appartient au milieu des Montmorency et qui fut l’ami de Théophile de Viau. Elles explicitent les choix d’éditions et signalent les variantes, dont elles donnent un répertoire. Les notes rappellent à propos ces éléments, et y ajoutent des éléments nécessaires à la bonne compréhension du texte : éclaircissements de métrique, de grammaire, de ponctuation, de vocabulaire, explications sur la mythologie ou les images convoquées. Cet apparat critique ajouté au fil du texte va dans le sens d’une vulgarisation qui devrait permettre, comme la modernisation de l’orthographe, de rendre les pièces de ce début de xviie siècle plus accessibles au lecteur contemporain.

4Mais il faut préciser et nuancer cet aspect : les introductions et les notes se servent souvent d’un vocabulaire critique peu ou pas explicité, et qui pourrait bien être difficile à entendre pour qui n’est pas spécialiste de littérature, voire même pour qui n’est pas dix-septiémiste : cette édition reste avant tout destinée à un public scientifique. Les introductions s’attachent ainsi à évoquer et faire la synthèse des différents travaux critiques qui ont déjà porté sur Mairet.

5Chaque introduction a par ailleurs sa spécificité, et les auteurs n’ont pas voulu sacrifier à un parcours obligé, mais ont adapté pour chaque texte leur analyse, à la pièce elle-même et à leur perspective critique :

6Perry Gethner, à propos de Chryséide et Arimand, insiste sur la mise en contexte historique et les questions de datation, particulièrement complexes pour cette pièce et auxquelles il apporte une réponse précise et argumentée. Il envisage les problématiques génériques, le mélange des genres et des tons, et le traitement du temps et du lieu. Les conditions matérielles de représentation, la question de la mise en scène et du décor de la pièce, prennent place dans ce souci de mise en contexte historique. Le critique développe aussi une analyse de la transposition scénique d’un épisode romanesque, en expliquant les choix et les préoccupations de celui qui sera l’un des grands fondateurs de la nouvelle dramaturgie des années 1630. En particulier, on trouvera dans cette introduction un rappel important pour la compréhension de la pièce des éléments du récit qui sont supprimés dans le passage à la scène ; tous ces éléments étant supposés connus du spectateur, ils sont indispensables au lecteur moderne. Enfin, P. Gethner commente les points, communs au récit et à la tragi-comédie, qui donnent une signification particulière à l’intrigue : le cadre historique, la protestation religieuse et la contestation de la théologie traditionnelle.

7Françoise Lavocat effectue une semblable mise en place sur La Sylvie, en évoquant les questions de datation. Elle articule ensuite son analyse de la pièce sur deux problématiques : l’hybridité générique (qui la conduit à étudier le rapport avec les pastorales dramatiques antérieures, le décor, la symbolique des lieux et des personnages, la topique pastorale) et la signification libertine de la pièce. Cette dernière problématique donne lieu à des réflexions stimulantes sur la définition de l’Arcadie comme un univers de fiction, le rapport de l’amour et de la loi, le jeu avec les codes du genre et l’intertextualité, le jeu avec les possibles dans la dramaturgie, et l’esthétique de la digression qui y est liée, dans le cadre d’une intrigue qui n’est pas encore régie par le nécessaire. En particulier, le lecteur trouvera une riche explication des codes dont l’intelligence est nécessaire pour comprendre les enjeux poétiques de la pièce et la réception culturelle qui pouvait être celle du spectateur de l’époque. Et l’étude du motif du miroir, objet, symbole et questionnement de la représentation, est le support d’une intéressante analyse de la mise en scène des pouvoirs de l’image et de la fiction qui sonne particulièrement juste dans ce genre poétique par excellence qu’est la pastorale.

8 

9C’est Jean-Pierre van Eslande qui s’est chargé de l’établissement du texte de La Sylvie, pour lequel il a choisi l’édition Targa de 1630 comme édition de référence, en tant qu’édition originale revue et corrigée par l’auteur.

10Il établit également le texte de La Silvanire, pour laquelle il donne une introduction fondée sur la mise en parallèle de la pièce et de sa célèbre préface. Il est soucieux, pour cette introduction comme pour les notes au fil du texte, d’enrichir son propre propos de l’essentiel des conclusions et des observations des éditions précédentes de D. Dalla Valle et J. Schérer. À ce titre, l’édition de cette pièce fait figure de synthèse critique. Mais il donne une analyse personnelle de la pièce et de la préface en suivant le fil directeur de l’alliance paradoxale de l’ordre et de la liberté, problématique essentielle de ces années 1630 et du « moderne » qu’est alors Mairet. C’est en suivant ce fil que le critique rappelle d’abord le contexte de création, ce « temps de préfaces » polémique si important pour comprendre la portée du texte de Mairet, qui est parcouru par la dialectique du plaisir et de la règle. Puis J.-P. van Eslande se livre à une véritable explication de texte sur la préface de La Silvanire, en suivant toujours la même problématique. À l’issue de cette analyse, le projet et les justifications de Mairet apparaissent de façon parfaitement claire, et l’examen de la pièce vient naturellement, ensuite, entrer en résonance avec celui de la préface : le choix de la pastorale s’explique par les préoccupations exprimées dans la préface, tout comme le traitement de la source urféenne ; dans les modifications et les infléchissements que Mairet apporte à La Sylvanire d’Honoré d’Urfé, se font jour une volonté de renforcer les bienséance, et de resserrer l’intrigue et le réseau des personnages, ainsi qu’un souci de rationalisation qui limite la place faite au merveilleux et à la religion. Dans la dramaturgie de la pièce, suivant toujours le fil qui guide son analyse, J.-P. van Eslande examine le paradoxe à l’œuvre entre concentration, unité, interdépendance et liberté, entre « l’observation des normes et l’affranchissement libérateur »1, entre le plaisir et la règle, au cœur de la fiction et dans les effets externes de la pièce.

11Pour ce qui est du texte lui-même, on regrettera peut-être la mise en page de la préface de La Silvanire, qui déplace les notes marginales en notes de bas de page, ce qui ne permet pas de distinguer les notes de Mairet de celles de son éditeur.

12Cet ouvrage collectif propose donc, au-delà de l’édition de ces textes qui sortent peu à peu de l’ombre, une lecture critique de chacune des pièces, appuyée sur les recherches antérieures, décrivant les contextes de création, explicitant les codes et les références culturelles et poétiques, proposant des problématiques et des interprétations sur la signification des œuvres. Ce sera donc probablement l’édition de référence pour les tragi-comédies et pastorales de Mairet.