L’étude du style comme herméneutique des formes
1Ce volume de mélanges, composé de trente-trois articles, rend hommage à Anne-Marie Garagnon. Ses collègues de la Sorbonne, ainsi que ses anciens élèves, aujourd’hui enseignants, y expriment leur reconnaissance à une pédagogue, experte en matière de stylistique. Aussi le lecteur découvre, dès la couverture, l’écriture claire, droite et bien soignée : une reproduction d’un polycopié d’A.-M. Garagnon. Vient ensuite son portrait au fusain, fort expressif. Quelques éléments bio-bibliographiques de la récipiendaire concluent sobrement la partie introductive de ces études. Aucunement grandiloquents, ces mélanges s’adressent à un lectorat averti, le public universitaire côtoyé pendant plusieurs décennies par A.-M. Garagnon.
2Dans la première partie du volume, « la langue entre histoire et système », les contributeurs proposent diverses approches de cette problématique. L’article de Simone Delesalle consiste en une réflexion diachronique sur la notion d’idée accessoire (pp. 73-79). D’Aristote à Bréal en passant par les Lumières (l’Encyclopédie et l’abbé Girard), S. Delesalle propose des éclairages sur une notion fondamentale de la linguistique moderne. Les contributions de Nathalie Fournier, « L’évolution du traitement grammatical du ne dit “ explétif ” du XVIe au XIXe siècle » (pp. 51-62) et Danièle James-Raoul, « Moult à travers les âges (XVIe-XXIe siècles) : de la désuétude à la résurrection » (pp. 133-144), s’inscrivent dans le même registre historique. Pour sa part, Françoise Berlan consacre sa savante étude à un « synonymiste censuré : Roubaud ou le rôle du mot-objet en synonymie distinctive » (pp. 81-91). « Elle montre comment la censure exercée depuis plus d’un siècle sur l’œuvre du synonymiste Roubaud […], affirmant l’unité du mot, la liaison organique de la forme et du sens, suspendent malencontreusement la filiation entre la théorie saussurienne de la “valeur” et la tradition française de la synonymie distinctive » (p. 2). Quant à Philippe Monneret, auteur d’une contribution pertinente, « Allitérations, assonances, analogies » (pp. 105-116), il constate qu’il « faut bien reconnaître que souvent, dans les commentaires stylistiques scolaires ou universitaires, l’exploitation des figures de l’assonance et de l’allitération ne s’élève guère au-dessus du degré zéro de l’analyse » (p. 109).
3La seconde partie de ces études, « faits de langue et faits de style », ainsi que la troisième partie, « effets de style et effets de discours » proposent un spectre assez large des lectures stylistiques. De Mme de Sévigné par Cécile Lignereux (pp. 157-166) à Saint-Simon par Laurent Susini (pp. 214-225), et de La Fontaine par Anne-Marie Paillet-Guth (pp. 229-237) à Eugène Ionesco par Catherine Formilhague (pp. 273-284), les lecteurs trouveront moult déclinaisons de ces notions stylistiques : l’antonomase (p. 151), le substantif abstrait (p. 161), l’anaphore (pp. 179-191), l’ironie (pp. 229-233), etc.
4Cependant, la quatrième partie de l’ouvrage, « Stylistique et herméneutique des formes », demeure sans doute la plus représentative de la « démarche d’Anne-Marie Garagnon » (p. 12), chaleureusement mise en valeur par ses collègues et amis.
5Georges Molinié commence son article, « La pratique stylistique » (pp. 297-301) par des éloges appuyés d’A.-M. Garagnon, sa collègue à la Sorbonne : « On a affaire à une virtuose » (p. 297). L’ancien Président de l’Université la remercie aussi pour l’ensemble de son œuvre pédagogique. Stylisticien, G. Molinié propose à ses lecteurs quelques éléments de réflexion sur cet art de décryptage des textes littératures.
6Considérée comme un domaine ou une méthode, la stylistique « c’est une question d’objet » (p. 297), assure G. Molinié. Autrement dit, le français moderne dans toute son épaisseur lexico-grammaticale, ou pour employer un terme générique, linguistique. Aussi l’auteur énumère les différentes pratiques stylistiques. Mais au-delà des méthodes d’approches, il demeure néanmoins une constante : la réception du texte ou de l’œuvre littéraire. La stylistique du discours en tant que processus communicationnel. Après avoir qualifié, la carrière d’A.-M. Garagnon, en tant que praticienne de la stylistique, in-vivo dans le Quartier Latin ou par l’intermédiaire de sa production livresque, « exemplaire et héroïque » (p. 299), G. Molinié situe sa pratique de la stylistique ou herméneutique des formes dans le structuralisme.
7Pour sa part, Thomas Clerc évoque dans sa contribution, « La stylistique, c’est la littérature » (pp. 303-305), son expérience de « commençant », pour employer un terme fort usité du temps de Louis XIV. Contrairement à l’idée reçue, la stylistique ne consiste pas en une « divagation mallarméenne » (p. 303). Cette discipline s’appuie sur un savoir rigoureux : la grammaire. L’auteur fait ensuite une plongée dans le passé, le sien d’étudiant préparant le concours d’agrégation de lettres modernes (1986-1987). Puis la machine à remonter le temps s’arrête sur les bancs de la Sorbonne. Nous sommes dans un cours de stylistiques professé par Anne-Marie Garagnon, un moment de découverte pour Th. Clerc, lequel s’abandonne à sa subjectivité, à ses souvenirs d’étudiant : « La conversion fut immédiate » (p. 303). Manifestement, l’auteur est conquis. Il vient d’être contaminé par un virus intellectuel, le goût de l’analyse stylistique, selon A.-M. Garagnon. La lecture des textes n’est point synonyme d’impressions, mais analyse rigoureuse des matériaux constitutifs. « Ainsi envisagée, la stylistique est une pratique fine et géométrique » (p. 304). Comme l’analyse rhétorique, les commentaires stylistiques obéissent à une techné, un ensemble de normes. De nouveau, ce fut l’échec au concours ! Puis Th. Clerc, enseignant, théorise sur son expérience d’étudiant en affirmant que « la stylistique, c’est la littérature » (p. 304). Son éloge d’A.-M. Garagnon met en évidence la clarté de son discours pédagogique, son pragmatisme. La stylistique est l’art de bien lire.
8L’article suivant de Jean-Louis de Boissieu propose une lecture stylistique, thème la pluie, dans l’œuvre romanesque de Dominique Barbéris (pp. 307-316). L’auteur entame son analyse par une taxinomie des lexèmes « pluie/pleuvoir ». Élément physique omniprésent, la pluie, plus qu’un décor matériel du roman s’avère une métaphore féconde. « D’accessoire et d’ornemental, le motif de la pluie devient, pour le lecteur, fil d’Ariane » (p. 309). La seconde partie de l’article propose quelques interprétations de la pluie, élément symbolique ou métaphorique, dans l’écriture romanesque de D. Barbéris.
9Quant à Florence Mercier-Leca, elle étudie les différents usages de la métaphore chez un romancier du vingtième siècle : « De pierre et de lumière. Notes sur la caractérisation métaphorique des personnages dans les récits de Jean Genet » (pp. 315-327). Ce pertinent exercice de lecture stylistique souligne les spécificités de la métaphore chez Genet. Aussi l’association de traits, dureté-molesse (p. 312), puis dureté-médiocrité (p. 322), leur dialectique même, dépasse le cadre fictionnel. L’énumération de quelques images récurrentes, topoi, chez Genet distingue la poétique de l’auteur et son pouvoir créateur : « la puissance démiurgique du poète » (p. 324). Un procédé indéniablement vivifiant des clichés et de leurs valeurs lexicales ou sémiotiques.
10L’étude de Laurence Aubry, « Pourquoi ne pas lire Un amour de Swann comme un rêve ? » (pp. 329-340), envisage le texte littéraire comme une scène psychanalytique où s’opère une représentativité polyvalente du moi en tant qu’entité sexuée. Le scripteur-narrateur exprime son identité langagière par le biais du récit fictionnel. D’où le statut du style comme désignant d’un moi inconscient et élément marqueur d’un système symbolique freudien. Ainsi, « d’Odette à la phrase : les formes d’un rêve » (p. 330) offre une illustration de cette lecture. « Les souhaits que cache Un amour de Swann reçoivent l’insigne de l’oxymoron : aimer la mère et s’en venger, en écrivant et en n’écrivant pas une œuvre qui non seulement lui sera nécessairement liée mais où la contradiction trouve à se reproduire en abyme » (p. 336). Quoique succincte, cette enquête, dense et précise, offre une approche novatrice en matière de lecture interprétative du roman proustien, celle de la psychanalyse. Une vision de la littérature naguère rejetée par Raymond Picard.
11La contribution de Xavier Darcos, « Les Rêveries d’un promeneur solidaire, Eugène Le Roy » (pp. 341-349) relate à grand traits la biographie d’un auteur régional, natif du Périgord († 1907). L’auteur propose une caractérisation des thématiques de ce romancier du premier dix-neuvième siècle. Aussi l’écriture d’E. Le Roy dans Jacquou le Croquant décrit à petites touches son environnement paysan : l’ail, le chabrol et l’huile de noix (p. 342). Mais le trait marquant de l’œuvre romanesque d’E. Le Roy consiste dans « l’expression de l’intime » (p. 342), forme inspirée de J.-J. Rousseau. En fait, X. Darcos met en évidence le rousseauisme, au sens philosophique et historique du terme, chez Le Roy. « En héritier de Rousseau, Eugène Le Roy écrit un hymne à l’art de vivre de la campagne » (p. 344). Interprétation séduisante, puisqu’elle invite le lecteur à la redécouverte d’une figure majeure des Lumières. Acquis aux valeurs d’une société « égalitaire et bienfaisante » (p. 345), Le Roy critique le « bonapartisme » (p. 348) des paysans périgourdins. Les références bibliographiques (12 titres) invitent le lecteur à poursuivre cette exploration intellectuelle de la France rurale à l’époque de Balzac.
12Dans sa contribution, « Passion et sacrement dans La Princesse de Clèves » (pp. 351-358), Pierre-Alain Cahné évoque en préambule la notion de critique et son corollaire la culture, au sens large du terme (p. 352). Le mariage, thème central du roman, offre une multitude de lectures : notion polysémique (p. 355). De Shakespeare à Freud, de Corneille à Saint-Thomas, l’auteur explore une large grille interprétative ou « inépuisable appel au commentaire » (p. 356). En définitive, les péripéties de ce roman invitent à une réflexion ontologique, une scène où se nouent des relations complexes entre passions et raison — concepts pascaliens (p. 357).
13L’article de Michel Arrivé, « Cyrano sémiologue dans Les États et Empires de la Lune » (pp. 359-367), propose une lecture métalinguistique d’un texte classique. « La réflexion théorique part souvent […] d’une analyse lexicale » (p. 359) est le postulat de base ou l’épistémé de l’auteur. En ce sens, « le langage dans le texte [de Cyrano] n’est pas seulement instrument de communication » (p. 362). Le séjour lunaire, analysé avec précision (p. 363), sert d’illustration à l’hypothèse sémiologique de M. Arrivé.
14La dernière contribution de ces études, « Le statut de la chanson au sein de la poésie française (XVIe-XIXe siècles), est à l’image de l’ensemble du volume, un vaste projet. Brigitte Buffard-Moret offre ici une esquisse bien informée (pp. 369-378). Au commencement de la littérature française, l’époque des Troubadours, ce fut la chanson ou la poésie. Si le XVIe siècle n’offre pas de définition de la notion de chanson, objet de débats, le XVIIe siècle la considère comme « un genre négligeable dont se désintéressent les arts poétiques » (p. 371). Aussi les madrigaux, idylles et autres élégies, quoique chantés, sont considérés « comme une production mineure » (p. 371). Mais c’est avec Scarron et Saint-Amant que la chanson est devenue un genre, un mode d’expression populaire fort répandu pendant les Lumières. Les lettrés et le peuple s’y intéressent. L’âge romantique confère à la chanson son statut de genre autonome, puisque Nerval, Musset et Hugo s’inspirent dans leur écriture poétique de l’économie des chansons ou structure strophique (p. 374). Outre la tradition médiévale, les poètes du XIXe siècle se sont inspirés du folklore français et étranger. Ajoutons au terme de cette savante étude, la part non négligeable des périodiques (Mercure de France et Journal de Paris), pendant le siècle de Voltaire, dans la diffusion des chansons au sein de la République des Lettres.
15La matière de ce livre, Langue, le style, le sens, fort riche, nécessite un commentaire plus fourni. Mais au-delà de ces travaux scientifiques raisonnent de concert de chaleureux remerciements à l’adresse d’Anne-Marie Garagnon.