Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Décembre 2008 (volume 9, numéro 11)
Carine Roucan

Parcours sinueux de femmes en pleine crise du roman

Florence Godeau, Destinées féminines à l’ombre du Naturalisme – Nana (É. Zola), Tess d’Uberville (T. Hardy), Effi Briest (T. Fontane), Paris : Éditions Desjonquères, coll. « Littérature & idée »,  EAN 9782843211126.

1Le titre de l’ouvrage de Florence Godeau sur les trois romans au programme de littérature comparée pour l’agrégation externe de lettres reprend l’intitulé proposé au concours, avec une nuance puisqu’elle substitue au « contexte du naturalisme » « l’ombre du naturalisme » ; elle inscrit ainsi son étude dans la liste des ouvrages de préparation à l’agrégation, en proposant une problématique particulière et en nous mettant en garde contre une assimilation trop rapide : seul Zola est naturaliste. Florence Godeau nous évite un écueil et propose de se pencher sur le corpus en interrogeant précisément la question du naturalisme. Cette étude répond aux besoins de la préparation de l’épreuve de littérature comparée, puisqu’elle synthétise les trois romans, sans omettre quelques précisions sur chaque œuvre et sur chaque auteur, qu’elle replace dans le contexte littéraire de leur pays, rappels ô combien précieux pour les candidats !

2Florence Godeau commence par une longue introduction où elle étudie la cohérence du corpus proposé à l’agrégation — cohérence due autant aux ressemblances qu’aux divergences des trois romans —, tout en présentant les œuvres une à une, et en soulignant leur parenté, puisqu’elles sont toutes trois réalistes, à la narration menée par un narrateur omniscient, centrée sur « la brève existence d’une héroïne âgée d’environ dix-sept ans au début de l’œuvre ». Émile Zola, Thomas Hardy et Theodor Fontane sont des écrivains de la « crise du roman », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Michel Raimond, et de la période naturaliste, dont Zola est le chef de file. Le thème de la femme coupable, commun à Nana, Tess d’Uberville et Effi Briest est un thème naturaliste, traité par Hardy et Fontane d’une manière analogue à celle de Zola, comme le souligne Fl. Godeau selon qui les réflexions de Roland Barthes à propos de Nana s’appliquent également aux deux autres romans. Roland Barthes qualifie Nana de « mangeuse d’hommes », concept universel ici représenté dans sa « particularité historique ». Nous pouvons préciser que l’extension de la citation de Barthes concerne la modalité du traitement du personnage féminin, et non Tess ni Effi en elles-mêmes. Elles ne sont pas des « mangeuses d’hommes » — ou si nous devions les considérer comme telles, elles le seraient d’une manière toute différente. Cette dissemblance tient au rapport distancié que Zola est le seul à entretenir avec son héroïne. De plus, seul Zola est naturaliste, ce qui place d’emblée Nana à part des deux autres ; Thomas Hardy et Theodor Fontane mettent en scène un thème naturaliste et ont le souci de représenter leur époque, mais ils n’appartiennent pas à ce courtant. Cette particularité, qui constitue tout l’intérêt de ce corpus, justifie également le choix de Florence Godeau d’observer à la fois les points communs et les points de divergence des trois œuvres et de considérer le roman de Zola un peu à part des deux autres.

3Dans sa première partie intitulée « Une écriture en liberté surveillée », Fl. Godeau s’interroge une des principales préoccupations communes aux trois auteurs, qui est de représenter le réel et notamment le monde dans lequel ils vivent. Mais ce monde est une société qui contrôle les Lettres par la critique et la censure, ce qui a poussé les écrivains à développer des stratégies de détournement. Theodor Fontane est celui qui a eu le moins de problèmes, car il a poussé à l’extrême les procédés de non-dit, en abordant les « questions licites » (notamment la question de l’adultère et du désir) de manière indirecte, ce qui est une divergence importante d’avec le naturalisme. Fontane, cependant, aborde lui aussi les thèmes naturalistes du mariage, qui prend sous la plume de Zola l’apparence de la prostitution, et de l’émancipation des femmes, doublé du thème de la sexualité, thème fin-de-siècle puisqu’il insiste sur une certaine équivalence et même interchangeabilité entre le masculin et le féminin. Ces romans sont des romans de l’entre deux, Fl. Godeau rappelle que si  l’on considère qu’en 1880 le roman naturaliste est à son apogée, les romans d’après 1880 sont des romans de la chute du naturalisme, en tout cas d’un glissement vers le symbolisme, le modernisme et le décadentisme. La peinture de la société en est en fait une critique qui passe par la représentation de milieux opposés que parcourent et traversent les héroïnes, ce qui apparente notre corpus aux romans de formation, que Fl. Godeau appelle « Bildungsromane » tout au long de son ouvrage, accentuant ainsi l’origine allemande  de ces romans apparus au XVIIIe siècle. Cette exploration des différents milieux est une prise de distance vis-à-vis de l’hérédité, et donc du naturalisme, notamment chez Hardy, puisque l’origine de Tess et de sa famille est incertaine, et brouille les pistes de toute interprétation héréditaire.

4Dans la seconde partie, « Destin ou destinée ? Une lecture orientée », Fl. Godeau souligne le fait que la volonté de « faire vrai » pousse les trois auteurs à centrer leur récit sur une héroïne que l’on suit du début à la fin. L’organisation du récit est donc chronologique, avec peu d’interruptions dans le déroulement de l’histoire, ce qui n’empêche pas une structure interne particulière à chaque œuvre. Chaque roman est en effet structuré selon le principe commun de la fatalité, thème revisité par les déterminismes naturalistes : la biologie, l’histoire et la société. De la fatalité antique, on conserve l’orientation tragique qui permet de dramatiser la destinée de l’héroïne tout en lui conservant l’effet de réel, grâce aux nombreuses « surprises » mises en scène par des effets d’annonce, mais qui permettent de conserver l’impression de hasard, typique de la vie et contraire à toute œuvre artistique. À côté de la fatalité, le symbolisme de la femme en harmonie avec la nature structure le récit et dramatise cette vie vraisemblable, en particulier dans Tess d’Uberville , où le Wessex semble peint par Turner, et dans Effi Briest qui s’ouvre dans le jardin des Briest, paradis originel qui annonce la chute d’Effi, mais aussi dans Nana, où la campagne semble être le « cadre » et le « prolongement » de Nana, où, pourrait-on ajouter, elle devient pour quelques jours une « pure woman ».  Cette mise en scène dramatique conditionne les rapports entre le narrateur, le lecteur et les personnages, notamment en ce qui concerne les « indices » de développements ultérieurs, puisque Fl. Godeau différencie les indices que le narrateur ne donne qu’au lecteur, et les pressentiments des personnages qui s’adressent à la fois au lecteur et aux personnages eux-mêmes. L’étude de ces relations est importante puisqu’elles sont à mettre en rapport avec le regard que l’auteur porte sur son personnage, et c’est ce qui constitue la place à part de Zola, qui prend Nana pour « cible et instrument d’une satire mordante des usages du temps », alors que Hardy et Fontane éprouvent au contraire de la compassion envers elles. La cruauté de Zola vis-à-vis de son héroïne confère un rôle passif au lecteur, puisque l’auteur lui livre à la fois « le récit et sa glose », mais cela donne un rythme enlevé au récit dont l’intérêt dramatique est mis au premier plan pour un lecteur qui peut alors lire sans relâche.

5La troisième partie, « Portraits de femmes », insiste sur les portraits des héroïnes en relation avec les autres personnages féminins. En effet, les trois romans proposent non pas le portrait d’une seule femme mais de toutes les femmes : Tess, Effi et Nana sont des femmes « semblables à beaucoup d’autres, mais sur lesquelles s’est focalisé le regard de l’artiste », ce qui constitue un renouvellement de la construction du personnage, oscillant entre universalité et individualité. Leur universalité est rappelée par la référence constante à Ève, elles sont des femmes décrites comme des objets de désir, Nana est « Vénus », Tess est « Ève avec le serpent », et Effi est une « amazone, une Mélusine ondoyante qui ne vit que par le mouvement ». Le thème de la chute est un corollaire à la référence à la première femme, et un élément structurant de l’œuvre, comme dans Nana où il participe à « la dramaturgie des hauts et des bas », ou comme dans Effi Briest où tout est prédit dès le premier chapitre et où le motif de la chute intervient plusieurs fois. La question soulevée par Fl. Godeau est la suivante : « le souci d’objectivité peut-il résister à ce flot d’images tour à tour archétypales ou stéréotypées ? » Elle recourt à Flaubert pour qui « Nana tourne au Mythe, sans cesser d’être réelle », et c’est là tout l’art de nos trois romanciers, qui ont réussi à individualiser leurs personnages sans faillir à l’exigence d’universalité, qui seule donne sens et intérêt artistique aux histoires particulières. Le traitement du personnage se modifie, que ce soit le jeu sur les noms qui permet la mise en place d’un système duel, notamment chez Thomas Hardy où la famille Durbeyfield se double d’une famille noble rêvée plus que réelle, les d’Uberville, faisant écho à la dualité entre la ville et la campagne, la modernité et l’archaïsme, le couple mère-fille, et tous les autres duels qui structurent le roman. Fontane choisit le nom de jeune fille d’Effi pour le titre de son roman, annonçant ainsi l’échec de son mariage et la structure circulaire du récit. Zola enfin reprend le surnom donné dans L’Assommoir à Anna Coupeau, la fille de Gervaise, mais s’il choisit de garder ce surnom, c’est sûrement pour sa prononciation « légère, ludique, délicieuse, une sorte de préliminaire érotique » comme le souligne Fl. Godeau, et l’on peut remarquer que toute l’histoire de Nana est contenue dans ce nom de femme qui se penche sur tous les plaisirs, sans jamais sortir de l’enfance, sans réussir, par exemple, à être mère. La construction du personnage de Nana est moins approfondie que celle de Tess et d’Effi, dont la personnalité s’affine au fil du récit, mais les trois romans ont en commun de mettre en tableau des femmes au milieu d’autres femmes et d’autres personnages, et de construire ainsi des doubles et des compléments au personnage principal. Dans le chapitre « Portrait de groupe avec femmes », Fl. Godeau détourne le titre du roman de Heinrich Böll (Gruppenbild mit Dame, Portrait de groupe avec dame) : est-ce pour souligner la résonnance qu’auront ces trois romans au XXe siècle, notamment dans le traitement du personnage liant l’universel, le particulier et l’inscription dans la société, comme le fait Henrich Böll dans ses romans ? Quoi qu’il en soit, il faut souligner l’importance de tous les personnages féminins, comme autant d’écho au personnage éponyme, comme des effets de rythmes et d’harmonie qui structurent le récit. Avec le Naturalisme, les personnages deviennent des instances narratives, et c’est en cela que l’écriture zolienne se retrouve chez Thomas Hardy et Theodor Fontane chez qui les mises en tableau se doublent de mise en scène et de mises en récits enchâssés pris en charge soit par le narrateur, soit par le personnage principal ou par un autre personnage de l’histoire.

6Nous pouvons conclure avec Florence Godeau que le point commun de ces trois romans est d’illustrer la place de la femme dans une société en pleine mutation, mais leur volonté de « dire le vrai » est contrariée par cette même société, ce qui les pousse à trouver une nouvelle manière d’écrire. Sans se placer en disciples de Zola, Fontane et Hardy sont naturalistes dans leur engagement politique et social, dans leur souci d’objectivité et d’exactitude, et leur exigence de rigueur scientifique. Il s’agit plus précisément d’un « réalisme fin-de-siècle », de romans d’éducation « à rebours » pour reprendre le titre du roman de Huysmans, dans lequel l’ancien disciple de Zola prend le revers du naturalisme…tout en restant naturaliste. C’est ce que font Hardy et Fontane, qui, sans avoir été dans le sillage du Maître de Médan, se nourrissent du naturalisme mais ne s’engagent pas dans la crise ni dans « l’impasse » de la littérature de leur époque, puisqu’ils parviennent à donner à leurs personnages une « énergie vitale » à leurs héroïnes qui pourtant se sentent « étrangères à la loi morale qui ne trouve aucun écho en elles ». Florence Godeau nous met en garde contre le faux-sens qui consiste à considérer le thème de la chute dans ces romans comme engendrant une mélancolie pour l’innocence perdue. Les trois héroïnes affirment leur personnalité et prennent conscience de leur différence sans pour autant chercher à devenir « comme il faut » ; l’énergie vitale provient du fait qu’elles vont de l’avant et qu’elles se tournent vers l’avenir, comme le font les auteurs, notamment Hardy et Fontane, résolument tournés vers le vingtième siècle.