Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juin 2008 (volume 9, numéro 6)
Pauline Hachette

Le Mexique et sa pensée vive

Rue Descartes, n°57, « Penser et créer au Mexique »

1Le temps de la passion parisienne pour l’Amérique latine a sûrement quelque peu passé et il n’est plus de noms aussi familiers et incontournables dans le monde littéraire que le furent ceux de Borges ou Cortázar. Pourtant un intérêt plus large pour ce continent revient peut-être par une autre porte, et le fait que le Salon du livre 2009 accueille en pays d’honneur le Mexique est sûrement la marque que le dynamisme actuel de cette région n’a pas échappé à certains.

2C’est manifestement le cas du Collège International de Philosophie qui a consacré l’an dernier à la création mexicaine, un passionnant numéro de sa revue, dont l’intérêt et l’actualité nous ont semblé mériter d’être soulignés, même tardivement.

3Ce numéro de la Rue Descartes témoigne, en effet de façon particulièrement inspirante par ses choix, et notamment celui de donner majoritairement la parole à des voix mexicaines plurielles — écrivains, essayistes, artistes —, de la vitalité créative de ce pays et de la pensée qui en émane.

4En effet la pensée dont il est question ici frappe par son enracinement dans la création, par son ancrage constant dans l’expérience. La présence de la Ville de Mexico, intense, palpitante tout au long de ces pages est une première figure de ce sensible qui fait écrire, qui fait penser. Elle semble suggérer que c’est cet ancrage dans des lieux précis, dans leurs odeurs, leurs couleurs qui fait d’un numéro autour d’un pays non pas une réflexion identitaire abstraite, ou nationale, mais la mise en œuvre d’une pensée singulière, et une expérience pour le lecteur du terreau où elle plonge ses racines.

5 L’essayiste Carlos Monsiváis, dans l’entretien qu’il donne, souligne la continuité depuis le XVIe siècle, de cette Ville de Mexico comme principale protagoniste du pays, avec sa culture, évoluant selon des schémas spécifiques, ce que plusieurs écrivains dans le cours de la revue font ressentir avec leur sensibilité propre.

6 C’est le cas pour le Mexico d’Elena Poniatowska d’abord et son foisonnement baroque d’anges humbles ou triomphants arrivant à la ville en quête d’une vie un peu meilleure. Ces figures se succèdent dans un long texte (« Anges de la Ville »)  où l’écrivain évoque avec une tendresse attentive ces migrants venus chercher depuis leur campagne la fortune dans cette ville monstrueuse dont le chaos même peut se faire accueil.

7 La mosaïque d’histoires individuelles qu’elle propose dessine les contours mouvants de l’Histoire d’un pays et de son cœur dont les vagues successives de migrations modifient au fur et à mesure l’aspect. Elle dessine aussi une ville aux 1001 métiers des plus extravagants, une ville où se croisent vendeurs de tortillas, rémouleur, photographe et guérisseurs ambulants, ou encore donneur de « décharges électriques » pour clients en quête de sensations. Elle nous fait passer par le vertige de l’hétéroclite, de ces objets qui s’entrechoquent dans un foisonnement aussi déroutant que jubilatoire, de ces consta ntes étincelles surréalistes dont la rencontre entre la foi populaire et la modernité sont un des grands pourvoyeurs (l’Ange chauffeur de bus et le Sacré Cœur qui l’accompagne : « Dieu est mon copilote » pour ne retenir qu’un exemple).

8E. Poniatowska fait preuve d’un talent certain, et reconnu, pour évoquer cette intense frénésie, ses voix, ses sons, ses saveurs, ses couleurs, et nous faire sentir la pulsation de cette ville.

9La romancière Margo Glantz dans la section Périphéries de la revue, qui regorge de textes brefs mais tout aussi savoureux que les textes du Corpus, évoque elle aussi avec amour la ville de Mexico des années 20 où en quelques lignes se mêlent aux dames élégantes et aux évocations chatoyantes d’Indiennes, rappelant le Que viva México d’Eisenstein, le son des crécelles, les pantins de Judas, et les Christs sanguinolents de la semaine sainte. Son texte rend compte lui aussi de ce qui happe dans ce numéro : un flux incessant qui parle aux sens, qui parle le langage des émotions, dans une circulation intense et vitale, organique. Mais elle rend en plus à la ville son feuilleté de temps, remontant jusqu’à la grandiose cité précolombienne qui affleure par endroits et à propos de laquelle M. Glantz glisse en guise de conclusion et sous forme d’allusion, un plaidoyer benjaminien pour une ville qui subsiste par les traces et non l’intact, la conservation à tout prix. Refus du statisme qui entre tout à fait dans le portrait que dressent ces auteurs de l’essence de cet endroit.

10Mario Bellatin, quant à lui, parle de la Ville de Mexico du point de vue du lieu élu pour l’écriture. De sa prose acérée et efficace il la décrit comme un « tourbillon dévorant » qui invite à la retraite en lui-même, un chaos qui ouvre au silence (un silence que l’on peut briser à tout instant par un bain de foule) mais aussi une ville unique par ses « solitudes superposées » ou parallèles, ne se croisant jamais.

11Teodoro González de León, architecte de nombreux bâtiments de la ville de Mexico offre pour sa part un éclairage suggestif et nuancé sur le cheminement singulier des théories architecturales nées en Europe, et notamment celle du Mouvement Moderne. L’intérêt majeur de sa contribution réside en ce qu’elle interroge les différentes positions qui se succèdent sous cette « étiquette » non à partir de postulats (primat fonctionnaliste ou artistique, place à accorder à l’émotion…) mais à partir d’un parcours singulier et d’un local : la découverte par González de León, après s’être formé en France auprès du Corbusier, du Mexique traditionnel. C’est la complexité de la ville historique, ses mélanges inverses au mouvement de zoning en train de se développer qui informe ses propres conceptions architecturales et lui font formuler une intéressante conscience de l’héritage et des nombreuses influences qui façonnent une ville, mêlée à un refus de la conservation intransigeante, ce en quoi il semble rejoindre la perspective benjamienne suggérée par Margo Glantz 

12L’on pourrait ajouter que cet ancrage spatial de la pensée sort aussi parfois des limites du tentaculaire Mexico pour donner lieu à des rêveries extrêmement suggestives elles aussi, celles de Conrad Tostado sur ces lacs à la frontière de la ville, drainés depuis des siècles et que l’on songe (González de León par exemple) à faire réapparaître. Ou encore la description, d’un onirisme étrangement émouvant, de cette maison surréaliste de Xilitla « la maison de l’Anglais », entourée d’une symphonie de vert et comme née d’elle, corps bulbeux et capricieux se fondant dans les arbres qui l’entourent, « songe d’une forêt humide » dont la simple évocation brise pour un temps les chaînes du monde réel. Non seulement la rêverie à partir des lieux se fait intensément sensible mais le temps lui-même est pris dans l’espace, enchevêtré, pensé à travers lui.

13« Réel merveilleux » de Xilitla, du monde rulfien, peut-être aussi. Monsiváis en tous les cas l’évoque, quand il aborde l’œuvre de Juan Rulfo même si c’est pour mieux mettre en question la pertinence de cette catégorie, et esquisser des rapprochements moins communément admis, comme celui qu’il fait avec Lewis Carroll. L’article de Monsiváis peut être l’occasion de découvrir Rulfo pour le lecteur français qui n’est guère familier de cette œuvre pourtant majeure du Mexique. Monsiváis ne choisit pas en effet comme classique tutélaire un Octavio Paz ou un Carlos Fuentes plus familiers en France, mais le plus mystérieux Rulfo et avec lui ce Mexique de la terre, dit « profond ». L’auteur de Pedro Paramo et Le Llano en flammes est en effet associé ordinairement à la ruralité mexicaine au temps de la révolte des Cristeros, à sa misère ordinaire teintée d’une certain fantastique.

14Monsiváis propose une relecture de Rulfo qui l’éloigne définitivement de tout soupçon de « régionalisme » pour en faire le passeur d’une pensée mexicaine du dedans, de racines qui loin d’enfermer l’identité mexicaine l’ouvre sur un universel métaphorique et symbolique, jamais cependant désancré, flottant.

15Et l’on trouve à nouveau dans cette lecture l’idée courant implicitement dans ce numéro d’une immanence et d’une singularité qui sont les meilleurs garants de l’universel. Un universel atteint par la justesse de sa prise sur un local.

16 Ce local, consiste d’ailleurs peut-être moins en un lieu propre qu’en une certaine façon d’appréhender le génie populaire, et notamment les divers aspects de la tradition orale qui lui sont associées (l’art du récit par exemple). C’est aussi ce que Carlos Bonfil met en lumière à propos du cinéma de Juan Carlos Rulfo, petit fils du précédent, dont les différents documentaires (autour de l’évocation de son grand-père par ceux qui l’ont connus, ou encore dans En el Hoyo qui donne la parole aux ouvriers d’une route périphérique) créent une « agora de voix populaires » et rendent hommage à la vitalité et à l’humour de cette parole populaire, et au « désordre comme autre interprétation de la vie, sinon la plus définitive, du moins la plus pleine de joie et d’espérance ».

17Sans pouvoir rendre compte de l’intégralité de ces nombreuses contributions souvent très riches, on soulignera pour finir la passionnante conférence de Gabriel Orozco reproduite ici, conférence qui lui permet d’explorer à partir de son propre itinéraire artistique les fondements d’un art nouveau intimement dépendant de la rue, de la réalité extérieure. Orozco revient ainsi sur sa recherche première guidée par la volonté d’intervenir sur la réalité sans rien porter avec soi et de développer un art de la circonstance, de la « rencontre » plus encore peut-être que de la transformation de l’espace.

18 On se demande d’ailleurs à lire les récits qu’il fait des « circonstances » de plusieurs de ses œuvres, s’il n’y a pas dans ces récits même une autre œuvre, à part entière, bien plus intrinsèquement liée à la création qu’un simple compte-rendu. Les conceptions qu’il développe, à partir de ses propres œuvres, sur le rapport qu’entretient l’artiste à la réalité (être « réalisateurs d’accidents, où la réalité nous accorde, quand nous n’attendons rien d’elle, ses dons »), sur la surprise, le temps de l’œuvre et sa mémoire, sur la « création » du public par l’art1, toutes ces idées tirent une grande partie de leur suggestivité des récits de création qui les entourent et les amènent.

19 L’on serait tentée d’évoquer plus longuement plusieurs de ces contributions, d’en mentionner encore d’autres (le dialogue entre Monsiváis et Bolivar Echeverria notamment sur le XXe siècle mexicain sous ses divers aspects politiques, culturels, artistiques). Mais on ne peut qu’inciter vivement le lecteur intéressé à se plonger dans cette riche lecture.

20 L’effervescence, le bouillonnement dont rend compte ce numéro donnent au final l’envie d’en entendre encore plus, et sur d’autres domaines artistiques. Sur le cinéma par exemple dont on connaît l’actuelle vitalité, sur la littérature contemporaine, dont on regrette de ne pas avoir un plus grand aperçu, même si les limites d’une revue en termes d’espace sont évidentes (la « narration » mexicaine évidemment mais aussi, de façon incidente celle qui a choisi le Mexique comme terre « d’inspiration », comme les grands romans de Roberto Bolaño semblent le montrer).

21Mais il est certain que les textes qui nous sont proposés ici parviennent à rendre compte de la singularité de cette tension très fertile entre « local et universel », et plus profondément peut-être, à nous ouvrir à des questionnements peu vivants dans notre « local », des catégories qui ne sont guère les nôtres telles que l’énergie de la culture populaire — son évolution intrinsèque, ses relations avec la « grande » culture — ou encore une façon, particulièrement enthousiasmante, de penser avec l’excès et le chaos.