Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Caroline Doudet

Géocritique : théorie, méthodologie, pratique

Bertrand Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2007.

1Qu’est-ce que la géocritique ? C’est à cette question nécessaire que l’essai de Bertrand Westphal vise à répondre ; question nécessaire parce que la géocritique, méthode encore jeune, définie comme une « poétique dont l’objet serait non pas l’examen des représentations de l’espace en littérature, mais plutôt celui des interactions entre espaces humains et littérature » au cours du colloque qui lui a servi d’acte de naissance, est l’objet d’un intérêt de plus en plus vif de la part des chercheurs en sciences humaines en général et des comparatistes en particulier, comme en témoigne le nombre de plus en plus important de colloques et journées d’études se plaçant dans cette perspective ; mais manquait encore une véritable réflexion de fond. C’est maintenant chose faite avec cet ouvrage qui s’inscrit explicitement dans une double perspective postmoderne et interdisciplinaire ; il s’agit bien ici  de mettre fermement en place une définition de la géocritique, et ce en trois temps : tout d’abord en examinant les fondements théoriques de la géocritique dans les trois premiers chapitres, puis en exposant la méthodologie géocritique afin de compléter l’article de 2000 que nous avons cité, enfin en mettant en évidence l’importance du texte dans la construction de l’espace.

2Les trois premiers chapitres exposent ainsi les prémisses théoriques de la géocritique, et c’est par une réflexion sur la spatio-temporalité que s’ouvre très logiquement l’essai, avec l’affirmation de la « révolution spatio-temporelle » qui a lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, imposant une nouvelle lecture du temps et donc une nouvelle perception de l’espace : les métaphores temporelles tendent à se spatialiser, l’espace qui jusque là s’était trouvé relégué au second plan par le temps « contre-attaque » et se trouve revalorisé en même temps que complexifié, à la fois pluriel et hétérogène, objet d’une saisie interdisciplinaire qui intéresse à la fois la géographie, l’architecture, l’urbanisme et la littérature.

3Le chapitre suivant met en avant la notion de « transgressivité » et la nécessité de percevoir l’espace dans sa dimension hétérogène, marquée par l’insécurité radicale qui est la caractéristique de l’ère postmoderne ; pour le montrer, l’auteur s’appuie sur plusieurs notions comme celles issues des travaux de Deleuze et Guattari ( espace lisse/espace strié, déterritorialisation/reterritorialisation), le polysystème d’Even-Zohar, la sémiosphère de Lotman, le tiers-espace de Homi Bhabha, toutes notions qui tendent à faire de l’espace un objet pour le moins instable.

4La troisième et dernière escale théorique est celle du problème épineux et controversé de la référentialité : quel est le rapport entre le monde fictionnel et le réel de l’expérience ? Le monde est-il homogène et englobe-t-il réel et fictionnel, ou bien est-il hétérogène et se scinde-t-il en plusieurs mondes, dont le monde fictionnel qui est selon Umberto Eco un monde « possible » mais non « actualisé », ce qui ne le rend pas pour autant incompatible avec le monde réel ? « L’espace représenté en littérature est-il coupé de ce qui lui est extérieur (comme le défendent les structuralistes) ou alors interagit-il avec lui ? » (p. 162). Cette dernière hypothèse est celle qui a la faveur de l’auteur et aboutit à une théorie des interfaces, lignes de communication entre le réel et le fictionnel qui interagissent l’un avec l’autre, et une typologie des relations variables et oscillantes du lieu fictionnel avec le réel : consensus homotopique (le lien entre le lieu réel et sa représentation est manifeste, ils ont au moins le même nom et souvent la représentation s’appuie sur une série de réalèmes), brouillage hétérotopique (le lien entre l’espace référentiel et sa représentation est perturbé) et excursus utopique (l’espace représenté est sans référent ou se situe en marge du référent).

5Le quatrième chapitre met en place les principes d’une méthodologie géocritique, et s’ouvre sur l’affirmation de son double caractère géocentré et interdisciplinaire ; par son géocentrisme, elle se distingue ainsi de l’imagologie, au sein de laquelle l’espace tient une place particulière mais en évacuant souvent la question du référent ; quant à l’aspect interdisciplinaire, il permet à la géocritique de sortir du domaine purement littéraire pour s’appuyer sur d’autres formes d’art mimétique comme le cinéma et se connecter à d’autres disciplines s’intéressant à la question de l’espace, comme la géographie ou la philosophie. Cela conduit à mettre en place les « quatre points cardinaux de l’approche géocritique : la multifocalisation, la polysensorialité, la stratigraphie et l’intertextualité » (p. 200) : multifocalisation, parce que la géocritique est impensable sur une seule œuvre et se doit donc de s’appuyer sur un corpus divers, constitué d’œuvres dont le point de vue peut être soit endogène (celui de l’autochtone), soit exogène (celui du voyageur, empreint d’exotisme), soit allogène (celui de qui s’est fixé dans un endroit qui ne lui était pas familier mais qui ne lui est plus exotique), afin de voir leurs interactions ; polysensorialité, parce que la suprématie du regard sur les autres formes de perception sensorielle n’est pas culturellement universelle, et que tous les sens sont importants et présents dans la perception de l’espace ; stratigraphie car il est nécessaire d’examiner l’impact du temps et de ses différentes strates superposées et réactivables à tout moment sur la perception d’un espace ; intertextualité car la perception de l’espace ne peut qu’être médiatisée par d’autres textes, d’autres œuvres, et son étude ne peut faire l’économie de cette médiatisation qui pose le problème du stéréotype.

6Enfin le dernier chapitre, intitulé « lisibilité », s’intéresse à l’importance du texte dans la construction du lieu et des relations entre les deux : l’idée est ici de renverser la doxa qui voudrait que l’espace donne naissance au texte : et si, en effet, c’était le texte qui donnait naissance à l’espace et que l’écrivain était l’auteur de sa ville ? Plus loin encore, le lieu lui même pourrait être considéré comme un texte, et la démarche en sept étapes de Jauss pourrait être applicable à la lecture de l’espace ; la corrélation entre le monde et la bibliothèque cesserait du même coup d’être une simple métaphore pour devenir une hypothèse de travail, celle de la géocritique.

7Dans cet essai riche et complexe, foisonnant de références théoriques et littéraires variées (Umberto Eco, George Perec, Thomas Pynchon, Italo Calvino, Jean Echenoz, Andrzej Stasiuk, Danilo Kis et bien d’autres viennent ainsi illustrer et étayer les arguments), Bertrand Westphal met donc en place une définition de la géocritique, solidement ancrée aussi bien d’un point de vue théorique que méthodologique, ce qui ne peut que favoriser le développement déjà florissant de cette nouvelle méthode.