Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mars 2008 (volume 9, numéro 3)
Hélène Beauchamp

Le « théâtre sans-gêne » de Victorien Sardou : la libre traversée d’une oeuvre

Victorien Sardou, un siècle plus tard, Actes du colloque international tenu à l’Université Marc Bloch, Strasbourg, sous le haut patronage de l’Académie française, 24-25 septembre 2005, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007, 412 p. Textes réunis par Guy Ducrey.

1Victorien Sardou (1831-1908), dont le nom est en partie oublié aujourd’hui, fut dans la seconde moitié du xixe siècle le premier représentant du théâtre français. Auteur de plus de soixante pièces de théâtre et d’une quinzaine d’œuvres lyriques, il bénéficia d’un important succès public, d’une diffusion internationale et d’une reconnaissance officielle, symbolisée par son élection à l’Académie Française en 1877. Sa carrière fut cependant jalonnée de polémiques, avec la censure mais aussi avec la critique, qui lui refusa dans l’ensemble le statut d’auteur « sérieux ». Ces réticences ont été en partie reprises par la réaction avant-gardiste contre le théâtre « à succès » du xixe siècle, puis par la critique universitaire, parfois encline à suivre les oppositions radicales nées des révolutions théâtrales du tournant du siècle. Ainsi, lorsque l’on convoque cet auteur aujourd’hui, c’est souvent pour en faire le plus grand tireur de ficelles d’un théâtre éphémère, à la qualité littéraire douteuse, suivant ainsi certains de ses détracteurs contemporains. Il était un « arrangeur »1 pour Barbey d’Aurevilly, « obligé de se résigner aux culbutes pour vivre des caresses du public » selon Zola2.

2Un colloque, organisé par Guy Ducrey à Strasbourg en septembre 2005, est venu corriger ce regard un peu myope, qui prévaut depuis quelques dizaines d’années dans les études consacrées à cette période3. Nous en avons maintenant les actes, qui proposent vingt-quatre contributions, agrémentées d’une fort utile bibliographie des écrits du dramaturge et d’un très riche et très beau cahier d’images. En se penchant sur une œuvre bien plus surprenante et variée que ne le laisserait supposer l’absence d’intérêt de la critique pour cet auteur, cet ouvrage comble plusieurs lacunes. Tout d’abord, il rend sa juste place à cet homme de théâtre : qu’il servît de repoussoir ou de modèle, il fut, en France comme en Europe, le principal point de référence en matière de théâtre pendant toute la seconde moitié du xixe siècle. Ensuite, ce colloque met plus largement en évidence la complexité d’une vie théâtrale qui se plie mal aux catégories de l’histoire littéraire et mérite que l’on infléchisse un peu le regard, empruntant au « sardouisme » sa pente kaléidoscopique4.

3C’est pourquoi seul un colloque international et pluridisciplinaire, mêlant approches littéraires, spectaculaires et historiques, pouvait rendre compte de la richesse de sa carrière – sa vie d’homme de théâtre a autant d’intérêt que son œuvre – et l’envisager avec un regard libéré sur l’histoire du théâtre. C’est de ce regard que naissent les quatre parties qui composent ces actes. Guy Ducrey a réuni ces quatre axes sous le signe de la « traversée » : « traversée des années (notre auteur a le génie de la survie), traversée des genres, traversée des frontières. Et traversée des carrières enfin puisque, […] ce diable d’homme fut à la fois auteur dramatique, metteur en scène, scénographe, décorateur à ses heures et bien entendu excellent attaché de presse… » 5.

4La première partie de l’ouvrage explore donc le parcours de cet auteur dans son temps. C’est d’abord l’homme qui étonne. Le premier article de Jean-Claude Yon fait ainsi le point sur la carrière de Sardou sous le Second Empire, marquée par un succès public constant, un accueil mitigé de la critique et une volonté ferme de réussir. Ce désir absolu d’être joué explique aussi ses relations ambiguës avec la censure, auxquelles Odile Kracovitch consacre son texte : presque toujours censuré, Sardou acceptait le plus souvent de remanier ses pièces, et savait utiliser la censure à des fins quasi publicitaires. Cet article rappelle cependant que la pente naturelle de Sardou est plutôt contestataire. C’est bien la satire, parfois véhémente, qui constitue le ferment de ses comédies de mœurs, comme le montrent bien les contributions de Marie-France David de Palacio (sur sa pièce Les Ganaches) et de Patrick Besnier. Ce dernier rappelle notamment la passion polémique qui animait Sardou sur les questions de théâtre. L’intérêt de Sardou pour le spiritisme, enfin, qui fait l’objet de l’article de Patrizia d’Andrea, n’est pas le moindre des paradoxes de cet homme, qui laissa des dessins spirites étonnants reproduits dans l’ouvrage.

5Son théâtre protéiforme traverse aussi les genres, à tel point que les voltes-faces esthétiques de Victorien Sardou donnent le tournis. Le second ensemble rend ainsi compte d’une œuvre en forme de « kaléidoscope » esthétique, à la fois variée et hybride. On découvre par exemple les passionnantes ambiguïtés de son théâtre historique dans le texte de Sophie Lucet. Elle montre que ce n’est pas seulement l’histoire qui permet de mieux comprendre une pièce comme Thermidor, mais que le théâtre, lui aussi, fait l’histoire. La minutieuse reconstitution historique de Thermidor, même si la pièce dénonce les abus de la Terreur, participe à la commémoration de la Révolution française, s’apparentant à une « présentation de reliques »6 de cet événement. On passe ensuite à des études qui mettent en valeur l’inventivité de ses comédies. Noëlle Benhamou et Isabelle Moindrot révèlent combien Sardou mêle les genres comiques et les renouvelle, et que là se situe peut-être la part la plus vivante de sa création. Maître européen incontesté de la « pièce bien faite » (Yves Chevrel nous éclaire notamment sur les relations du théâtre de Sardou avec celui d’Ibsen), le dramaturge prenait aussi la liberté d’en oublier les exigences pour écrire des « pièces mal faites » dédiées au plaisir de la vision et de la fantaisie la plus libre. On voit dans l’article d’Hélène Laplace-Claverie, en grande partie consacré à son « opéra-bouffe-féérie » Le Roi Carotte, que Sardou est aussi capable d’orchestrer d’étonnantes visions, où la tradition de la féérie à la française rencontre peut-être la fairy shakespearienne. Guy Ducrey consacre lui aussi son texte à une œuvre hybride, Crocodile. La variété de objet théâtral non identifié, « féérie-vaudeville-comédie-opéra », était revendiquée par un auteur qui se voulait aussi « montreur d’images », et qui, « avant le cinéma, fit le pari de la métamorphose »7.

6Après cette plongée dans l’œuvre « monstrueuse » de Sardou, la troisième partie prend du recul, en abordant les questions de réception, absolument essentielles à l’appréhension de l’importance historique de cet homme de théâtre. En France, Sardou fut contesté par la critique – notamment réaliste et naturaliste – pour son artificialité. Anne-Simone Dufief propose ainsi un article éclairant sur la nature des griefs reprochés à Sardou par ses contemporains, et, par conséquent, sur ce qui nous gêne aussi, aujourd’hui, à la lecture de ses œuvres. Mais au-delà des frontières nationales, le théâtre de Victorien Sardou, que l’on a pourtant tendance à placer plutôt à l’arrière-garde qu’à l’avant-garde, a représenté un profond moteur de renouvellement, comme le montrent les contributions de Jeanne Benay (sur sa réception viennoise), d’Ignacio Ramos Gay (sur son rôle essentiel dans la réforme dramaturgique et scénique en Angleterre) et d’Ana Clara Santos (qui rappelle le succès de Sardou dans la péninsule ibérique). Ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de s’écarter d’une approche franco-française pour réajuster l’angle de vue sur cet auteur et sur l’histoire du théâtre européen à cette période. Enfin, Timothée Picard fait très utilement le lien entre réception d’hier et réception d’aujourd’hui. Pour lui, l’œuvre de Sardou, en particulier dans ses relations avec l’opéra (Sardou est notamment l’auteur du livret de la Tosca, adapté pour Verdi de l’un de ses drames),  pose la question esthétique du « goût », bon ou mauvais, et celle, qui y est associée, de la valeur artistique.

7Le quatrième volet rassemble des éléments abordés dans les parties précédentes pour étudier la traversée sans doute la plus réussie de Victorien Sardou, celle des différents « métiers » du théâtre. C’est ainsi que les articles de cette dernière partie suivent Sardou là où il fut le plus brillant et le plus libre : en scène. Il s’agit maintenant de « voir » Sardou, et on y a déjà été largement convié par les 74 planches reproduites dans l’ouvrage. On comprend alors que ses textes dramatiques sont pour la plupart écrits depuis les planches. Ses œuvres les plus célèbres – La Tosca, Madame sans-gêne, Theodora – prennent leur source dans sa passion pour les actrices, pour Réjane et Sarah Bernhardt, dont Monique Dubar rappelle qu’elles furent les deux « masques », si différentes pourtant dans leur jeu, qui firent son succès. Les figures de comédiens parcourent tout son théâtre, et Sylvie Humbert-Mougin montre que les héros de la scène y rejoignent les héros historiques. Après la passion des comédiens vient la passion de la « matière » scénique. Olivier Goetz fait le point sur cette question et, suivant en cela le dramaturge, renoue le lien entre écriture et mise en scène dans sa très belle étude du « geste spectaculaire » de Victorien Sardou. On en retient l’analyse de Patrie!, dont la dramaturgie s’appuie largement sur le jeu autour d’un accessoire, une épée en l’occurrence. Les trois derniers articles explorent d’autres facettes de l’art scénique de Sardou et mettent en évidence combien la vision scénique est présente dans l’écriture, au point qu’elle en est souvent le moteur. Il est ainsi question des costumes (dans l’article de Céline Lormier), d’une mise en scène à la manière du théâtre médiéval aux antipodes de toutes les conventions réalistes d’une scène bourgeoise dans laquelle on a tendance à cantonner Sardou (dans la contribution de Tatiana Victoroff consacrée à Dante), ou bien de son art de jouer des espaces invisibles pour nourrir sa dramaturgie, analysé par Geneviève Jolly.

8L’ensemble de ces textes, à l’image d’un auteur qui a « poussé des pointes dans tous les sens »8, propose donc des pistes très variées, dont on retiendra les points les plus importants. Il est tout d’abord incontestable que l’œuvre de Victorien Sardou souffrait d’un quasi vide critique et que ce manque est en partie comblé. Les actes de ce colloque révèlent un homme de théâtre complet et profondément libre. Sa conscience remarquable d’être un artisan de la scène conduisit Sardou à assumer le paradoxe d’une création par certains aspects tout à fait conventionnelle et par d’autres réellement anticonformiste. Non que ce dramaturge s’insurge contre les normes dominantes pour les mettre à bas. Mais souvent, sa modestie d’auteur et sa passion pour le spectacle semblent le conduire à les mettre simplement de côté. C’est peut-être justement parce qu’il excellait dans l’art de la « pièce bien faite », qu’il en acceptait les codes et les attentes, que Victorien Sardou avait un détachement salutaire à l’égard de certains de ses contemporains garants de l’art et du théâtre « sérieux ».

9Un siècle plus tard, ce livre invite donc le lecteur à se « laisser aller » à lire et à étudier Sardou, à se laisser étonner par sa personnalité et l’étrangeté de son œuvre, à ne pas rougir du plaisir pris aux intrigues habiles de ses comédies, à ses mots d’auteur, aux visions surprenantes de ses pièces à grand spectacle ou bien aux émotions fortes de ses drames. Il ne s’agit pas non plus de convaincre le lecteur que Sardou était un visionnaire et un avant-gardiste injustement jugé. Sa « modernité » a ses limites, ne serait-ce que par la multiplicité des directions explorées : il y a peut-être, chez lui, toute la modernité en germe, « mais de façon diluée », « en demi-teinte » 9. Ainsi, le lecteur est également convié à ne pas occulter poliment la part « ringarde » de son théâtre. Si Sardou « ne joue pas, dans les pages qui suivent (…), un rôle de repoussoir d’une avant-garde rédemptrice à qui nous devons tout »10, il n’est pas non plus l’objet d’une réhabilitation forcenée qui tomberait dans l’excès inverse.

10Si l’on accepte de se souvenir de la générosité décomplexée de la blanchisseuse de Madame sans-gêne et de venir s’encanailler dans l’univers théâtral de Victorien Sardou, on y apprend beaucoup sur la réalité du théâtre, qu’il soit d’aujourd’hui ou d’hier, et sur la vie sociale et artistique de cette seconde moitié de xixe siècle. Car ce regard libre porté sur un auteur est aussi un plaidoyer pour une histoire du théâtre qui ne s’embarrasse pas des distinctions entre disciplines universitaires. La vocation d’homme de théâtre complet de Victorien Sardou invitait naturellement à tirer parti de la fécondité d’une démarche pluridisciplinaire. Cet ouvrage propose tout d’abord une intime association entre études littéraires et études théâtrales. Il fallait lire et voir, tout à la fois, Victorien Sardou, mettre en valeur l’imbrication des fonctions spectaculaires et dramaturgiques qui caractérise son théâtre. Enfin, ce livre relie ces deux aspects avec l’histoire culturelle, notamment en faisant appel à des historiens. Sardou était passionné par ses contemporains et par l’Histoire. La nature de son œuvre demandait ainsi qu’on envisage le théâtre pas seulement comme une activité artistique et littéraire, mais aussi comme un phénomène historique et social. « Homme du temps », Victorien Sardou rappelle que le théâtre est un « art du temps » qui s’édifie, plus que tout autre peut-être, dans une relation avec la société qui l’entoure.