Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Octobre 2025 (volume 26, numéro 9)
titre article
Alexia Dedieu

Subversion du style, théorie linguistique, jeux poétiques, histoire de la traduction : transformations et héritages de la langue latine entre Antiquité et première modernité

Subversion of style, linguistic theory, poetic games, history of translation: transformations and legacies of the Latin language between Antiquity and early modernity
Pierre Laurens, Le sentiment de la langue, Voyage à travers le pays latin, Paris : Belles Lettres, 2021, 360 p., EAN 9782251451961.

1L’ouvrage de Pierre Laurens explore les différentes conceptions et réappropriations de la langue latine par les auteurs du début de l’époque moderne. Au travers de vingt chapitres regroupés en parties thématiques, cette collection d’essais propose de multiples réflexions sur les ressources de la langue latine, à une époque où celle-ci s’impose comme langue de communication savante et fait alors l’objet de vifs débats sur les adaptations et torsions qu’elle peut ou non subir. À quinze contributions plus anciennes, augmentées ou remaniées, l’ouvrage associe cinq chapitres inédits qui viennent illustrer les innovations linguistiques que connaît la langue latine sous la plume des auteurs de la première modernité.

Épigrammes : du grec au latin, de l’Antique au Moderne

2La première partie se focalise sur les « Différences » entre grec et latin mais aussi entre antique et moderne. Le premier chapitre propose une étude de la performance descriptive dans les épigrammes du livre VI de l’Anthologie Grecque et dans les livres XIII et XIV des Épigrammes de Martial. Le second chapitre poursuit l’analyse des divergences entre les épigrammes grecques et latines pour s’intéresser par la suite aux efforts des premiers modernes pour proposer une classification théorique des épigrammes antiques. Le chapitre offre ensuite une étude de la vaste production épigrammatique de la Renaissance pour montrer que la « rhétorisation » des épigrammes antiques (p. 45) à l’œuvre dans les épigrammes à la Renaissance transforme toutes les catégories d’épigrammes traditionnelles. L’étude comparative des influences grecques et latines sur le genre épigrammatique aboutit à la conclusion que « l’épigramme de la Renaissance c’est, pour une grande part, toute la palette, encore enrichie, de l’épigramme grecque, mais revue et corrigée par l’esthétique de Martial » (p. 47). Le troisième chapitre étudie les allusions mythologiques chez Properce et propose une interprétation de deux de ses élégies (I, 3 et II, 12) ainsi que de leurs différentes résonances aux époques ultérieures. Le quatrième chapitre parcourt l’élégie latine pour mener une réflexion sur la nature de l’« élégiaque » : alors que traditionnellement, la tonalité élégiaque dérive de la forme littéraire, l’élégie, l’auteur s’interroge sur les traits qui permettent d’identifier l’élégiaque, une fois dissociée de la forme poétique. Il identifie donc quatre types de répétitions imposant un rythme à travers lequel « la souffrance se fait pure musique » (p. 78).

Variations métriques entre Antiquité et Renaissance

3La deuxième partie de l’ouvrage est dédiée à la question des mètres. Le premier chapitre dresse un premier panorama des théories métriques du xve siècle telles qu’elles sont élaborées par Salutati et Georges de Trébizonde pour mieux démontrer l’originalité de la théorisation métrique par Giovanni Pontano dans son Actius. Défendant contre les grammairiens la pratique Virgilienne de l’hexamètre dactylique, Pontano distingue trois qualités principales dans un hexamètre : la gravitas, la varietas et la voluptas. Le chapitre explore ainsi le discours tenu par Pontano sur la métrique, avant d’en venir à une présentation de la fortune des théories pontaniennes dans deux traités poétiques majeurs du xvie siècle, le De arte poetica de Marco Girolamo Vida et les Poetices libri VII de Jules-César Scaliger. La capacité imitative du vers, qui n’est qu’un moyen, chez Pontano, de produire l’admiration, devient centrale chez Vida et Scaliger, et trouve par-là sa place dans les poétiques vernaculaires. Le chapitre 6 dresse un panorama de la pratique de l’hendécasyllabe chez les poètes latins. Présenté comme le « vers Catullien », l’hendécasyllabe est aussi très présent chez Martial, et c’est au travers de l’héritage de Martial et Catulle qu’il « reprend vie » (p. 114), d’abord en Italie puis dans l’Europe de la première modernité. La seconde partie du chapitre propose donc une étude des reprises qu’ont pu faire Muret, Marulle et Pontano de l’hendécasyllabe antique.

Théories et réflexions sur le style

4La troisième partie de l’ouvrage développe la question du style et étudie les traits d’écriture des auteurs latins qui ont été repris et adaptés et en viennent à imprégner les œuvres de la première modernité. Dans le chapitre VII, une présentation de Cicéron en « maître de la breuitas » aboutit d’abord à une démonstration de l’influence que ce dernier a pu avoir dans la théorisation du trait d’esprit, repris à la Renaissance. Dans un second temps, le chapitre étudie de quelle façon Cicéron, prenant pour exemple les orateurs attiques, voit, dans l’Orator, sa conception du style évoluer, et défend les bienfaits oratoires et stylistiques de la breuitas. Le chapitre VIII propose une comparaison du style de Martial avec celui de Sénèque, « latins d’Espagne », mais aussi les deux « plus actifs ouvriers du nouveau style, si caractéristique de ce qu’on appelle la latinité d’argent ». Le chapitre ne s’arrête pas à une comparaison de l’écriture des deux auteurs, mais s’intéresse aussi aux « affinités plus inattendues, plus profondes aussi, sur le plan des idées et […] de la philosophie » (p. 142). Nombreuses sont les épigrammes de Martial qui reflètent ainsi la « morale pratique » de Sénèque. Ces loci paralleli entre Sénèque et Martial sont ainsi regroupés en trois unités thématiques : l’amitié, qui s’élargit aux réflexions sur la générosité et les bienfaits, la condamnation de la stultitia, « l’incapacité de l’individu à conduire raisonnablement sa vie personnelle » (p. 145), et enfin la dénonciation de l’hypocrisie.

5Une seconde partie de chapitre suggère que les rapprochements entre Sénèque et Martial trouvent un prolongement dans la pratique que pourrait avoir eu Sénèque de l’épigramme : Pierre Laurens se fonde ainsi sur des travaux antérieurs pour défendre l’idée que plusieurs éléments codicologiques et stylistiques pourraient indiquer que les épigrammes du manuscrit Vossianus L.Q.86 soient de Sénèque. Ces épigrammes, si elles sont bien de Sénèque, renforceraient ainsi les parallèles entre Sénèque et Martial puisque nombreuses sont les parentés stylistiques et thématiques qu’elles comportent. Le chapitre IX se fonde sur une étude du De remediis de Pétrarque pour mettre en avant la « face sénéquéenne » de l’écriture de Pétrarque. Le « style elliptique » de Pétrarque semble ainsi emprunté aux Dialogues et Lettres de Sénèque. La seconde partie du chapitre se propose de mettre en évidence la relation entre le De remediis de Pétrarque et le Lapys Lydius d’Antonius a Burgundia, analysé comme un « Pétrarque emblématisé » (p. 159). Le style de Sénèque en vient ainsi à croiser l’écriture emblématique typique des xvie et xviie siècles. Le neuvième chapitre étudie la réception par Juste Lipse du Dialogue des Orateurs de Tacite, œuvre à la paternité contestée en raison du style qu’y adopte son auteur. Après un constat sur l’absence de recherche menée sur le rôle fondamental de Juste Lipse dans l’histoire de la critique textuelle1, l’auteur retrace l’histoire de la réception de cette œuvre de Tacite au cours du xvie siècle. Lipse conteste en effet la paternité tacitéenne de l’ouvrage, mais parvient toutefois à rétablir certaines des parties manquantes du texte. Ce travail critique de Lipse non seulement sur Tacite, mais aussi sur Florus et Vélléius Paterculus est présenté comme un moment pivot dans l’histoire de la transmission de ces auteurs, qui, parce qu’il « reme[t] au premier plan toute une classe d’écrivains négligés », a par la suite « alimenté les stratégies du classicisme » (p. 179). Le dernier chapitre de cette partie au Cannocchiale Aristotelico, la « Lunette d’Aristote », publié à Turin en 1654, explore le traité qui a imposé Emanuele Tesauro comme figure du baroque, mais aussi théoricien du conceptisme en Italie. Après s’être arrêté sur le travail épigraphique (et donc les inscriptions latines d’Emanuele Tesauro, publiées chez Panealbo à Turin en 1666) présenté comme la « première réalisation, à grande échelle, de ce qui deviendra, pour un demi-siècle un véritable genre littéraire » (p. 183). Après avoir esquissé la construction de ce premier recueil, organisé par types d’inscriptions, et avoir mis en évidence ses intentions politiques, l’auteur suggère une parenté entre ce dernier et le Cannocchiale, qu’il propose de lire comme un traité de « l’inscription héroïque » et « avant tout comme un traité de style épigraphique » (p. 186), reléguant au second plan les développements sur la rhétorique et l’esthétique générale qu’il contient. L’analyse du style épigraphique de Tesauro dans le Cannocchio mène ensuite à une confrontation entre la pratique baroque de Cannocchio et l’exercice « français et gallican », qui laisse une place de choix à la simplicité et à la gravité, et se distingue donc par sa sobriété. Aux longues inscriptions d’un Charpentier sont préférées les inscriptions plus concises de Boileau et Racine. Le style de l’inscription à la française constitue donc un retour au style de l’inscription antique qui s’oppose à la manière italienne, marquée par ses amplitudes. Et cette distinction radicale entre les deux styles est à rapprocher de l’opposition fondamentale pour les auteurs de l’époque classique entre le « style historique », ou bien l’histoire, et le panégyrique.

Jeux et prouesses linguistiques

6La quatrième partie est consacrée aux « Jeux de la langue ». Le premier chapitre, « Néo-Latin », propose un panorama de l’histoire de la langue latine qui permet de recontextualiser les violentes réactions des auteurs italiens à l’encontre du latin médiéval et scolastique. Une réponse aux deux critiques faites au latin des humanistes, l’imitation et la tentation du purisme, qui sont au cœur de la querelle du cicéronianisme, permet un rapide modèle dans l’évolution des conceptions qu’ont pu avoir les auteurs de l’époque d’un « bon style ». Aux conceptions d’Érasme succèdent les recommandations de Lipse qui conseille une imitation évolutive en trois stades : après Cicéron, il faut imiter Sénèque et Térence, pour en venir, une fois au stade adulte, à Salluste, Sénèque et Tacite. En outre, les transformations des perceptions stylistiques sont indissociables des multiples évolutions du canon antique de l’époque, qui change du fait de la réhabilitation progressive de certains auteurs, au rang desquels Tacite, Apulée ou encore Plaute. Ce dernier est au cœur du chapitre suivant, intitulé « leçon de Plaute ». Cet exposé revient sur la question de la condamnation de Plaute au xvie siècle au profit de Térence, et démontre la « présence significative de Plaute » chez Marulle et, à travers Marulle, son influence sur les autres poètes de l’époque, parmi lesquels Ronsard (p. 217). La deuxième partie du chapitre revient sur les résurgences de Plaute chez Pontano et Politien, et justifie ainsi la place que l’auteur comique a pu occuper chez Marulle, qui leur était proche. Enfin, la troisième partie du chapitre explore la réception du théâtre de Plaute en France, en Allemagne et aux Pays-Bas, qui prend vie notamment avec l’édition de Denis Lambin. Cette troisième partie se concentre notamment sur une étude des influences plautiniennes chez Kaspar von Barth (1587-1658), dont les inspirations sont pourtant à première vue lyriques. Enfin, la « résurgence spectaculaire » du modèle plautinien illustrée par Barth fait l’objet de deux explications. D’abord, Plaute joue un « rôle libérateur » en matière de langage, il est mis au service de la « nouvelle liberté de la langue poétique », comme en témoigne l’utilisation qu’a pu faire Estienne de Plaute dans ses condamnations du modèle cicéronien, lesquelles culminent dans le De Plauti Latinitate. Ensuite, cette réhabilitation de Plaute est mise en parallèle avec l’émergence du modèle anacréontique, style poétique qui tient son nom du poète lyrique grec Anacréon, qui, après l’édition des Odes anacréontiques d’Estienne, transforme considérablement le paysage poétique du siècle. La richesse linguistique, métrique et poétique de Plaute est ainsi analysée comme un « moyen utilisé par le poète moderne pour tenter de donner un équivalent latin à l’inimitable grâce anacréontique » (p. 231). L’exploration des jeux poétiques mène, dans le chapitre suivant, à un sujet et un objet littéraire moins connus, malgré la célébrité et l’importance de son auteur dans le paysage philologique et littéraire du xvie siècle : les logogriphes de Jules-César Scaliger, publiés au sein du recueil de ses Poemata en 1574. Le logogriphe est une énigme qui consiste à faire d’abord deviner plusieurs mots qui, une fois recomposés, permettent d’arriver à un dernier mot, solution finale de l’énigme. Les différentes analyses de ces poèmes qui se démarquent par leur obscurité viennent à démontrer que la pratique du logogriphe reflète l’« immense intérêt porté au mot dans le siècle de la philologie » et s’inscrit dans la lignée des expérimentations poétiques, grammaticales et linguistiques du siècle. Enfin, les logogriphes sont ainsi la manifestation d’une des trois attitudes qui constituent ce que l’auteur appelle le « Sentiment de la langue » de Scaliger : ils incarnent la « rêverie ludique » qui, selon Pierre Laurens, s’oppose au rationalisme philosophique du De causis ou encore au sensualisme qui se déploie dans le livre VI de la Poétique. Le chapitre final de cette partie se focalise sur les « efforts extrêmes » de la « poétique de la variation », ce que l’auteur appelle encore « poèmes feu d’artifice » (p. 247). Les analyses sont tournées d’abord vers les « mots, lettres et syllabes », avec une exploration de l’écriture des anagrammes tels que les a pratiqués Erycius Puteanus2. Une analyse d’un passage du Cannocchiale aristotelico de Tesauro, assez obscure, offre une exploration des jeux linguistiques et poétiques fondés sur la multiplication des notions et concepts attachés aux mots. Enfin, la troisième partie du chapitre se concentre sur les prouesses prosodiques et métriques et en particulier sur le recueil d’épigrammes latines du jésuite Bernard Bauhuis. L’exemple frappant du vers protéen dans une inscription dédiée à la Vierge Marie tot tibi sunt dotes uirgo, quot sidera caelo, vers qui, une fois les mots réordonnés, peut compter jusqu’à 1022 variations, précède l’analyse de vers rétrogrades par Caramuel y Lobkowitz dans ses Metametrica, mais surtout la présentation d’un poème « feu d’artifice » auquel le chapitre emprunte son nom, qui imite l’objet qu’il décrit, et peut se lire « soit dans un sens, soit dans l’autre, […] soit horizontalement, soit verticalement » dans lequel, conclut l’auteur, le feu d’artifice exprime la « mutabilité de la poésie » (p. 259).

Ancien et moderne : formes et fortunes du latin médiéval

7La cinquième partie s’ouvre sur un chapitre consacré à une analyse du latin chrétien dans le chapitre VII de l’Itinerarium mentis ad Deum de Bonaventure de Bagnoregio. Les emprunts à la Vulgate, et parmi eux les emprunts à l’hébreu, puis les emprunts au grec, par l’intermédiaire de citations de la Théologie mystique de Denys l’Aéropagite. Les reprises et spécificités lexicales du latin de Bonaventure de Bagnoregio sont rapprochées de la langue elle aussi spécifique de Péguy. Le deuxième chapitre de cette partie propose une réflexion sur le latin macaronique3, et prend pour exemple une pièce posthume de Rémi Belleau. Le latin macaronique, jeu littéraire érudit, subvertit le latin « de cuisine » (culinarius, p. 276) : se retrouvent mêlés les vocables de la « meilleure latinité », d’inspiration virgilienne ou catullienne, à ceux d’une « latinité barbare » qui croise le latin et les langues vulgaires. On aurait pu ici espérer une prise de distance avec la terminologie choisie (« classique » / « barbare ») pour qualifier ce mélange linguistique qui fait la richesse du latin macaronique. La seconde partie du chapitre réfléchit sur les difficultés qu’il y a à traduire ce latin, qui a régulièrement été considéré par la postérité comme « immédiatement intelligible et pratiquement intraduisible » (p. 280-281). La diversité ou l’hybridité linguistique est régulièrement présentée par les auteurs des xve et xvisiècles comme une prolongation et un résultat de la barbarie politique et des saccages de cités, et ce sont ces discours qui servent de toile de fond au « divertissement » macaronique, mais ouvrent également des réflexions plus larges sur les questions et nécessaires adaptations que pose l’enrichissement de la langue, que l’auteur rapproche très justement des écritures de Rimbaud ou Verlaine, avant d’en venir à sa proposition de traduction de l’extrait de Belleau choisi en ouverture du chapitre. Poursuivant les réflexions sur la latinité et les définitions qu’en ont imposé les auteurs de la première modernité, le dernier chapitre de cette partie propose un panorama des évolutions des conceptions linguistiques de Lorenzo Valla à Charles du Fresne. Sans réduire Lorenzo Valla à une défense qui serait caricaturale du seul cicéronianisme, l’auteur montre toutefois que de Valla démarre bien une tradition « classicisante » dans l’approche de la langue latine. L’auteur développe ensuite les inflexions qu’a pu connaître cette conception de la langue latine et les négociations des auteurs des siècles suivants avec les « mots mis au ban de la latinité ». Pierre Laurens rappelle bien ici que l’évolution des études sur l’antiquité reflète et répond à un contexte intellectuel plus large, et que ces nouvelles approches sont « à mettre directement en rapport avec les nouvelles conditions épistémologiques, c’est-à-dire d’une part les premières recherches des linguistes sur les origines des langues modernes, d’autre part, […] le développement européen de nouveaux grands secteurs de l’érudition, l’histoire, et la diplomatique » (p. 294). La fin du chapitre expose la contribution de Charles du Fresne, contemporain de Jean Mabillon, à l’histoire des études sur la langue latine. Mandaté par Colbert pour réaliser un ouvrage d’historiographie, c’est, à la place, le glossaire de latin médiéval en trois volumes qui verra le jour : le Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, plus tard suivi de son équivalent grec4. Pierre Laurens résume ici les plusieurs chapitres de la préface à l’ouvrage de Du Cange qui reviennent sur les raisons du « délabrement » de la langue latine et expose ensuite les conditions de la « sauvegarde de la latinité », avant d’en venir à une présentation des glossaires médiévaux, et de leur remplacement par les travaux des humanistes, par lesquels, écrit Du Cange, « reuixit inter mortua latinitas », « la latinité, qui entre-temps était morte, a été ressuscitée5 ». L’intéressante conclusion de ce chapitre en est que, malgré les apports gigantesques de Du Cange à l’histoire de la langue latine, ce dernier déploie dans son ouvrage une conception de la langue latine proche de celle de Valla et des savants du xvie siècle, qui oppose frontalement la latinité classique à son évolution durant la période médiévale, perçue comme une dégénérescence que serait venue « corriger » ou « ressusciter » la modernité occidentale. Ce qui différencie les deux auteurs, ce n’est pas une approche plus nuancée de ce qu’est la « bonne » latinité, mais la plus grande ouverture dont témoigne Du Cange, qui souligne les apports et les intérêts que peut présenter la lecture des textes des auteurs latins post-classiques.

Bien traduire les auteurs latins : réflexions entre Renaissance et modernité

8La sixième et dernière partie explore la question de la pratique de la traduction des auteurs latins. Le chapitre XIX, « traduire Martial », présente d’abord les fréquentes adaptations ou diversions que le passage vers le français fait, presque nécessairement, subir au latin. L’analyse des traductions françaises de l’épigramme IV, 32 de Martial illustre ces différentes divergences stylistiques entre le texte latin et sa traduction : le « délayage en prose », « l’effacement des figures », la périphrase, autant de procédés connus de quiconque s’est essayé à la traduction d’un texte depuis une langue ancienne, et qui viennent effacer les « harmoniques du texte ». Partant d’abord d’une analyse de la traduction française d’Izaard pour les Belles Lettres, Pierre Laurens convoque ensuite les traductions précédentes, dont « la lourdeur et les manques » constituent une véritable « tradition » ; Éloi Johaneau, émettant dès 1835 des critiques similaires, les qualifiait d’« épigrammes contre Martial6 ». Ce que dénonce Pierre Laurens, c’est une méthode traductive qui fonctionne sur la constante explicitation du texte, « sans égard pour les contraintes spatiales », et trahissent donc le style et la forme poétiques. Pierre Laurens montre que ce « désir de traduire en clair » (p. 307) aboutit à une « lecture réductrice » de l’épigramme de Martial, mais aussi à une « perte du mystère, de l’hermétisme », qui ne sont pas le fait seul d’Izaac, mais « l’aboutissement d’une longue tradition » (p. 308). La fin du chapitre défend deux pratiques de traduction : la brièveté, la concision propres au genre épigrammatique, se doivent d’être conservés si l’on souhaite en proposer une restitution juste, mais aussi l’idée que la traduction ne constitue ni un commentaire, ni une glose. Les « bons » exemples de traduction proposés par l’auteur dans les analyses qui suivent visent ainsi à « demander au traducteur de ne pas effacer l’histoire d’une forme », et constituent des réflexions intéressantes sur les limites et possibles des traductions en langue française. Le dernier chapitre explore toujours l’histoire des traductions, mais en proposant cette fois un parcours de la genèse de la Collection des Universités de France. La création de la collection, à la fin de la Première Guerre Mondiale, avait pour finalité de rivaliser avec les éditions Teubner, et ne de pas laisser à l’Allemagne le monopole de l’érudition. Le choix discuté de faire des éditions bilingues est présenté par l’auteur dans la continuité avec la tradition française, mais aussi comme la poursuite d’une tradition humaniste de la traduction, de Leonardo Bruni à Érasme (bien qu’il faille nuancer ici, en précisant que les traductions de Bruni et d’Érasme n’étaient pas toutes accompagnées du texte grec, et n’étaient donc pas toutes bilingues). Dans un deuxième temps du chapitre s’ouvre une analyse sur les finalités de la traduction qui accompagne une édition du texte grec : opposées aux traductions qui ont pour finalité de « vulgariser » les textes antiques (p. 325), leur visée doit être la « pure exactitude », et l’auteur se place donc dans la lignée de Bruni et Etienne Dolet : la traduction doit respecter « figure » et « rythme », résulte d’une étude fine du texte traduit. Le « lien unissant traduction, commentaire et ecdotique » est enfin mis en avant au travers de l’étude de traductions de deux vers de Properce, et illustre de quelle façon l’alliance des différentes pratiques d’édition et d’analyses précises du texte peuvent répondre à la pratique exigeante de traduction revendiquée.

9L’épilogue qui sert de conclusion au livre s’ouvre sur le constat qu’il reste une histoire systématique à écrire de la réception des auteurs de l’Antiquité grecque et latine. Les dernières pages sont donc consacrées au développement du rôle de médiatrice qu’a joué la critique érudite entre les modèles antiques et la tradition classique. La fin du volume revient donc sur l’importance de Jules-César Scaliger, Juste Lipse, Isaac Casaubon ou encore Joachim Camerarius dans le « couronnement différé » d’auteurs tels que Juvénal, Plaute, et Tacite, et donc dans l’élaboration de modèles et canons esthétiques qui se sont imposés durant la première modernité.

*

10Cet ouvrage propose ainsi des analyses dont l’importance tient en deux points. Tout d’abord, elles allient l’étude de textes et d’auteurs, anciens et modernes, illustres et incontournables pour les spécialistes de la réception de l’antiquité durant la première modernité, tout en proposant également une exploration de corpus extrêmement méconnus mais dont la richesse mériterait d’être illustrée et analysée de manière systématique par des travaux ultérieurs.

11Le vaste corpus mobilisé et l’importante érudition déployée ne vont pas sans présenter quelques difficultés par moments. Les langues anciennes et modernes qui ne sont pas accompagnées de traduction, le choix de donner en latin des titres existant en français, ou les références à des auteurs peu connus sous une forme abrégée (Denys l’Aéropagite appelé simplement « Denys » (p. 269) ou Bonaventure de Bagnoregio appelé « Bonaventure ») sont autant de freins pour un lectorat de non-spécialistes, pour lequel cet ouvrage pourrait toutefois présenter un très grand intérêt.

12Ensuite, les vingt chapitres retracent et illustrent le rôle considérable de médiation qu’ont joué les savants de la première modernité dans l’élaboration de modèles, dans la restitution et la subversion de styles et de manières antiques, ainsi que leur place dans l’élaboration d’outils et la constitution de théories linguistiques qui sont pour certaines encore en vigueur aujourd’hui.

13Ce livre, qui explore les différentes facettes du travail de la langue, entre conceptions théoriques, jeux poétiques, histoire de la traduction et notions esthétiques pose donc des pistes essentielles pour l’étude de l’histoire de la réception de l’Antiquité, qui s’inscrivent déjà dans une dynamique de recherche de plus en plus solidement établie, comme en témoignent les nombreux projets portant sur la réception des auteurs antiques à ces périodes7, et qui pourront, on l’espère, s’affirmer et se développer de manière plus systématique, pour s’intéresser également, par exemple, aux enjeux sociaux, idéologiques, et politiques qui sous-tendent les multiples transformations linguistiques ici présentées.