Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Mai 2025 (volume 26, numéro 5)
titre article
Morgane Leray

Renan, une embryogénie de l’esprit humain

Renan, an embryogenesis of the human spirit
Azélie Fayolle, Ernest Renan : savoirs de la nature et pensée de l’histoire, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et Modernités », 2023, 574 p., EAN 9782745358363.

1C’est à une enquête minutieuse que s’adonne cet ouvrage, qui explore un impensé des études renaniennes : l’importance des sciences naturelles dans la fabrique de l’histoire (des hommes, des religions, des langues) chez Renan.

2Pour analyser et restituer le fonctionnement de cette pensée mouvante, vivante, l’autrice convoque principalement les outils de l’épistémocritique de Michel Pierssens, qui fait dialoguer « littérature, histoire et philosophie des sciences1 », de la biocritique, conceptualisée par Gisèle Séginger2, mais aussi des études foucaldiennes3 ou encore des « théories de la lecture et de la “mémoire des œuvres” de Judith Schlanger4, qui éclairent le fonctionnement, capricieux et personnel, de la source chez Renan » (p. 22).

3Si ce travail apporte une contribution importante à la connaissance de l’œuvre de Renan, il exemplifie également la richesse de l’épistémocritique de la nature, stimulant pour la recherche littéraire contemporaine.

« Une pensée d’éclats et de mouvements » (p. 14)

4La difficulté méthodologique de l’approche choisie est multiple: Renan naît à une époque de querelles scientifiques qui divisent profondément la société et de découvertes qui développent de nouvelles branches du savoir. Les sciences de la nature recouvrent, par ailleurs, un ensemble de disciplines a priori hétérogènes à nos yeux contemporains : la géologie, la botanique mais aussi la géographie et l’anthropologie. L’enseignement de ces sciences naturelles densifie encore l’écheveau en ce que celles-ci, principalement objet de cours de zoologie et de botanique, peuvent être incluses dans des enseignements de mathématiques. Enfin, la liberté pédagogique des petits séminaires, par opposition aux Collèges royaux, était telle que le jeune Renan s’initia aux sciences naturelles par le prisme de la psychologie, elle-même enseignée en cours de philosophie.

5On comprend ainsi que, nonobstant l’incroyable érudition de Renan, ses bases en sciences furent fragiles et que c’est d’abord par la subjectivité, le sentiment qu’il s’initia à ces savoirs scientifiques. Ainsi Azélie Fayolle explique-t-elle la raison pour laquelle on ne saurait parler de « système » de pensée informé par les sciences naturelles mais de « pot-pourri », terme qu’emploie Renan lui-même à propos de L’Avenir de la science5, de pensée organiciste structurante qui n’est ni simple métaphore ni stricte modèle et qui nourrit une histoire du « document comme des sentiments et des idées qu’il recèle » (p. 17) :

La Naturphilosophie et les sciences naturelles sont avant tout considérées par Renan comme des réservoirs d’idées, d’images et de théories qui offrent au jeune apostat un nouveau monde de références, plus fécond que celui de l’exégèse traditionnelle. (p. 21)

6L’étendue de l’érudition renanienne, des débats théologiques, des querelles scientifiques aux réflexions esthétiques, suggère que les sciences naturelles ne sont pas une finalité mais un outil de réflexion métaphysique et historiographique, dont la philologie est un modèle, elle-même entendue comme une science du vivant :

C’est à cette preuve vivante que je voudrais convier tous ceux que je n’aurais pu convaincre de ma thèse favorite : la science de l’esprit humain doit surtout être l’histoire de l’esprit humain, et cette histoire n’est possible que par l’étude patiente et philologique des œuvres qu’il a produites à ses différents âges6.

7La géologie permet ainsi à Renan non seulement une « comparaison didactique et argumentative pour l’exégèse biblique » (p. 67) — et l’on sait le scandale que suscita ce type d’approche, notamment avec la Vie de Jésus — mais aussi un changement d’échelle, celui du temps long : c’est ainsi que se développe sa réflexion sur les lois de l’esprit humain, pensé comme une entité collective, à partir des lois individuelles, vision holiste nourrie de la Naturphilosophie de Herder, Schelling, et principalement introduit en France par Germaine de Staël. L’embryogénie appliquée à l’histoire de l’esprit humain fait écho au « totus est in toto » (p. 177).

Une histoire récapitulative

8Comme le rappelle l’autrice, la pensée évolutionniste de Pierre Boitard, pré-darwinienne et d’inspiration lamarckienne, a par ailleurs profondément influencé Renan dans sa représentation de l’histoire :

cette organisation du simple au complexe énoncé par Boitard contient ce qui deviendra le passage du syncrétisme à l’analyse, qui marquera le mouvement de l’histoire tel que le comprend Renan : c’est ainsi que les êtres originaires peuvent être des monstres, rassemblant dans leur être les différentes espèces à venir. (p. 21)

9La première incidence d’une telle représentation se réalise dans la conception d’une histoire non mécaniste, qu’elle soit celle du vivant, des idées, des psychés et des langues : « les langues doivent donc être comparées aux êtres vivants de la nature, et non à ce règne immuable où la matière et la forme participent au même caractère de stabilité7 ».

10Ce même mouvement obéirait à des lois de cyclicité : de l’Un primordial se développeraient des ramifications, avant un retour à la synthèse. Or le xixe est le siècle de l’analyse, du partage des savoirs ; Renan appelle, lui, au dialogue des sciences, à une « interdisciplinarité » avant la lettre, à une synthèse des disciplines qui embrasserait la totalité du mouvement de l’histoire, entendu comme principe du vivant, du fieri, le devenir, l’être en marche : « Je crois avoir puisé dans l’étude comparée des littératures une idée beaucoup plus large de la nature humaine que celle qu’on se forme d’ordinaire8 » (p. 203). Pour l’autrice, Renan vise à produire une psychologie historique de l’humanité afin de permettre une « vaste synthèse épistémologique des savoirs sur l’humanité ».

11On aurait pu, à ce stade de l’étude, convoquer également le rôle de l’observation et du sens de la nature chez Renan qui, de sa Bretagne aux pays méditerranéens, ancre sa pensée dans les spécificités d’un lieu qui modèle l’esprit des hommes, leurs langues comme leurs imaginaires9 sans pour autant l’enfermer dans un déterminisme mécaniste10.

12La troisième incidence touche à l’esthétique qui, « chez Renan, est toujours une épistémologie » (p. 22). Ainsi de la tératologie qui contamine l’hybridation stylistique : les nombreuses métaphores végétales, le mélange des sources, le métissage du document scientifique et du légendaire ou du mythique, du merveilleux et du scientifique tendent à cette synthèse de la pensée par l’alambic d’un texte polymorphe, syncrétiste. Si Evanghelia Stead11 en a déjà montré les virtualités dans la littérature du xixe siècle et plus récemment Elisabeth Plas12, l’hybridation naturaliste sert à Renan d’exemplification à sa pensée totalisante : un « élargissement des lois des sciences naturelles aux produits de l’esprit humain » (p. 419). Ainsi de l’histoire génétique de la Thora, « comparée aux métamorphoses d’un animal » (p. 496), ou de l’histoire du christianisme, expliquée sur un modèle épidémiologique, traduite en des termes de contamination.

*

13Si Azélie Fayolle met en avant la richesse de la pensée renanienne et d’intuitions qui résonnent avec notre époque, comme l’interdisciplinarité, l’internationalisation de la communauté des chercheurs, les prémices de ce que seront les sciences humaines13, la reconnaissance des animaux en tant qu’êtres sensibles et doués d’intelligence, elle ne dissimule pas pour autant les ambiguïtés de ses positions envers les femmes, les « races » et le prométhéisme des Hommes : « Avant cet épuisement du capital planétaire, l’humanité aura-t-elle atteint la science parfaite, qui n’est pas autre chose que le pouvoir de maîtriser les forces du monde14. »

14Son ouvrage illustre le fertile champ de recherche interdisciplinaire sur lequel dialoguent recherche en littérature et sciences du vivant et invite à suivre l’exemple de Renan, qui « ramène les documents humains au même statut que celui des espèces vivantes » (p. 333) et fait de l’organisme un critère « épistémologique et esthétique » (p. 503).

15Si l’on peut regretter des répétitions, nombreuses, et quelques contradictions, nous ne pouvons que recommander la lecture de cette étude fine, de cette enquête scrupuleuse sur celui qui, dans L’Avenir de la science, proclamait : « l’histoire de l’humanité n’est pas seulement l’histoire de son affranchissement, c’est surtout l’histoire de son éducation15 ».