Voir, dire, écrire et peindre
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1Rassemblant l’essai rédigé par Nicolas de Staël « Les Gueux de l’Atlas », publié en partie dans la revue Bloc en 19371, ainsi que quinze lettres adressées par de Staël à ses parents adoptifs et un journal qu’il a rédigé dans un cahier d’écolier à la couverture verte et intitulé depuis « Cahier du Maroc », Le Voyage au Maroc fournit un document des plus intéressants pour évoquer l’importance du voyage effectué entre juin 1936 et octobre 1937 par le peintre Nicolas de Staël au Maroc — alors placé sous protectorat français depuis 1912 — dans sa formation de peintre et celle de son regard. Ce voyage de Rabat à Marrakech, en passant par le Moyen- et le Haut-Atlas, succède à deux précédents voyages, l’un dans le Sud de la France (1934) et l’autre en Espagne (1935) ; il est financé par le baron Jean de Brouwer, un collectionneur bruxellois, qui attend en retour de ce périple une production picturale qui pourra faire l’objet d’une vente. Dans un tel contexte, les trois ensembles de textes réunis dans le volume disent aussi les rebondissements, les interrogations et les affres d’une recherche artistique naissante qui ne cessera d’animer l’artiste pendant sa carrière artistique de quinze ans, qui s’est étendue de 1940 à 1950.
Un roman de l’artiste-peintre
2L’introduction accompagnant l’ouvrage et signée Marie du Bouchet, petite-fille du peintre, est à très juste titre intitulée « Un voyage initiatique ». Les trois ensembles de textes, « Les Gueux de l’Atlas », les lettres envoyées pendant le voyage à sa famille, et en particulier à ses parents adoptifs, Monsieur et Madame Fricero, et le « Cahier du Maroc », font du voyage une expérience à la fois existentielle et esthétique, et surtout nécessaire à la naissance et au développement de sa vocation de peintre, faisant de l’ouvrage Le Voyage au Maroc, une variation du roman de l’artiste. On y retrouve en effet deux variantes des topoï centraux du Künstlerroman : le voyage et la rencontre avec une figure de mentor. Dans les deux traditions qui justifient la naissance de ce roman de l’artiste, celle qui voit l’acte de naissance du genre en 1787 dans l’Ardinghello und die glückseligen Inseln de Wilhelm Heinse et celle dans la réponse formulée par le jeune Novalis dans Heinrich von Ofterdingen au modèle de formation goethéen de l’artiste, Wilhelm Meister, le voyage permet à l’aspirant-artiste de voir naître sa vocation artistique, depuis longtemps à la source d’une sensibilité particulière qui le pousse depuis son enfance à se sentir en décalage avec le reste des hommes, le même sentiment qui cause de la tristesse à de Staël qui écrit à sa mère adoptive : « Et je suis triste quand je peins, je sens d’avance ne pas être compris. » (Lettre à Madame Fricero du 30 novembre 1936, p. 92) C’est au cours de ce voyage pleinement formateur qu’il fait la rencontre d’un mentor qui l’initie à l’art et participe à son éducation artistique. Ici, les mentors ont plusieurs visages en les personnes rencontrées réellement et les vieux maîtres dont il redécouvre les œuvres qu’il croit saisir toujours davantage. En effet, au cours de ce voyage où il est accompagné d’Alain Haustrate puis de deux camardes des Beaux-Arts, Jan ten Kate et Wilfrid Moser, il fait la rencontre au café place Djema el Fna, véritable point de rencontre des artistes, de peintres français comme Jean Deyrolle, Olek Teslar et Jeanine Guillou qui sera sa première épouse. Les échanges avec eux sont essentiels, autant que l’étude des peintres du passé. Ainsi, lors de son passage dans le Haut-Atlas, de Staël s’intéresse à Turner et aux gravures japonaises de Hokusaï et de Hiroshige. Il relit également les Correspondances de Delacroix et les récits de son voyage au Maghreb, ainsi que Au Maroc de Pierre Loti. Les lieux visités et les paysages contemplés sont propices à l’étude : « Et c’est certainement par le fait d’étudier qu’on reprend courage. » (Lettre à Madame Fricero du 30 novembre 1936, p. 93). De Staël entend bien inscrire sa propre recherche artistique dans une généalogie d’artistes à qui il reconnaît une compréhension des couleurs qu’il recherche lui aussi : « Il faut savoir se donner une explication, pourquoi on trouve beau ce qui est beau, une explication technique. » (ibid.) écrit-il, avant d’ajouter qu’il est
[…] indispensable [de] savoir les lois des couleurs, savoir à fond pourquoi les pommes de Van Gogh à La Haye, de couleur nettement crapuleuse, semblent splendides, pourquoi Delacroix sabrait de raies vertes ses nus décoratifs aux plafonds et que ces nus semblaient sans taches et d’une couleur de chair éclatante. Pourquoi Véronèse, Vélasquez, Franz Hals, possédaient plus de 27 noirs et autant de blancs ? Que Van Gogh s’est suicidé, Delacroix est mort furieux contre lui-même, et Hals se saoulait de désespoir, pourquoi, où en étaient-ils ? Leurs dessins ? Pour une petite toile que Van Gogh a au musée de La Haye on a des notes d’orchestration de lui pendant deux pages. Chaque couleur a sa raison d’être et moi de par les dieux j’irais balafrer des toiles sans avoir étudié et cela parce que le monde accélère, Dieu sait pourquoi. (ibid., p. 93-94).
3Nicolas de Staël sent lui-même à quel point le séjour marocain est formateur : « Papa, non seulement j’ai l’impression de faire des progrès ici mais toute ma formation s’élargit. Je vois plus clair » (Lettre à Madame Fricero du 7 février 1937, p. 98), et il justifie l’absence d’envoi de toiles à Bouwer par le fait qu’il est encore en plein apprentissage : « L’attente du collectionneur est souvent déçue car l’artiste doit construire son monde avec un travail d’observation et de questionnement préalables à son expression picturale qui l’éloigne à ce stade de la production attendue du peintre accompli. ». Il évoque les affres de la création artistique, les nombreuses toiles qu’il détruit et l’importance qu’il accorde à cette étape de sa formation qu’il envisage comme un véritable tournant et comme une opportunité à saisir sans la gâcher : « L’important c’est qu’il vaudrait mieux que je ne revienne pas si je ne puis revenir avec une vie nouvelle. ». Sa peinture n’est pas uniquement une activité annexe, elle renvoie, comme dans le roman de l’artiste, à sa sensibilité et à ce qu’il éprouve dans son corps même :
Je suis content de vous écrire parce que mon travail va mieux. C’est le cas de dire qu’on sort de maladie avec une peau neuve. (J’ai eu des fièvres et mal au foie mais quelques jours de jeûne et assez bien de quinine ont réparé tout cela.) Je comprends mieux où j’en suis et ce qu’il faut en faire. Que l’on veuille ou non j’arriverai à cela et avancerai toujours tant qu’il y aura un horizon bien clair. (Lettre à Monsieur Fricero du 24 avril 1937, p. 112).
4Il implore même son père de l’aider à prolonger la durée de son voyage marocain :
Je voudrais absolument rester ici plus longtemps pour avoir de sérieux résultats. Je n’ai jamais eu à ma disposition autant de livres, autant de modèles, autant de joie et tout ce monde dans un état aigu d’évolution, de sensibilité, de vie à fleur de peau, de simplicité qui reste pour moi le principal, m’est bien précieux pour le travail. Quel rêve de pouvoir rester trois ans ou deux ans seulement en Afrique du Nord. (Lettre à Madame Fricero du 7 février 1937, p. 98).
5Pourtant, titulaire d’un passeport Nausen d’apatride, il rencontre des difficultés récurrentes pour renouveler son visa et il devra finalement rentrer en octobre 1937 malgré la demande formulée expressément à son beau-père d’intervenir :
[…] si vous pouvez m’aider en quelque chose, ce me serait d’un secours immense que vous demandiez à Lavers de prolonger mon visa de un an si possible pour ne pas m’obliger à revenir le chercher moi-même. Il faut s’en occuper dès à présent, le temps s’en va très très vite, le visa français sera assez facile. (Lettre à Madame Fricero du 7 février 1937, p. 98).
6Le voyage devient une image de la formation en cours de l’artiste et de sa recherche artistique continuelle, annonçant ceux qui seront ces futurs voyages, en Sicile notamment :
Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement et ce bateau n’est pas construit. Je ne suis pas encore parti pour ce voyage, lentement, pièce par pièce je construis, il m’a fallu six mois d’Afrique pour savoir de quoi il s’agit en peinture exactement. Nous verrons ce que les six mois qui suivent apporteront, et j’ai confiance c’est tout ce que je puis vous dire. (Lettre à Monsieur Fricero du 24 avril 1937, p. 113)
7Il y a dans les lettres de Staël rassemblées dans le volume Le Voyage au Maroc, comme le souligne Marie du Bouchet dans l’introduction, une « maturité inégalée [qui] ouvre une dimension contemplative ou réflexive essentielle à l’approche de la peinture » (p. 16). Les mots deviennent un médium pour préciser son parcours, pour dire avec sincérité et lucidité ce qu’il semble apprendre en tant que peintre lors de son séjour marocain : « […] ne jugez pas trop sévèrement mes lettres, je me demande parfois si elles ne tiennent pas comme de rares dessins le meilleur de moi-même. » (Lettre à Emmanuel Fricero du 27 ou 28 mai 1937, p. 119) Par moments, les mots viennent compléter les dessins qui accompagnent certaines lettres. À d’autres moments les dessins se substituent aux lettres comme pour prouver par l’image même les difficultés qu’il peut rencontrer dans sa formation et les hauts et bas de sa recherche artistique. « Chaque fois que je veux vous écrire je suis beaucoup plus porté à vous envoyer un dessin que ces longs palabres qui n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins grands et me taire. Aussi c’est bien la dernière lettre que je vous écris avant de vous envoyer ce dessin. », écrit-il ainsi à son père adoptif le 31 août 1937 avant de poursuivre : « Je sais que vous n’êtes pas sûr de moi et le serez peut-être encore moins en voyant mon travail, mais Dieu sait qui a mis en moi une foi très vive pour ce travail et celui qui suivra. Je n’ai jamais douté de pouvoir faire de très bonnes choses et les ferai. » (p. 127) Malgré la grande lucidité dont Nicolas de Staël fait preuve dans ses lettres, il y a une forme de défiance vis-à-vis de la chose littéraire à laquelle il reproche un certain verbiage et un manque de précision qu’il déplore : « La plupart du temps la littérature consiste à dire en beaucoup de mots peu de choses et oublier les choses essentielles dont on a l’intention de parler. » (Lettre à Emmanuel Fricero, mars 1937, p. 103) Il explique d’ailleurs à sa mère que la première partie des Gueux de l’Atlas ne constitue sans doute pas une littérature de qualité. C’est en peintre que Nicolas de Staël écrit, et dans ce contexte le dessin se suffit à lui-même et n’appelle pas de commentaire : « Pour vous parler de dessin, plus on avance plus on trouve qu’on a tout juste le droit de se taire et chaque jugement pour ses propres dessins ou ceux des autres ne sera jamais assez pesé. » Dans cette perspective, la lettre envoyée se doit d’être sincère et précise car elle fonctionne comme une archive de la formation artistique, comme le document attestant d’un parcours en constante évolution. Aussi demande-t-il à sa mère en post-scriptum : « Maman, écrivez-moi une lettre pour mes archives à moi. » (Lettre à Madame Fricero du 7 février 1937, p. 102)
Visions & nuances politiques
8Les Gueux de l’Atlas, que l’on lit dans sa version intégrale, laissant ainsi le lecteur découvrir des feuillets inédits de ce reportage réalisé par de Staël pour son ami Emmanuel Hooghvorst, donnent à sentir tout l’attachement du peintre pour la culture berbère, à travers un discours politique engagé qui dépasse et condamne même toute fascination colonialiste pour les Berbères. Le peintre y décrit et y dessine des scènes de la vie courante, et il oppose le mode de vie des militaires français présents au Maroc, alors protectorat français, à celui des Berbères qu’il défend. « Si un jour à Bruxelles on me demande plus tard ce que je pense des colonies, j’espère ne pas avoir peur de dire que le travail ici fut négatif et devient de plus en plus mauvais », écrit-il ainsi le 7 février 1937, avant de poursuivre en affirmant que « [l]es Français font tous leurs efforts pour enlever aux musulmans leur religion, et cela sans se douter peut-être, ils n’ont rien à leur donner à la place. ». Les situations décrites et qui sont parfois dessinées d’un trait noir dense et marqué s’inscrivent directement dans le paysage, avec ses couleurs et ses nuances. Dans la première partie, celle qui avait déjà fait l’objet d’une publication dans la revue belge Bloc, les neuf chapitres sont des portraits de personnages ou de lieux emblématiques qui nourrissent le peintre dans son expérience humaine et existentielle. La seconde partie restée inédite jusqu’alors égrène quant à elle les noms des villages que le peintre a traversés, élaborant une véritable fresque du voyage réalisé dans le Haut-Atlas marocain.
9L’attention portée aux hommes et femmes ainsi qu’aux lieux qu’ils habitent nourrit la réflexion de l’artiste en quête de sa propre voie artistique. Aussi de Staël note-t-il sur un feuillet à part de son Cahier du Maroc les lignes suivantes, qui résument à elles seules l’orientation existentielle de son travail d’artiste :
On peut penser ou ne pas penser. Se tranquilliser sur les images habituelles de la pensée ou bien au contraire clairement mettre devant notre conscience la question du sens de la vie de l’homme sur Terre. La première voie est plus calme et peut-être plus vraie — la seconde plus attirante et c’est difficile de dire laquelle des deux on peut conseiller, car (il faut) rappeler que si une fois tu appelleras réellement devant ton esprit la question de ce sens, plus jamais il ne te laissera et ami ou ennemi t’accompagnera jusqu’à ton cercueil. (Cahier du Maroc, p. 178).
10Mais l’attention portée à l’autre alimente également une approche politique du monde qui résulte directement de ce regard sensible et nuancé. Ainsi, la découverte de la culture berbère au cœur de ce protectorat français se résume dans l’opposition entre « le peuple des rêveurs » et « le peuple des centimistes » à qui il reproche de « trouv[er] tous aujourd’hui bien bête de prier, d’être contemplatif et religieux » car « cela ne mène à rien » dans la mesure où « une seule chose importe, exploiter l’exploitant, tirer le plus d’argent possible ». Il déplore les conséquences de la présence française sur les Marocains qui ne pensent depuis plus qu’au bien-être matériel. L’observateur qu’est Nicolas de Staël critique ouvertement la corruption et les ravages matériels et culturels de la colonisation qui instaure des relations de dominants à dominés : « Les militaires et d’autres gens aussi viennent le soir au Café de France, jouer aux cartes et voir des femmes nues roses comme du massepain, danser sans passion devant un poêle noir. Peu d’indigènes ont le privilège de goûter ce spectacle. » (Les Gueux de l’Atlas, p. 32)
11Pour de Staël, la présence française en terres marocaines est un tour de force incohérent et contre-nature, comme il le précise dans les lignes qui inaugurent son essai Les Gueux de l’Atlas :
Ceux qui écrivent pour le compte des sultans ont toujours eu un mépris profond pour les Berbères de la montagne. Pourtant, non seulement le royaume des sultans, mais toute l’Afrique du Nord, qu’on a voulue étrusque, romaine, arabe ou turque, n’a jamais cessé d’être nettement berbère, et jusqu’à nos jours, la partie du Maroc qui a le mieux gardé son aspect féodal quasi intact, sa gueuserie décorative, est précisément cette partie des montagnes berbères que les grands caïds du Sud ont estimées de leur intérêt d’offrir à Lyautey sans combat. » (Les Gueux de l’Atlas, p. 27).
12Son voyage s’avère aussi la réécriture de l’histoire coloniale française, loin des idées reçues. Comme il l’écrit à sa mère adoptive le 7 février 1937 : « Chère Maman comme ma tête tourne de mille choses à dire que je ne parviendrai jamais à dire simplement et en ordre, je vais vous dire bonsoir et lire avant de m’endormir l’Histoire de l’Afrique ; car les gens que je connais et moi-même en tête faisons au sujet des indigènes des erreurs encore profondes. » (Lettre à Madame Fricero du 7 février 1937, p. 102) C’est pourquoi il décrit avec une accumulation de sensations, visuelles, sonores et olfactives, la vie des Berbères :
Dans une odeur d’acétylène, les Berbères restent accroupis sur la grand’place de la ville à écouter pour Dieu sait combien de temps encore Les Mille et Une Nuits que psalmodie un gosse passionné. Il y a beaucoup d’étoiles dans le ciel, et ces bleus Berbères semblent faire partie du ciel. La nuit, la ville de plus en plus grande. Des mains de Fatma protègent les maisons des diables. Aux portes, les taches de sang des poulets égorgés sont noires sous la lune. Les choses les plus banales jettent sur le sol des ombres bizarres, divagantes. (Les Gueux de l’Atlas, p. 33).
13Les rituels, la dimension onirique et la foi sont autant d’éléments caractéristiques de la vie des Berbères qui intéressent et fascinent de Staël dans la recherche de son idéal artistique. Par les descriptions qui le constituent, l’essai Les Gueux de l’Atlas se transforme ainsi en une toile vivante de la vie marocaine et en son évocation sensible.
Dessins & synesthésies : la recherche d’un langage
14Le Voyage au Maroc et l’introduction de Marie du Bouchet permettent de favoriser le glissement de l’image du peintre-reporter, qui voit et témoigne, à celle du peintre-poète, qui transforme et crée ; ces écrits consacrent une vision toute plastique du monde. Les trois ensembles de textes de Nicolas de Staël sont des documents centraux pour aborder l’œuvre du peintre sans céder au déterminisme psychologique ni aux théories du génie et du milieu qui innervent de nombreux travaux sur l’artiste et contre lesquels s’était déjà prémuni l’essai de la fille du peintre, Anne de Staël intitulé Staël. Du trait à la couleur (2023). La juxtaposition à l’œuvre dans le volume, qui rassemble ainsi les trois types de textes différents que sont l’essai, la correspondance et le carnet personnel, constitue la trace de la recherche artistique en cours et consacre dans le même temps l’importance accordée par l’artiste à la forme. À ce titre, il est particulièrement intéressant d’observer les liens qui se tissent entre la forme de l’essai et celle du carnet personnel. Entre Les Gueux de l’Atlas et le Cahier du Maroc, l’expression se fait toujours plus impressionniste et toujours plus évocatoire : la ponctuation est de plus en plus absente et le style de plus en plus dactylographique. Prenons deux exemples, parmi ceux que l’on trouve à foison. Au sujet du même Lyautey dont il était question dans les lignes liminaires des Gueux de l’Atlas, on peut lire dans le Cahier du Maroc : « Lyautey avait prévu une forte culture arabe — humanités musulmanes. Il n’en reste rien. » (Cahier du Maroc, p. 153) Dans le même geste d’épuration et de juxtaposition poétiques, de Staël reprend dans le Cahier du Maroc la comparaison déjà opérée entre la couleur bleue des tenues berbères et leur appartenance au ciel : « Tous les gens du ciel et de la terre » (Cahier du Maroc, p. 145) constitue une variation sur l’expression plus explicite « ces bleus Berbères semblent faire partie du ciel » (Les Gueux de l’Atlas). Les deux écritures s’offrent ainsi comme la recherche d’une langue adéquate et poétique pour faire émerger l’image à même de rendre compte de l’expérience sensible des paysages et rencontres marocains.
15De plus, dans les deux textes, le dessin vient s’interposer dans une écriture fortement imprégnée d’impressions sensibles et emprunte de nombreuses synesthésies qui font appel aussi bien à la vue qu’à l’ouïe. Les couleurs dominent les lignes qui renvoient aux descriptions du Maroc et annoncent la future palette du peintre :
Il n’y a pas un instant où vous ne voyez ces splendides burnous blancs drapés comme des primitifs du Louvre passer, repasser devant vous, burnous blancs, bleus, turbans de toutes les couleurs. Les campagnards ont l’air d’éternels voyageurs aux visages souvent affamés. Les gens de la ville sont plus gras, vivent pour manger et boire, d’autres ont faim. (p. 121)
16Il en vient même à appeler de ses vœux la création d’une académie de peinture au Maroc : « Le Maroc est tellement beau qu’il faudrait y faire une académie de peinture, les couleurs étant d’une vivacité et d’un calme en même temps comme nulle part ailleurs, et quant au dessin, l’antique traîne dans les rues. » (Lettre à Madame Goldie, 1937, p. 122). Bien que nous lisions les écrits d’un peintre, la musique n’est pas en reste. Comme le souligne Marie du Bouchet en introduction, « la musique représente aussi une dimension essentielle dans la perception visuelle du peintre. L’émotion du regard s’accorde au mouvement sonore, ce qui pourra expliquer cette vibration particulière du geste et de la matière dans son œuvre future. » (p. 21). L’une des pages du Cahier du Maroc aux accents tout rimbaldiens souligne la correspondance entre couleurs et sons dans la perception sensible de Nicolas de Staël. La page débute ainsi :
Vert, le feu de l’herbe consume sa propre lumière, allume le paysage, un tronc, une silhouette de femme, donne une expression magique aux visages des arbres.
Scintillent légèrement les feuilles d’oliviers.
Ce n’est pas la lumière du jour.
Ce n’est pas la lumière de la nuit.
Dans l’ombre un homme s’est arrêté, il regarde les olives, petits points dans le ciel vraiment foncé.
Le nimbe d’argent qui brille autour de l’arbre, le ciel profond. Bleu. (Cahier du Maroc, p. 162)
17Elle se clôt, après un trait horizontal marquant la synthèse à venir, par l’expression : « Toute la conversation », renvoyant ainsi l’intégralité de l’évocation du paysage de l’oliveraie et de ses couleurs à des sons. La lumière et les couleurs qui inondent l’espace marocain forment une musique où se mêlent les voix des animaux et des hommes, celle du vent dans la végétation et le souffle d’une nature qui exulte. La lumière y devient vibratoire et rappelle sans conteste la musique :
Lumière des rêves persans.
Chant chleuh.
Plus loin la courbe calme des bêtes aux yeux d’enfants qui mangent cette herbe de feu. Des bêtes blanches, des bêtes noires.
La voix qui chante, suit les notes des arbres, s’arrête, reprend des arbres ici.
D’autres reprennent le chant chleuh — suivent les notes d’autres.
Et toute la forêt n’est que musique. (Cahier du Maroc, p. 165).
18La qualité littéraire indéniable de ces lignes donne d’ailleurs au Voyage au Maroc de Nicolas de Staël une valeur et un intérêt qui vont au-delà du document historique et génétique utile aux seuls historiens de l’art et aux critiques d’art.
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19L’expérience initiatique du voyage au Maroc de Nicolas de Staël et sa retranscription littéraire dans des formes variées allant de l’essai à la lettre en passant par le fragment intime du carnet, associent ainsi traits du dessin, évocation des couleurs vibratoires et musicales et juxtapositions poétiques, faisant du Voyage au Maroc un Künstlerroman hybride et saisissant où affleurent la grande sensibilité du peintre, son humanité et ses interrogations dans des textes dont on ne peut que ressentir le caractère fondateur et fondamental. Triple variation d’une même expérience formatrice, les trois ensembles de textes qui constituent le volume témoignent de l’importance accordée par l’artiste à une recherche formelle tournée sur l’expression des sensations et l’évocation sensible. La peinture y apparaît toujours en creux à travers les toiles évoquées par l’apprenti-peintre, les esquisses qui ponctuent le volume ou encore à travers les descriptions picturales des paysages : la peinture vient après avoir vu, dit et écrit, elle est le résultat d’un cheminement dont le présent volume évoque l’un des points de départ.