Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Novembre 2024 (volume 25, numéro 10)
Léa Dumetier

Variations pour un héros : une quête identitaire caribéenne

Variations for a hero: a Caribbean quest for identity
Marine Cellier, Makandal en métamorphoses. Héroïsmes et identités dans la littérature caribéenne, Paris : Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2024, 685 p., EAN 9782406166405.

1« Makandal est un héros puissant en mon cœur et je m’efforce d’ameublir sa solitude aux champs glacés du silence historique1 » L’épigraphe qui inaugure l’ouvrage de Marine Cellier, emprunté à l’écrivain et philosophe martiniquais Édouard Glissant, présente d’emblée son premier enjeu : « combler [le] vide » (p. 24), le manque de travaux critiques sur le héros pour le mettre (enfin) à l’honneur, lui, Makandal, l’esclave rebelle, le sorcier, le libérateur abolitionniste, qui a semé la terreur dans les plantations de Saint-Domingue. À travers un large corpus de « réécritures » (selon la typologie établie par Richard Saint-Gelais2), s’étalant du xviiie siècle à nos jours, Marine Cellier retrace le parcours littéraire de cette figure fascinante (p. 20), qui est reprise, répétée et adaptée dans les productions littéraires caribéennes et européennes tant francophones, hispanophones, qu’anglophones. Ces variations, fondatrices du concept de réécriture, présentent des enjeux idéologiques et esthétiques propres à la figure de Makandal.

À la découverte du corpus (1) : voyage entre l’Europe coloniale et les Caraïbes

2La première partie de l’étude montre l’évolution des représentations de la figure makandalienne. En effet, sa pénétration transatlantique et translinguistique est largement portée par des productions littéraires qui s’inscrivent dans « un mouvement constant de mises en rapport et d’échanges entre l’Europe et le bassin caribéen » (p. 71). Tout en choisissant une approche comparatiste et ponctuellement transmédiale, Marine Cellier analyse au cas par cas une cinquantaine d’œuvres mettant Makandal au premier plan. Dans la perspective globalisante qu’elle adopte, l’étude de la réception des œuvres éclaire largement les raisons de l’ascension littéraire du personnage. En s’appuyant sur la notion « d’effet de notoriété », déclinaison proposée à « l’effet-personnage » de Vincent Jouve3 et qui traduit le degré de connaissance d’un public face à la figure historique, Marine Cellier explique les variations, notamment sur un plan axiologique, des représentations de Makandal.

3Le premier chapitre expose l’histoire des réécritures de la figure durant la période coloniale, en commençant par le xviiie siècle. Les productions sont alors celles d’auteurs blancs et européens qui portent un regard négatif sur l’esclave révolté, marqué par une forme de sauvagerie. En rejoignant l’analyse des premiers textes francophones avec celle de fictions anglophones et de témoignages de colons, Marine Cellier établit le schéma bientôt traditionnel des étapes qui structurent la matrice narrative de l’histoire de Makandal dans toutes ses réécritures – à savoir l’entrée en marronnage, la campagne d’empoisonnements et l’exécution (environnée par la légende de sa métamorphose en moustique). Par ce premier groupement de textes, l’autrice souligne d’emblée la propension du corpus à s’écrire par intertexte et référence entre les œuvres et entre les genres littéraires, preuve de la circulation transatlantique (p. 150) et de la transmission transgénérationnelle (p. 314) de la figure.

4Pourtant, au xixe siècle, malgré le succès de la figure de l’esclave révolté, « celle de Makandal disparaît presque complètement de la littérature » (p. 157) : l’autrice ne recense que trois œuvres mettant en scène le rebelle marron. En rappelant « l’évolution des représentations générales des figures littéraires génériques de l’esclave et du marron » (p. 152), l’autrice souligne la corrélation, au xixe siècle, entre l’évolution des réécritures makandaliennes et le choc de la Révolution haïtienne. Connotée négativement, la figure de Makandal émerge grâce à son caractère exceptionnel, sans être marquée par une spécificité intrinsèque : elle s’inscrit dans le cadre du « modèle type, exotique et raciste, de l’esclave » (p. 151) et n’est alors porteuse d’aucune revendication politique (p. 172).

À la découverte du corpus (2) : une renaissance caribéenne de Makandal

5Le xxe siècle est quant à lui marqué par une « transvalorisation » et une « transmotivation » (p. 174) de la figure. La terminologie choisie par l’autrice prend ainsi tout son sens : dans une pratique du « writing back4 », les auteurs caribéens se réapproprient le concept de marronnage, devenu un sujet de fierté et porteur d’enjeux idéologiques, à travers le personnage de Makandal. Ils opèrent ainsi un renversement axiologique dans leurs réécritures : éloignée de sa représentation coloniale des siècles passés, la figure de Makandal prend une dimension pan-caribéenne et opère un tournant postcolonial (p. 338) dont l’objectif est de proposer une « transcription » nouvelle de l’histoire en littérature5, s’écartant ainsi le plus possible d’une emprise européenne. Dans la première moitié du xxe siècle, la figure permet l’investissement d’un discours et d’une esthétique proprement caribéens en étant à la fois le sujet d’un réquisitoire anti-esclavagiste et l’outil pour une subversion des formes poétiques européennes traditionnelles. L’hypotexte des réécritures du corpus se voit ensuite remodelé et renouvelé par El reino de este mundo d’Alejo Carpentier6, auquel Marine Cellier consacre un chapitre. Pour ce faire, l’autrice s’appuie sur un vaste corpus critique qu’elle enrichit par son analyse des intertextes de l’œuvre, et notamment par un manuscrit inédit de Carpentier, Clan disperso7, première apparition de Makandal sous la plume de l’auteur (p. 211-223). Le roman central de Carpentier s’érige en modèle caribéen, donne une portée internationale à la figure de Makandal et la transforme doublement : en écartant le matériau historiographique, le héros est véritablement placé au centre de l’histoire, et « l’amplification du volume narratif qui lui est consacré occasionne une importante densification du personnage » (p. 211).

6Après ce roman pivot, la seconde moitié du xxe siècle connaît une grande production d’ouvrages de genres et de qualité divers. L’approche synchronique à l’œuvre dans ce troisième chapitre permet à Marine Cellier de mettre en lumière une sublimation de Makandal en littérature, nouveau lieu de réflexion des auteurs sur l’héritage historique qu’est la mémoire de l’esclavage. La représentation de la figure oscille maintenant entre deux tendances : d’un côté, elle est l’objet d’une « mythification » selon la terminologie de Pascale Auraix-Jonchière8, reposant tout particulièrement sur le registre du réel merveilleux, central depuis le roman de Carpentier, mais aussi sur une dimension christique, associée à la figure dans le corpus hispanophone ; de l’autre côté, des auteurs comme Édouard Glissant et Évelyne Trouillot proposent une lecture plus humaine du mythe – le héros s’incarnant alors en visionnaire et en martyr –, installant de fait une distance critique vis-à-vis de la dimension merveilleuse. Finalement, ce siècle donne lieu à un enrichissement de la figure, ainsi qu’à la stabilisation de l’imaginaire qui lui est associé et à son individualisation : Makandal devient une figure tutélaire (p. 315). Toutefois, cette renaissance caribéenne de la figure est complétée au xxie siècle par un retour en Europe et « une réactivation [partielle] du regard colonial » (p. 348), porté par une forme d’exotisme et l’emploi de certains stéréotypes.

Pour une théorie du héros culturel dissident

7Dans une riche deuxième partie, Marine Cellier s’attache ensuite à montrer le rôle des figures héroïques « au sein du processus global de construction des identités post-indépendances dans l’espace caribéen » (p. 359) par le biais des réécritures de Makandal, dans une approche à la fois aréale et synchronique.

8Pour analyser ces processus complexes, Marine Cellier développe une théorie de l’héroïsme dans un premier chapitre. Adoptant une perspective postcoloniale, l’autrice conçoit un nouveau système, en liant la notion englobante et malléable de « héros culturel9 » et le degré d’institutionnalisation des figures en fonction des aires géographiques, historiques et sociales : face au héros national10 qui polarise une première tendance, l’autrice érige le « héros dissident », impliquant une « divergence mémorielle, historiographique et idéologique qui invite à repenser la communauté nationale » (p. 373), tout en comportant, en lui, un potentiel virtuel de « devenir-national » (p. 374). Par ce nouveau prisme, Marine Cellier, toujours ancrée dans la perspective transnationale qui parcourt l’étude, définit les caractéristiques du héros caribéen : subalterne (p. 375-377), connecté – autrement dit circulant entre différentes régions – (p. 377-379) et porteur d’une ethnicité fictive – et donc d’un imaginaire identitaire qui l’oppose à d’autres figures tutélaires potentielles et désirables – (p. 379-380), il devient un nouveau « lieu de mémoire11 », célébré, retravaillé et pérennisé en littérature.

9Toutefois, ces figures héroïques caribéennes sont mises en concurrence, s’opposant selon leur ethnie et leurs origines : le héros blanc (p. 383-400) incarne un idéal de blancheur et de civilisation venu d’Europe ; le héros amérindien (p. 401-440), premier contrepoint au héros colonial et particulièrement vivace dans la littérature hispanophone, incarne quant à lui une « authenticité locale chargée d’un imaginaire anticolonial » (p. 402) ; le héros afrodescendant (p. 440-557), enfin, connaît, à travers le personnage du marron, des destins différents en fonction des aires géographiques et linguistiques. Dans les aires francophones, il est majoritairement l’objet d’une institutionnalisation et d’une glorification, passant parfois par une réhabilitation et une réappropriation ; dans d’autres aires linguistiques, principalement au sein de nations hispanophones, il est au contraire mis à distance et est sujet à une forme de silenciation. L’étude s’attache donc, dans un important deuxième chapitre, à montrer en quoi Makandal incarne l’exemple paradigmatique du héros dissident afrodescendant dans l’espace caribéen en le comparant au cas d’une quinzaine d’autres figures exemplaires – à l’instar d’Anacaona, Hatuey ou encore Nanny of the maroons.

Makandal, une figure pour penser l’identité-Relation

10Il apparaît rapidement, à travers l’étude de ce panel concurrentiel des héros culturels caribéens où la figure du marron se révèle comme militante et subversive, que Makandal occupe une place singulière. Face à son « devenir-national » inabouti, Marine Cellier souligne en premier lieu l’« ambiguïté intrinsèque » (p. 557) de la figure, alors scellée dans son rôle de contrepoint historique et héroïque, constamment remobilisée en littérature pour interroger un récit national. Dans son dernier chapitre, l’autrice propose une seconde hypothèse : en raison de sa grande circulation transnationale, preuve du caractère diasporique et hybride du héros, Makandal ne peut être essentialisé. Il est le symbole d’une « identité caribéenne insaisissable » (p. 557), marquée par l’« évènement traumatique et central de l’expérience esclavagiste » (p. 566), et devient finalement l’image allégorique (p. 587) d’une identité-Relation toute glissantienne12, s’inscrivant dans le renouvellement de la pensée du métissage et de l’identité, à l’œuvre durant la seconde moitié du xxe siècle. Finalement, à l’instar de la rumeur collective, les réécritures « (re)chargent en permanence la figure en la retravaillant » (p. 598) dans un réseau de productions caribéennes qui s’entrecoupent, s’opposent, et se nourrissent les unes et les autres.

Un renouveau théorique

11Le travail de Marine Cellier s’organise autour d’une structure qui prend le temps d’énoncer son cadre théorique avant de s’aventurer dans l’analyse approfondie des œuvres. L’ouvrage, segmenté en deux parties, met en lumière la relation logique entre l’évolution chronologique et historique des réécritures de la figure et l’apport théorique renouvelé proposé par l’autrice, sans jamais perdre en clarté.

12Le large corpus théorique choisi et maîtrisé par Marine Cellier lui permet de naviguer entre les œuvres et de montrer leur spécificité tout en soulignant leur proximité et leur porosité. Par ce biais, le lecteur a plaisir tant à découvrir de nouvelles œuvres parfois oubliées qu’à en redécouvrir d’autres plus connues, à l’instar d’El reino de este mundo ou de Monsieur Toussaint13, à travers des lectures qui complètent et renouent avec des interprétations établies. De plus, en s’appuyant sur des œuvres de référence qui fondent ses choix terminologiques, Marine Cellier produit une solide théorie autour de la notion de « héros culturel » : ce dernier offre de nouvelles perspectives d’étude sur des figures mythiques en littérature, de leurs représentations à leur réception.

13En revenant sur le parcours d’une figure centrale de la littérature caribéenne depuis le xviiie siècle jusqu’à nos jours, l’ouvrage de Marine Cellier lui accorde enfin l’attention qu’elle mérite et s’inscrit dans la même perspective de recherche qu’offre Elara Bertho dans Sorcières, tyrans, héros14, tant par le croisement permanent des approches et l’originalité de la méthodologie, que par son choix de replacer au centre d’une réflexion une figure historique et héroïque quelque peu délaissée par la critique. Face à cette première approche dans le domaine africain, Marine Cellier introduit la perspective caribéenne. La diversité des approches choisies pour éclairer un corpus fondamentalement hétéroclite – d’un point de vue géographique, générique, auctorial, esthétique et idéologique – permet de révéler toute la complexité de la figure makandalienne et les enjeux de la formation d’un imaginaire héroïque en littérature. Qu’il soit « MACANDAL. MAKANDAL. [ou] MACKANDAL15 », le héros dissident de la Caraïbe se fait un nom dans la recherche littéraire.