Nouvelle exploration d’une ancienne constellation littéraire, la Pléiade
1L’année 2024 marque tout à la fois le centenaire de la publication du premier Manifeste du surréalisme d’André Breton que l’on peut regarder comme l’acte de naissance officiel du mouvement d’avant-garde, mais également le cinq-centième anniversaire de la naissance de Pierre de Ronsard, reconnu par l’histoire littéraire comme le (ou l'un des) chef(s) de file de la Pléiade. Faut-il voir une coïncidence ou un « hasard objectif », selon le mot cher au pape du surréalisme, dans le fait que le début du plus grand mouvement d’avant-garde littéraire du vingtième siècle puisse rappeler la date de naissance du plus illustre représentant de la toute première des avant-gardes poétiques françaises ?
2La Bibliothèque de la Pléiade a célébré à sa manière l’anniversaire de Ronsard en réimprimant en janvier 2024 les Œuvres complètes du prince des poètes, et la publication en avril du volume inédit consacré à la Pléiade s’ajoute heureusement à cette réédition. Car la Pléiade, rappelons-le derechef contre une tradition scolaire trop simplificatrice, ce n’est pas seulement Ronsard et Du Bellay…
3L’éditrice de ce fort volume de plus de 1550 pages, Mireille Huchon, à qui l’on doit déjà les Œuvres complètes de François Rabelais et de Louise Labé dans la même collection, souligne en effet cet aspect dans les dernières lignes de l’introduction de l’ouvrage : « Ce volume de la Pléiade se veut aussi une catastérisation des autres membres d’un groupe mythique ». L’initiative est particulièrement heureuse car elle permet d’élargir le champ de la poésie de la Renaissance dans la célèbre collection de Gallimard, en sus du volume Poètes du XVIe siècle, jadis conçu par Albert-Marie Schmidt. Il était grand temps que la Pléiade entre dans la Pléiade.
Un mouvement fluctuant et divers
4Il s’agit bel et bien pour l’éditrice de montrer la diversité et l’hétérogénéité de ce groupe poétique que l’histoire littéraire solidifiée au dix-neuvième siècle a figé sous le nom de « Pléiade ». L’introduction montre avec beaucoup de clarté le caractère artificiel de cette désignation : ainsi, Mireille Huchon rappelle que le mot de « Pléiade » n’a jamais été employé par aucun membre du mouvement autre que Ronsard, qui l’a lui-même mentionné seulement à deux reprises dans ses écrits, au tout début du mouvement, par opposition au terme de « brigade » plus fréquemment utilisé à l’époque.
5L’auteur des Amours entendait d'abord comparer son « groupe » à la Pléiade alexandrine de l’Antiquité, composée de sept poètes reconnus pour leur érudition et leur virtuosité savante sous le règne de Ptolémée II Philadelphe. S’adressant à un public féru d’antiquité, le jeune auteur cherche à récupérer le prestige de l’école alexandrine. Ce faisant, Ronsard reprend, en bon élève des humanistes, un rapprochement proposé par ses commentateurs et amis Marc-Antoine de Muret et Jean Dorat. On le voit, le poète vendômois s’appuie sur ses collègues pour assurer la promotion du groupe — et la sienne, indirectement.
6En 1555, l’auteur des Amours identifie finalement sept poètes constituant la « Pléiade » : cela permet de donner une assise plus forte au mouvement, mais Mireille Huchon rappelle que ces écrivains ne se sont peut-être jamais tous connus et que leur communication passait surtout par des hommages entre eux, des envois de pièces de contact, des renvois mutuels à leurs œuvres. L’amitié entre Ronsard, Du Bellay, anciens condisciples au collège de Coqueret, où ils ont reçu l’enseignement de l’humaniste Dorat, est donc exceptionnelle. Plus qu’un groupe soudé et agissant de concert, il s’agirait plutôt d’un regroupement d’intérêt de jeunes auteurs mus par une même volonté de rénovation et une même ambition de se faire reconnaitre sous le règne d’Henri II. Le roi est en effet sollicité pour poursuivre la politique culturelle de son père François Ier qui a favorisé le développement de l’humanisme et permis l’éclosion de la Renaissance.
7En outre, la Pléiade a considérablement évolué au cours du règne d’Henri II (1547-1559) : les sept étoiles désignées par Ronsard ne resteront pas toujours sous cette même bannière. En effet, Jean de La Péruse meurt prématurément, il est remplacé quelques années après son décès par Rémy Belleau en 1556. La liste des membres connaît des mutations du vivant de Ronsard (le poète lyonnais Guillaume des Autels, cousin de Pontus de Tyard, disparaît progressivement du groupe pour des raisons politiques) mais également après son trépas : Claude Binet, proche de l’auteur de La Franciade, réorganise la constellation en remplaçant Jacques Peletier du Mans, décédé, par l’érudit Jean Dorat, fameux professeur de grec de Ronsard et Du Bellay. L’appellation de Pléiade mérite donc d'être réenvisagée, alors que le mot de « Brigade » très employé à l’époque, a l’avantage de ne pas limiter la constellation à sept étoiles. Mireille Huchon rappelle également le plaisir de l’entre-soi qui règne dans ce groupe poétique, qui met en avant une véritable complicité interne (certains textes sont anonymes, signés par des anagrammes), typique de la logique d’avant-garde et propice au développement massif d’une création poétique fondée sur l’intertextualité, l’emprunt, l’émulation.
Un mouvement « Henri II » ?
8La définition du corpus de textes et de leur présentation reflète bien la diversité du mouvement : Mireille Huchon choisit de publier cinquante et un recueils ou plaquettes allant de 1545 à 1560 en respectant la graphie de l’époque, comprenant des œuvres publiées du vivant des auteurs. Elle ajoute une chronologie très précise couvrant cette période mais allant également jusqu’au début du siècle suivant, pour montrer la continuité et la postérité du mouvement qui s’est peu à peu imposé.
9Le choix de 1547, date du début de règne d’Henri II, comme date inaugurale permet aussi de mettre en avant le rôle fondamental du doyen du groupe, Jacques Peletier du Mans. En effet, il est bon de le rappeler, la Pléiade ne commence pas avec la célèbre Défense de Du Bellay, comme a pu le laisser croire l’histoire littéraire traditionnelle ; Jacques Peletier du Mans, traducteur d’œuvres antiques, humaniste éclectique, poète, grammairien et mathématicien, a livré au public français une traduction de l’art poétique d’Horace en 1545, s’inscrivant dans une vague d’arts poétiques qui montrent l’effervescence de la réflexion sur la langue au milieu du seizième siècle et que Francis Goyet édita jadis. Mais Peletier du Mans a aussi accueilli dans son recueil d’œuvres poétiques de 1547 deux jeunes gens ambitieux à peine sortis du collège de Coqueret : Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard, qui s’imposeront peu à peu comme « stars » de la constellation… et éclipseront leur aîné. En remettant en premier les publications de Jacques Peletier du Mans, célèbre notamment pour ses propositions de réforme de l’orthographe (les textes comportent les traces de ses propositions linguistiques et orthographiques), l’éditrice élargit le mouvement, montre comment il s’ancre dans un contexte de vœu de rénovation poétique plus global, reposant sur l’innutrition encouragé par l’humanisme. Quant au choix de 1560 pour clore la sélection, il est bien entendu lié à la disparition de Joachim du Bellay, figure phare du mouvement, un an après celle d’Henri II, qui avait été sollicité pour protéger les lettres françaises et le groupe poétique. Le spectre de Du Bellay apparaît d’ailleurs sous la forme d’une prosopopée dans le dernier poème de Ronsard figurant dans le volume.
10On peut regretter que l’adoption de cette borne chronologique de 1560 nous prive de recueils plus tardifs de membres du mouvement restés actifs après 1560, comme l’étonnant Rémy Belleau, grand amateur de pierres précieuses poétiques et orfèvre en la matière avec ses Amours et nouveaux échanges de pierres précieuses ou bien le flamboyant Etienne Jodelle, qui évolua vers une inspiration plus sombre et contre-pétrarquiste à la fin de sa vie. Mais reconnaissons qu’il est en effet difficile de déterminer avec précision la fin d’un mouvement littéraire, ce qui ouvre les voies de l’interprétation.
11À l’instar d'autres mouvements d’avant-garde, la Pléiade semble donc avoir eu le mérite de « lancer » de grands noms qui continueront leur œuvre dans une trajectoire plus personnelle, la constitution du groupe pouvant être considérée comme une étape utile favorisant peut-être des stratégies de carrière ou de futures aventures personnelles.
Un mouvement littéraire hétérogène et pluriel
12Diversité mais aussi continuité sont les maîtres mots pouvant qualifier l’ensemble des textes retenus. En suivant l’ordre chronologique des publications de l’époque, l’éditrice montre bien l’évolution du mouvement mais aussi son aspect éclectique : on voit plusieurs vagues en quelque sorte dans les productions de la Pléiade. Ainsi, les recueils de poésie amoureuse d’inspiration pétrarquiste de Du Bellay, Ronsard, Pontus de Tyard, Jean-Antoine de Baïf, Guillaume Des Autels, qui fourmillent d’échos et de renvois de poète à poète, soulignant la dimension fortement intertextuelle de l’écriture poétique de la Renaissance, dominent le début du mouvement mais ils sont également mis en contact avec les premières pièces de théâtre imitées de l’Antiquité gréco-latine : on voit apparaître en effet les premières tragédies françaises, La Cléopâtre captive d’Etienne Jodelle, météore qui traversera trop rapidement la constellation, car il meurt prématurément en 1573, ainsi que la Médée de La Péruse, lui aussi décédé très précocement. Ces premiers essais théâtraux, qui ont pu être édités récemment par Julien Gœury ou Emmanuel Buron, sont assortis de l’Eugène de Jodelle, première comédie imitée de l’Antiquité. En revanche, la tragédie du même auteur, Didon se sacrifiant, publiée plus tardivement, n’a pas été retenue, pour des raisons chronologiques.
13Avant-gardisme oblige, la Pléiade touche donc à tous les genres poétiques, on le note en consultant le volume : à côté des sonnets, on trouve aussi des épigrammes, des dialogues, des odes, des hymnes ; ce foisonnement formel se retrouve aussi dans une diversification d’inspiration et de thématique, car des poèmes d’inspiration plus chrétienne ou philosophique (les célèbres Hymnes de Ronsard) côtoient les recueils de poésie amoureuse pétrarquisante, volontiers assimilés à ce mouvement, mais on trouve aussi des textes engagés contemporains des débuts des guerres de religion (La remontrance au peuple français du poète lyonnais Guillaume Des Autels par exemple) face à des ouvrages plus légers, fortement contestés à l’époque comme le fameux Livret des folastries de Ronsard ou les Divers jeux rustiques de Joachim Du Bellay, qui ont introduit un vent de folie et d’humour dans le mouvement, tout à fait capable de se rénover de l’intérieur. La variété poétique, chère à Ronsard, la recherche d’innovations, de diversifications et d’expérimentation, s’avère centrale dans la Pléiade, et le volume le démontre tout à fait. On peut d’ailleurs apprécier l’ajout de partitions musicales pour le recueil d’Amours de Ronsard de 1552, qui permet de mieux saisir le rapport à la musicalité à l’époque et la popularité des poèmes.
14Le choix de l’ordre chronologique permet de montrer clairement que Joachim Du Bellay et Ronsard sont des astres parmi d’autres dans cette constellation : on n’ira pas jusqu’à dire que la différence entre majeurs et mineurs est abolie, mais l’éditrice joue le jeu de la diversité et montre bien que les œuvres de ces deux poètes sont fortement insérées dans le réseau de l’ensemble, se répondant les unes aux autres.
Un mouvement de réflexion sur la langue inscrit dans son époque
15En outre, Mireille Huchon, spécialiste reconnue de l’histoire de la langue française, rappelle la vocation de rénovation linguistique des auteurs de la Pléiade. En effet, le volume met en regard les œuvres littéraires et les écrits linguistiques ou les arts poétiques proposés par les membres du groupe : en plus de la fameuse Défense et illustration de la langue française de Du Bellay, on trouve des textes importants dans la réflexion sur la langue et l’orthographe au milieu du siècle comme l’ art poétique de Peletier du Mans mais aussi la Rhétorique françoise d’Antoine Foclin, rhétoriqueur proche de Ronsard et Du Bellay, qui prend des exemples de figures rhétoriques chez les poètes de la Pléiade. Mais le groupe de jeunes gens ne fait absolument pas l’unanimité et leurs attaques contre la tradition marotique leur valent de solides inimitiés : se dressent assez rapidement des voix opposées comme l’art poétique de Thomas Sébillet, proche des marotiques et contempteur du mouvement naissant, tout comme le Quintil horacien de Barthélémy Aneau qui critique lui aussi vivement la Pléiade. Le volume les met en regard des traités favorables à la Pléiade, ce qui permet d’exacerber le dialogue entre rhétoriqueurs et créateurs et de voir les vraies divergences théoriques mais aussi les jeux de postures et sans doute les rivalités personnelles entre auteurs.
16Cela remet sur le devant de la scène l’ambition politique — voire nationaliste — de ce mouvement qui entendait illustrer la langue française et lui donner un éclat inégalé, afin de rivaliser avec les langues anciennes tant révérées. Rassembler tous ces textes dans un même ouvrage et les mettre en regard avec les œuvres poétiques permet au lecteur de mieux comprendre le bouillonnement intellectuel de l’époque et de saisir pleinement les audaces et la force du mouvement, qui a dû se démarquer des partisans du maintien du latin comme langue poétique et de grammairiens plus conservateurs. Plus que jamais, la poésie joue avec la langue, la rénove, la rafraîchit voire la subvertit. N’oublions pas non plus que le volume propose de nombreux recueils constitués par des traductions de textes latins, ce qui souligne que pour la Pléiade, l’imitation et l’adaptation en français ne sont en aucun cas serviles mais de véritables invitations à la création et au renouveau, voire au dépassement.
17Enfin, l’éditrice choisit de clore le volume (avant les notes consacrées à chaque œuvre présentée et une présentation biographique de chaque auteur) par une section consacrée aux « polémiques et témoignages » qui va de 1557 à 1607. Cette initiative permet de bien restituer la dimension novatrice du mouvement qui a affronté de nombreux adversaires, qui a choqué plus d’un (on se souvient des cris d’orfraie poussés par certains adversaires du groupe au moment de la première représentation de la tragédie d’Etienne Jodelle associée à la fameuse « pompe du bouc » et des accusations de paganisme lancées contre ces jeunes gens frondeurs) et qui a aussi été rapidement considéré comme un mouvement majeur : comme beaucoup d’avant-gardes qui lui succéderont, la Pléiade a connu des débuts houleux, a défrayé la chronique, mais après cette jeunesse tumultueuse, le mouvement s’est institutionnalisé et installé, comme peut en témoigner la resplendissante carrière de Ronsard, passé du statut de jeune homme pressé à celui de poète de cour révéré, commenté par l’érudit Marc-Antoine de Muret puis sanctifié par Claude Binet et Etienne Pasquier…
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18On ne peut donc que se réjouir de la parution d’un tel volume qui (re)met à la disposition de tous les amateurs de Belles-Lettres des œuvres très célèbres comme Les Regrets, L’Olive, Les Amours, Les Odes, replongées dans un contexte foisonnant, mais aussi des textes moins illustres, plus difficiles d’accès pour un non spécialiste de la poésie de la Renaissance, comme celles de Pontus de Tyard, de Des Autels, de Belleau, de Baïf… Le lecteur peut ainsi naviguer à son aise au sein de cette galaxie, admirer les étoiles filantes vite disparues ou bien être sidéré par des astres puissants et leurs satellites. Face à cette belle aventure cosmique, on se prend à rêver à l’exploration d’autres galaxies lointaines, très lointaines : à quand une anthologie des poètes du début de la Renaissance française, autour des héritiers des Grands rhétoriqueurs, de Clément Marot et de ses imitateurs, ou bien un volume de la Pléiade sur les poètes baroques de la fin du seizième et du début du dix-septième siècle ?