La muse subtile d’André Hurst
1Le grand helléniste genevois André Hurst, aujourd’hui professeur honoraire de l’université de Genève, vient de faire paraître dans un même volume neuf articles sur les poètes hellénistiques et leurs prolongements latins et patristiques, neuf articles publiés entre 1994 et 2015. À l’origine de l’édition de référence de l’Alexandra de Lycophron (Belles Lettres, CUF, 2008, avec la contribution d’Antje Kolde), André Hurst avait déjà en 2012 proposé un recueil d’articles sur Lycophron, sobrement intitulé Sur Lycophron, et paru dans la même collection chez Droz. Cette nouvelle sélection d’articles est motivée par la multiplication des publications sur les poètes grecs du iiie siècle av. J.-C, et la nécessité de présenter des ouvrages accessibles sur la poésie hellénistique. L’ensemble se lit avec d’autant plus de plaisir qu’il fait sienne la formule célèbre de Callimaque : « gros bouquin, gros pépin » (μέγα βίβλιον, μέγα κακόν), pour lui préférer la concision – moins de deux cents pages. De fait, André Hurst va toujours à l’essentiel, et ce avec clarté et pédagogie. Les différentes études rassemblées ont pour point commun de montrer les rapports entre le goût du vérifiable et l’imagination poétique, entre les énigmes alexandrines et la précision scientifique, mais aussi de resituer la poésie hellénistique dans l’histoire longue de la littérature antique.
2Cette collection bienvenue d’articles permet de saisir les traits spécifiques à la poésie hellénistique à travers l’étude de quatre de ses principaux représentants : Callimaque, Apollonios de Rhodes, Lycophron et Ézéchiel le Tragique, le « quatuor d’Alexandrins » à l’origine du titre, et dont l’allusion à Lawrence Durrell est explicitée dans la courte introduction rédigée pour l’occasion par André Hurst, même s’il faut bien remarquer qu’Ézéchiel le Tragique est bien moins célèbre que les trois autres. Théocrite n’est pas complètement absent du volume, puisque l’introduction commente sa « Syrinx », sur laquelle André Hurst revient à plusieurs reprises, de même qu’il cite ponctuellement Aratos.
3Les premiers articles portent sur les quatre poètes du quatuor. Un seul article est consacré à Callimaque (« Contrepoints de Callimaque », p. 17-33), qui montre l’articulation entre création poétique et commentaire dans l’Hymne à Apollon. Suivent trois articles où André Hurst déploie la poétique d’Apollonios de Rhodes dans ses Argonautiques par l’étude d’aspects importants et complémentaires du poème : les jeux d’allusion (« L’énigme dans la trame : quelques allusions chez Apollonios de Rhodes », p. 37-52) ; la figure de Médée (« Les préfigurations de Médée », p. 53-70) ; l’importance de la toponymie (« Géographes et poètes : le cas d’Apollonios de Rhodes », p. 71-81). Le premier de ces trois articles développe plus généralement l’importance des allusions et des procédés d’encodage de la poésie hellénistique en prenant des exemples chez Théocrite ou Lycophron, en plus d’Apollonios de Rhodes. Le deuxième article propose un catalogue des figures féminines qui annoncent celle de Médée, et permet de relire les deux premiers chants des Argonautiques comme une annonce des différents épisodes des amours de Médée et de Jason. Si André Hurst y fait la liste des passages de préfiguration, l’ensemble permet de donner à voir les différents traits qui composent le personnage de Médée. Enfin, l’étude de la géographie des Argonautiques est l’occasion de développements sur l’étiologie alexandrine, et de montrer comment les lieux sont imprégnés de la geste argonautique, de sorte qu’Apollonios ne tombe pas dans le catalogue érudit, mais construit son paysage poétique. L’intérêt des trois articles tient à ce qu’ils se complètent et proposent chacun un angle de lecture convaincant du poème.
4La partie consacrée à Lycophron est plus restreinte : un article porte sur Thèbes (« Matière de Troie, matière de Thèbes dans l’Alexandra de Lycophron », p. 85-102), où André Hurst explicite un certain nombre d’énigmes de l’Alexandra où le poète hellénistique fait référence à Thèbes, en particulier dans la prophétie sur la mort d’Hector (v. 1189-1213). André Hurst reprend ici une partie des analyses qu’on trouvait dans un autre article « Les Béotiens de Lycophron » (repris dans Sur Lycophron, op. cit., p. 69-97). Il conclut les études de son quatuor d’Alexandrins par une comparaison inattendue entre Lycophron et Ézéchiel, ce dernier étant à l’évidence moins célèbre que le premier (« Ézéchiel le Tragique et Lycophron : vers un dialogue des cultures ? », p. 103-117). Les deux poètes tragiques contemporains ont recouru à des procédés similaires pour faire d’un sujet biblique, l’exode, et d’un sujet homérique, la guerre de Troie, une tragédie avec un certain nombre d’allusions et de références littéraires et culturelles.
5Dans un article isolé dans une partie, « Contrepoint d’Alexandrie » : « La stèle de l’Hélicon » (p. 121-132), André Hurst commente les trois poèmes en hexamètres dactyliques qui composent la stèle et qui permettent de mieux comprendre la réception d’Hésiode à l’époque hellénistique (la stèle est datée du iiie siècle av. J.‑C.), puisque ces trois poèmes parlent d’Hésiode et des Muses. André Hurst insiste à raison sur l’originalité de ces inscriptions qui font parler la montagne d’une manière hésiodique.
6Enfin, les deux derniers articles explorent les échos de la poésie alexandrine dans les Métamorphoses d'Ovide (« Inspiration alexandrine dans les Métamorphoses d’Ovide », p. 135‑152) et l’Adresse aux poèmes de Grégoire de Naziance (« Saint Grégoire de Naziance à propos de lui-même », p. 153-159). Les deux poèmes, distincts sur de nombreux éléments, se rejoignent pour leur reprise de motifs alexandrins. De discrètes allusions à Saint-John Perse et à Ransmayr au fil du texte prolongent encore l’étude des rapports entre poésie et érudition.
7André Hurst montre une grande limpidité et une très grande précision dans son expression, de sorte que deviennent clairs les procédés alexandrins dont l’obscurité a pourtant fait la célébrité. Il reprend le principe callimachéen : « Je ne chante rien qui ne soit attesté » (ἁμάρτυρον οὐδὲν ἀείδω, frg. 612 Pfeiffer), pour l’appliquer à sa propre méthode travail. La subtilité de la concision y est alliée à la précision du vérifiable, selon une expression qu’applique André Hurst à Hésiode (p. 101). L’auteur réussit donc la gageure d’exposés accessibles autant que précis sur la poésie hellénistique.
8Un certain nombre de leitmotivs reviennent dans l’ouvrage. Quelques passages récurrents sont traités à plusieurs reprises, de sorte qu’ils forment des jalons de lecture, par exemple la « Syrinx » de Théocrite ou le principe déjà cité du « ἁμάρτυρον οὐδὲν ἀείδω ». André Hurst explique à plusieurs reprises le principe des « énigmes par fragmentation » (p. 44 ou 47 notamment, ou 143 pour son application par Ovide), là où le Sur Lycophron détaillait le mécanisme des nombreuses énigmes chez Lycophron. Celles-ci reposent sur un mécanisme bitensif, où deux expressions se suivent pour permettre la résolution des énigmes. Dans l’énigme par fragmentation, la résolution est plus longue, car elle suppose de combiner des éléments éparpillés dans le texte, de sorte que le lecteur doit se rappeler les indices nécessaires.
9Il nous semble que la cohérence de ce recueil d’articles, par-delà la variété des thèmes et des auteurs abordés, réside dans l’effort d’articulation de la partie et du tout que permet le choix de traiter d’auteurs variés. La poésie d’époque hellénistique forme un ensemble cohérent avec ses caractéristiques propres, mais se pense au prisme de son rapport à la poésie homérique et hésiodique, avant d’être elle-même reprise par les poètes postérieurs : elle s’intègre dans une histoire littéraire longue, en particulier des poètes latins – c’est là que la différence entre Apollonios, Callimaque, Lycophron d’une part, et Ézéchiel le Tragique d’autre part est la plus nette, puisque le dernier est demeuré bien moins connu que les trois autres. En outre, l’attention aux détails, aux courts épisodes, aux expressions obscures s’intègre dans une esthétique plus générale qui voit l’ensemble se réfracter dans les détails. Si le principe de la λεπτότης callimachéenne n’est pas développé (alors qu’il est central chez Callimaque, et largement repris par les poètes latins), c’est pourtant bien ce dont il s’agit avec un souci très net de proposer de nouvelles versions de l’épopée et de la tragédie antiques.
10Un seul regret : à côté de trois longs index « des auteurs et des œuvres », « des personnes » et des « toponymes », l’index « des sujets traités » paraît beaucoup trop court et empêche autant d’aller et venues dans l’ouvrage qu’on le souhaiterait (il est d’ailleurs beaucoup mieux fourni dans le précédent Sur Lycophron). On aurait pu songer à y ajouter « allusion », « étymologie », « épopée » ou « poème cyclique ». Ce même index aurait également gagné à être précisé : le lemme « entrée de réel » renvoie à l’article complet sur « l’allusion chez Apollonios de Rhodes », mais l’expression était déjà commentée dans l’introduction. Il n’était sans doute pas non plus nécessaire de remettre dans la bibliographie finale certains des titres qui composent le recueil. Mais ce ne sont là que des détails, qui n’empêcheront pas le lecteur d’apprécier un parcours aussi subtil qu’accessible à la poésie alexandrine dans toutes ses dimensions.