Guillaume Postel (1510-1581) : écrits et influence
1Frank Lestringant, qui préside l’ouvrage, propose dans son introduction intitulée « Guillaume Postel depuis quarante ans (1981-2021) » un panorama des recherches déjà menées sur Guillaume Postel. Il retrace les étapes de l’étude de cette figure humaniste, depuis le premier colloque organisé en 1981 à Avranches sous la présidence de Jean-Claude Margolin, pour la commémoration du quadricentenaire de sa mort, jusqu’aux récentes recherches dans les années 2000, en passant par le colloque tenu à Venise en 1988. Malgré ces premiers jalons critiques, centrés sur les disciples normands, la vie vénitienne ainsi que sur les facettes de kabbaliste, astronome et cartographe de Postel, Lestringant constate les nombreuses lacunes restantes : beaucoup de ses œuvres, encore peu connues, doivent encore être éditées. L’ouvrage se donne ainsi pour visée de renouveler, quarante ans après le tout premier colloque, les recherches sur cet auteur.
2Le livre se divise en six parties, proposant chacune deux études. La première est consacrée à la notion de concorde chez Postel, avec les travaux d’Olivier Millet et Tristan Vigliano. La deuxième partie s’intéresse aux langues, notamment orientales, et réunit les articles de Marie-Luce Demonet et Émilie Picherot. La troisième partie, avec les interventions d’Isabelle Pantin et Rosanna Gorris, se penche sur l’influence de Postel dans les cercles sociaux et les réseaux dont il faisait partie. Les réflexions d’Emilie le Borgne et Frédéric Tinguely constituent la quatrième partie, dédiée aux rapports qu’entretenait Postel avec le monde ottoman. La cinquième partie, intitulée « Autres lointains », réunit les contributions de Marie-Christine Gomez-Géraud et Vincent Masse, sur l’intérêt de Postel pour les territoires éloignés tels que le Japon et le Canada. Enfin, la dernière partie porte sur la religion, avec deux articles de Paul-Victor Desarbres et Katherine Stratton.
Raisons de la concorde
3Olivier Millet s’intéresse à la notion centrale de restitutio chez Postel, qui serait la version postellienne de la rédemption chrétienne. L’auteur montre en effet qu’elle est le moyen pour réaliser la concorde universelle, c’est-à-dire l’unité du genre humain par-delà ses différences culturelles et religieuses. Dans une première partie, Olivier Millet explore la polysémie de la notion qui se réalise sur divers plans : physique et spirituel, anthropologique, moral, politico-ecclésial et gnoséologique, enfin providentiel. Il met en évidence le système symbolique de la restitutio, qui, selon le principe généralisé de la répétition, dans une visée eschatologique, met en « correspondance symbolique et historique […] deux réalités distinctes » (p. 17), et se réalise progressivement dans l’épaisseur de l’histoire. Il insiste enfin sur l’importance des « restituteurs », qui articulent les moments successifs de cette histoire du salut, et dont fait partie Postel par son activité personnelle de déchiffrement universel. Le point central de la philosophie postellienne réside dans l’identification de la vérité révélée avec la raison et la connaissance humaine, principe permettant de dépasser la foi. Cette connaissance passe ainsi, chez Postel, par l’étude des langues ou encore la kabbale chrétienne. L’article poursuit avec une seconde partie, sur les sources et modèles de cette notion, où le critique parvient à la conclusion que la restitutio hérite de traits divers, réformistes mais aussi contestataires, tout en cherchant à en éviter les dérives révolutionnaires. Millet poursuit sa démonstration par l’exploration de la notion biblique de restitutio : dans l’emploi qu’en fait Postel, la dimension de la rédemption et de l’eschatologie se rejoignent, comme le prouve l’analyse des Actes et de Marc IX. Il envisage aussi les significations classiques et humanistes de la restitutio, c’est-à-dire du sens juridique, ce qui lui permet de souligner le gallicanisme antiromain de Postel. Le critique accompagne cette réflexion de l’aspect philologique et éditorial de la restitutio, montrant que Postel en tant qu’érudit humaniste, reprend la terminologie normalement appliquée aux manuscrits pour penser et légitimer cette entreprise de restauration universelle et son prophétisme eschatologique. Millet montre enfin que tous ces domaines dialoguent chez Postel, permettant de constituer « un seul et immense manuscrit où se découvre le plan universel de la providence divine » (p. 27). Il termine son article sur l’intérêt que peut avoir pour nous aujourd’hui la pensée de la restitutio de Postel, en insistant sur le fait qu’il est un penseur de la réalisation historique de l’humanité à travers les civilisations successives, et sur le sens spirituel du terme.
4Tristan Vigliano s’intéresse à une œuvre en particulier, qui s’attache à la concorde universelle : le De Orbis terrae concordia. Il débute en rappelant les conditions de création de l’œuvre (vision terrifiante ayant poussé l’auteur dans sa rédaction) et souligne l’intérêt missionnaire de l’œuvre : l’objectif de Postel est de prouver la vérité du christianisme par la raison, notamment pour les peuples n’ayant pas encore été persuadés. L’article s’attache à prouver que cet ouvrage n’est pas tant obscur par son style que par son organisation, décortiquée pas à pas. Dans un premier temps, Tristan Vigliano étudie l’architecture de l’ouvrage, explicitée dans l’introduction d’une autre œuvre de Postel, l’Alcorani. L’ordre des titres semble clair et le critique met en évidence un équilibre harmonieux des parties, organisées dans une symétrie rigoureuse, dont le centre est consacré à la réfutation du texte coranique. Le livre II est en effet consacré à cette réfutation, de manière originale puisque Postel suit l’ordre des sourates du Coran, contrairement à ses contemporains qui regroupent leurs propos par rubriques. Tristan Vigliano met en évidence le problème que cette organisation implique, conduisant à des répétitions avec les chapitres précédents, ce que la controverse chrétienne dénonce comme un indice d’irrationalité : ainsi, par la forme même, Postel réfute déjà le texte coranique. De plus, au livre IV, l’humaniste offre une méthode pour persuader les musulmans, incarnant deux points de la controverse médiévale et renaissante contre l’islam, que Tristan Vigliano nomme « hypercoranocentrisme » (centralité du texte coranique dans l’image qu’on a de l’Islam) et « mahométocentrisme » (focalisation sur son prophète, p. 38). Or ces points viennent justement reprendre l’exposé du livre II : le critique souligne ainsi les répétitions non seulement au sein du livre II, mais aussi au sein de la disposition générale des parties. Selon Tristan Vigliano, le De orbis terrae concordia trahit une fébrilité missionnaire, une impatience de « répandre la bonne parole en terre d’islam » (p. 41) d’autant plus grande qu’elle est empêchée. Il vise ainsi trois destinataires : les peuples à convertir, les missionnaires et les hommes d’église, afin de les rassurer sur le bien-fondé d’une politique évangélisatrice. La dernière partie de l’article s’attache aux raisons de cette désorganisation, pathologiques, mystiques, biographiques. Vigliano conclut sur la question de la concorde, sans cesse évoquée : Postel cherche à ouvrir son propos à d’autres destinataires, sans s’arrêter aux convaincus. Cela pourrait expliquer la maladresse du plan, à comprendre comme une ouverture à l’altérité, d’où la « beauté du problème de plan » (p. 46) dans cette œuvre.
Postel et les langues
5Dans le troisième article, Marie-Luce Demonet se penche sur l’intérêt que Guillaume Postel porte aux langues, et sur les liens qu’il entretient avec un autre humaniste, Teseo Ambrogio degli Albonesi, chanoine originaire de Pavie. Ce dernier fait paraitre une Introductio in chaldaicam linguam un an après le Duodecim de Postel. Dans un premier temps (« Guillaume et Teseo »), la chercheuse présente les deux œuvres, qui prennent la forme de collections d’alphabets, orientaux ou occultes, sorte de compilation de curiosa ; puis elle explore le lien de complicité intellectuelle et de rivalité qui unissait les deux humanistes. Elle s’intéresse ensuite, dans un deuxième temps (« Postel annotateur et correcteur »), aux deux exemplaires de l’Introductio de Postel, étudiant ses annotations en détail et retraçant la chaine des possesseurs de ces ouvrages. Son analyse est accompagnée de fascinantes reproductions de certaines planches où figurent les annotations manuscrites des deux humanistes. La fin de son développement, intitulée « typographie et idéologie », s’attache à l’enjeu matériel et technique de la concurrence entre les deux hommes, à savoir la course aux caractères mobiles d’imprimerie pour certaines langues orientales, et notamment l’arabe. Demonet conclut en montrant que Postel, dans ces œuvres, a cherché à « prouver l’excellence de ses compétences linguistiques à deux périodes différentes de sa vie », constituant un « socle d’un savoir encore plus ambitieux, bientôt kabbalistique […] non plus appris mais révélé » (p. 73).
6L’étude d’Émilie Picherot, dans le quatrième article, débute sur une question très claire : Postel maîtrisait-il vraiment l’arabe ? Pour ce faire, la chercheuse s’intéresse aux manuscrits arabes qu’il a pu ramener de ses voyages dans l’empire ottoman, et expose les difficultés matérielles que l’humaniste a pu rencontrer pour effectuer cette mission. La chercheuse montre que l’étude des « manuscrits connus de Postel permet de se faire une idée de ce qu’il cherchait à rapporter » (p. 77). Dans un premier temps (« Une bibliothèque d’Adib musulman »), elle retrace les domaines de prédilection de l’humaniste, à savoir les contenus scientifiques, religieux et linguistiques. Elle s’intéresse ensuite à trois manuscrits conservés à Berlin, prouvant que Postel cherche à constituer « une sorte de bibliothèque arabe exemplaire, conforme à ce que ses contemporains musulmans pouvaient eux-mêmes posséder » (p. 80). Le premier manuscrit étudié est une série de commentaires sur le corpus sunnite ; le second un lexique arabo-turc témoignant de la conscience qu’a Postel du plurilinguisme dans l’empire ottoman (ce dernier lui aurait servi pour constituer un dictionnaire latin-arabe afin de fournir aux chrétiens latinisés des outils pour apprendre cette langue) ; le troisième est une compilation de plusieurs traités de syntaxe et d’un manuel de conversation utile aux voyageurs. La conclusion d’Émilie Picherot tranche la question de la maîtrise de l’arabe de Guillaume Postel : sans en avoir un niveau avancé, sa connaissance de l’arabe était suffisante pour lui permettre de sélectionner minutieusement certains ouvrages. Ainsi, conscient de l’importance de cette langue, l’humaniste ne ramène pas ces outils linguistiques pour lui-même, mais pour ses successeurs qui voudront apprendre l’arabe.
Mesurer une influence
7Isabelle Pantin, par l’évocation du terme mathemata qu’emploie Postel pour décrire son rôle de lecteur royal, s’intéresse aux relations qu’il entretient avec l’institution des lecteurs royaux, à travers une présentation chronologique et biographique. Dans ses deux premières parties, « Le savoir mathématique de Postel » [1] et « La nomination de Postel comme lecteur royal » [2], la chercheuse retrace les compétences de l’humaniste et sa carrière de lecteur royal. Elle s’intéresse ensuite à ses « [e]fforts pour investir le terrain des mathématiques » [3], à travers la publication de deux de ses ouvrages sous le statut de lecteur ; puis à sa démission, notamment liée à la non-rétribution de ses services, et à ses « [e]fforts pour retrouver son poste » [4]. Enfin, sa dernière partie, intitulée « La survivance imaginaire de la chaire de Postel » [5], montre comment l’humaniste fait partie « de ces fantômes de la chaire de mathématiques, dont on ne sait s’il faut les écarter comme des légendes ou les accueillir pour leur valeur symbolique » (p. 109).
8L’article de Rosanna Gorris s’intéresse aux réseaux de sociabilité et d’amitié de Postel à Venise et Padoue, notamment à ses liens avec les milieux religieux hétérodoxes favorables au développement de ses théories prophétiques, ainsi qu’avec le monde de l’imprimerie vénitienne. Dans ses deux premières parties (« « Tre casse di libri », « due forzieri », et le carnet d’adresses vénitiennes de Postel » [1] ; « Daniel Bomberg, l’imprimeur des deux mondes » [2]), la chercheuse évoque des caisses de livres de Postel, trouvées chez des imprimeurs vénitiens : Venise constitue en effet un « lieu fixe, plaque tournante d’amitiés fidèles et sûres où laisser […] ses livres imprimés, […] annotés, ses documents et ses lettres familières » (p. 116) — même les écrits les plus subversifs. La troisième partie (« Entrons dans la bibliothèque ») expose et analyse la bibliothèque de Postel, rescapée du feu, des confiscations et des vols, vendue ou confiée aux relations vénitiennes. Les quatrième (« « Al segno della speranza » : une autre adresse vénitienne de Postel ») et cinquième (« Sous le signe de la salamandre : Gratioso Percacino et Postel à Padoue ») parties s’intéressent aux figures de Jean Ferrier, et de Gratioso Percacino. La chercheuse conclut sur l’héritage, intellectuel et matériel, que reçoit Le Fèvre de La Boderie.
Postel et les Turcs
9Emilie Le Borgne s’intéresse aux Histoires orientales de Postel, en montrant que cet ouvrage cristallise la réflexion de l’humaniste sur les langues. Son hypothèse est que ce texte est « un détour par les langues orientales, et notamment le turc, pour mieux définir sa propre langue », donnant au français un « rôle primordial dans la démonstration de la prééminence de la France dans l’accomplissement de la concorde universelle » (p. 157). Sa première partie envisage la pièce liminaire, l’« Instruction des motz de la langue turquesque les plus communs », comme une promotion du français ; sa deuxième partie étudie le discours politique et théologique de Postel, prouvant la supériorité du royaume de France sur les autres monarchies. La dernière partie tend à démontrer que la langue de Postel est cosmopolite : l’humaniste écrit dans un « français « voyageur » qui s’est imprégné des langues étrangères et qui les a […] intériorisées » (p. 169).
10Frédéric Tinguely étudie la notion de justice, au sens philosophique et institutionnel, dans l’ouvrage De la république des Turcs de Postel. Sa réflexion s’articule en deux parties bien distinctes. Dans la première, intitulée « De la lecture comme justice », le chercheur montre que Postel, tout en ayant pour finalité la conversion des Turcs, estime que le lecteur chrétien doit montrer sa bonne foi en adoptant un « jugement objectif de part et d’autre de la frontière identitaire ». Placé en juge, face à l’accusé turc, le lecteur doit faire abstraction de son appartenance identitaire et s’abstenir de se prononcer trop vite : il faut lire avant de juger. La deuxième partie s’intéresse à la section conclusive de l’ouvrage, intitulée « De la justice » : Frédéric Tinguely souligne l’intérêt de Postel pour le système judiciaire de la société turque, notamment pour la promptitude et l’efficacité de ses prises de décisions. Opposée à la lenteur inhumaine du système français, la justice turque s’avère supérieure par sa diligence. Le critique conclut sur ce paradoxe, opposant la requête d’un jugement long et équitable pour le lecteur chrétien, et le temps court qui caractérise culturellement la justice turque : « les qualités mêmes qui permettent au lecteur de reconnaitre dans le Turc un bon juge sont précisément celles qui l’empêchent de se reconnaitre en lui » (p. 181).
Autres lointains
11L’article de Marie-Christine Gomez-Géraud se penche sur l’ouvrage Des merveilles du monde de Guillaume Postel, qui vise à diffuser les premières connaissances en Europe à propos du Japon, grâce aux lettres de plusieurs Jésuites. La chercheuse démontre dans un premier temps (« Un monde si divers qui ne sait qu’il n’est qu’un ») que la tradition des mirabilia dans laquelle s’inscrit l’humaniste et sa manière de penser sont à envisager selon un principe unifiant, régie par la notion fondamentale de l’Un. L’auteur construit une représentation du monde oriental en un système où tout est cohérent. Ainsi, la seconde partie, « Histoires de l’histoire : tout vient au temps opportun », envisage l’ethos prophétique de l’auteur et son rapport particulier à l’institution ecclésiale, notamment avec la Compagnie jésuite. La chercheuse évalue la manière dont l’ordre des Jésuites a influencé le récit de Postel même après avoir été exclu de la Compagnie. L’humaniste fait en effet son éloge, instaurant un lien entre Paris et le Japon : Paris, lieu d’élection considéré comme le centre de la restitution universelle, est également le lieu fondateur de la « Gallike Compagnie », et le Japon, territoire témoin du succès des missions jésuites, est pour Postel la parfaite image de la « primitive Église ». Marie-Christine Gomez-Géraud conclut ainsi sur la « centration permanente que Postel opère sur lui-même » (p. 197) en tant que prophète de ces vérités.
12Vincent Masse reprend la notion de mouvance médiévale de Paul Zumthor et l’applique à Guillaume Postel, en montrant que l’œuvre de ce dernier ressort d’une quasi-abstraction, car les textes sont constamment remaniés. Le chercheur étudie ainsi le motif du Canada, situé à la jonction de divers écrits qui représentent les obsessions récurrentes de Postel : la cosmographie, la géométrie, l’obsession des « choses premières » (l’étymologie et la généalogie), des « choses dernières » (l’apocalypse) ainsi que les « choses nouvelles » (merveilles du Canada). Il expose alors le « processus d’expansion globale » de l’écriture de Postel, qu’il qualifie d’« écriture générative », ou « algorithmique » (p. 202‑203). Sa première partie, intitulée « Généalogies : patronymes et expéditions », prouve l’inventivité du travail génératif de l’écriture postellienne : la généalogie et l’étymologie fantasmées à partir de quelques mots permettent la révélation d’un passé canadien (voire américain) aux racines gauloises. De la même manière, au fil de ses œuvres, l’humaniste soutient que la Lombardie, voire l’Italie entière, appartiendraient à la France ; il va même jusqu’à démontrer l’usage effectif, par les Gaulois, de l’Atlantide, via l’expression du principe de primogéniture. L’humaniste peut ainsi légitimer l’expansion française de son temps : l’expansion territoriale est justifiée par l’expansion textuelle. La deuxième partie, « Cosmologies : lieux et orientations (ou oppositions) », vient explorer la deuxième obsession de Postel. Vincent Masse fait apparaitre deux périodes d’écriture cosmographique dans la carrière de l’humaniste, et montre comment les écrits ultérieurs viennent relocaliser le Paradis au pôle Nord, et non plus en Extrême-Orient. Dans sa deuxième vague d’écrits cosmographiques, Postel place donc le Canada comme étant limitrophe du Paradis. Or, dans son évocation du Canada, il n’a de cesse de rappeler l’abondance de merveilles, qui présentent des caractéristiques diaboliques : le territoire canadien incarne alors l’instable jonction du paradisiaque et du diabolique. La troisième partie (« Horizons apocalyptiques : astres et conjonctions maximes ») se penche sur l’obsession apocalyptique de l’humaniste. Vincent Masse s’interroge sur une réécriture de Postel, qui donne deux versions différentes de la présence française au Canada, l’une datant d’il y a 1600 ans, et l’autre de l’époque de Charlemagne. Le chercheur fait l’hypothèse d’une réflexion cyclique de Postel : tous les huit siècles surviendraient des occasions providentielles. Plutôt qu’une erreur de date, cette réécriture serait alors le signe de son obsession apocalyptique, lui faisant formuler un appel explicite à coloniser la nouvelle France : les extrémités du monde, futures colonies, doivent selon Postel appartenir à la France, afin que s’accomplisse la « restitution apocalyptique des choses » (p 244).
Religion postellienne
13Paul-Victor Desarbres s’intéresse à un écrit peu commenté de Guillaume Postel, son Commentarii in Apocalypsim, qui apparait comme une synthèse de sa pensée, catalyseur des thèmes spirituels et eschatologiques de son temps. Le chercheur commence par exposer le contexte d’écriture du manuscrit, paru à l’issue de son séjour vénitien et de sa révélation personnelle, et le replace parmi ses autres ouvrages de l’époque, qui témoignent de pensées audacieuses. Paul-Victor Desarbres s’intéresse dans une deuxième partie (intitulée « L’apocalypse et la vision postellienne de l’histoire ») au type d’herméneutique qu’adopte l’humaniste, ni eschatologique ou historique, mais bien prophétique. Selon Postel, l’Apocalypse serait une prophétie des temps derniers : ses commentaires, non rapportés à un processus historique daté, et teintés de l’esprit prosélyte ou missionnaire des premiers jésuites qu’il n’a cessé d’admirer, sont caractérisés par une urgence eschatologique. Son exégèse est allégorique, et se présente comme la révélation d’une doctrine secrète ; pour ce faire, Postel recourt à l’idée de similitude, dans l’ambition totalisante de créer la chaine de similitudes la plus complète possible. Dans un dernier temps, le chercheur s’intéresse aux thèmes ou idées abordés par l’humaniste : il montre d’abord les liens qu’entretiennent les Commentarii avec le Zohar ; puis il se penche sur le « christocentrisme » et « l’obsession eucharistique » du texte. Paul-Victor Desarbres conclut sur la séduction du texte de Postel : ses Commentarii, héritiers du gallicanisme et foncièrement anti-romains, marqués par les idées jésuites, sont « représentatifs de la singularité intellectuelle et de l’hétérodoxie postelliennes, capables d’intégrer des idées parfaitement compatibles avec l’orthodoxie de son temps » et composés « de manière à plaire jusqu’à Bâle » (p. 271).
14Le dernier article, de Katherine Stratton, entend suivre l’itinéraire de la fascination postellienne pour les Rois Mages, à travers un parcours chronologique et bibliographique. Sa première partie étudie « La représentation des mages à la Renaissance et la figure du Magus », et montre comment les rois mages cessent de former une entité homogène dès la fin du Moyen-Âge, s’éloignant spatialement les uns des autres (d’où l’inclusion d’un roi à la peau foncée). Elle souligne le potentiel des rois mages en tant qu’outil de légitimation ; et replace la figure du magus au sein des cercles astrologiques, néo platoniciens et kabbalistiques. La deuxième partie s’intitule « 1552 : la cosmographie des Mages chez Postel », et s’intéresse à l’ouvrage Des merveilles du monde de Postel. La chercheuse met en évidence l’importance que prête l’humaniste à l’Extrême-Orient, dont seraient originaires les Mages ; ils seraient également supérieurs grâce à leur magie pure. Aux yeux de Postel, ces deux éléments légitiment alors les rois Mages en tant que prophètes. La troisième partie de l’article, « La magie naturelle, une science des rois (français) » se penche sur un recueil de prophéties, Le Thresor des propheties de l’univers. L’humaniste y développe la valeur de la magie prophétique et maintient le thème kabbalistique chrétien de la magie des Rois Mages comme appartenant à la prisca theologia. L’ouvrage met le pouvoir des Mages principalement entre les mains d’un roi, le roi de France. La partie suivante de l’article, « 1568 : une prognostication parisienne », évoque un autre texte de Postel, inédit et inachevé : La prognostication de sus Paris. Cette fois, Postel établit une relation entre la magie naturelle et lui-même, insistant sur son autorité d’orientaliste et se légitimant en tant que prophète. La dernière partie de l’article s’interroge sur une « nouvelle cosmographie des mages » : dans son De magia orientali, en 1580, Postel réoriente son plan cosmographique vers le pôle nord, repoussant l’origine des Mages vers trois Orients distincts, dont un hyperboréen. La chercheuse conclut en montrant que Postel cherche avant tout à intégrer les Mages dans son plan de restitution.
15Par sa prolixité, cet ouvrage dresse un riche panorama des différents écrits de Guillaume Postel. Malgré le déséquilibre de longueur entre les divers articles, l’organisation pluri-thématique permet une exploration de la vaste diversité des sujets abordés par l’humaniste ; elle permet surtout de dresser des ponts et des échos entre les interventions, esquissant les notions dans leur globalité. Ainsi, la notion de concorde universelle, de restitutio, se voient complétées au fur et à mesure des réflexions. On apprécie également l’accent particulier porté à l’intérêt postellien envers les langues, notamment orientales, qui ouvre de nouveaux champs d’étude. Ce travail critique rend l’œuvre de Guillaume Postel plus tangible, concrète et accessible, guidant les lecteurs à travers la complexité de sa pensée, et laissant espérer la publication de prochaines éditions critiques de ses ouvrages.