Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Aurélien Maignant

Prudences et pouvoirs : les théories de la fiction au prisme de l’engagement littéraire

Caution and Agency: Theories of Fiction through the Prism of Literary Engagement
Justine Huppe, Jean-Pierre Bertrand et Frédéric Claisse (dir.), La fiction contemporaine face à ses pouvoirs, COnTEXTES, n° 22, 2019.

1« La fiction contemporaine face à ses pouvoirs » n’a rien d’une tentative isolée dans le paysage académique, il faut inscrire ce sommaire de COnTEXTES dans la continuité des travaux que mènent Justine Huppe et Frédéric Claisse ainsi que de ceux de Jean-Pierre Bertrand, auquel l’hommage s’impose ici1. Tous trois sont à l’origine de la dynamique impulsée par STORYFIC, un projet de recherche né en 2015 à Liège, mais qui a rayonné depuis bien au-delà. Pour un jeune chercheur comme l’auteur de ce texte, STORYFIC est vite devenu un repère, mais aussi un vecteur de légitimation critique, non seulement parce que son équipe travaille à importer les nouvelles théories du récit et de la fiction (un champ largement globalisé qui peine à s’implanter dans l’université française), mais surtout parce qu’elle orchestre la rencontre de ce corpus particulier avec les littératures contemporaines de la francophonie, les sciences sociales et certaines approches politisées du fait littéraire.

2D’une manière ou d’une autre, l’équipe de STORYFIC a été à l’origine de plusieurs journées d’études, sommaires et publications collectives sur lesquels je ne m’étends pas ici2, pour me concentrer sur une pierre posée à l’édifice en 2019 : « La fiction contemporaine face à ses pouvoirs ». Le titre se suffit à lui-même : le sommaire, très cohérent, parcourt plusieurs questions récurrentes à toute recherche sur la fiction (du pôle social de la discipline à son pôle cognitif, j’y viens), mais à l’aune d’un corpus qui fait son originalité, à savoir une certaine littérature contemporaine, principalement française, caractérisée par son rapport expérimental au réel social, parmi laquelle on citera, à titre de repères, les œuvres de Nathalie Quintane, Emmanuel Carrère, Sophie Calle ou encore Éric Chauvier.

3Le « pouvoir » de la fiction est, bien sûr, un concept transversal et bien trop polysémique pour en faire une histoire (histoire qu’il faudrait tirer au moins jusqu’à la Rhétorique d’Aristote qui, lu sous un certain angle, ne parle pas d’autre chose). Pour autant, ce pouvoir (cette agentivité, cet effet, cette puissance, cette capacité d’agir) est bien la matrice de plusieurs renouvellements intellectuels majeurs dans le champ des sciences culturelles ces dernières décennies. Le sommaire qui nous intéresse opère la rencontre entre deux dynamiques qui se sont encore trop peu croisées. D’une part, le renouveau des théories de la fiction, qu’on peut agréger autour d’une mise en crise de l’autonomie textualiste3, dont les préoccupations sont d’ordre essentiellement philosophique4, qu’il s’agisse des débats sur l’ontologie des entités fictionnelles5, des effets cognitifs de la narrativité6 ou encore des approches phénoménologiques de la fiction comme expérience vécue7. D’autre part, le retour d’un intérêt pragmatique pour la transitivité des littératures (et des arts en général)8, dont les préoccupations sont surtout d’ordre social et politique, et qui partagent une problématisation de ce « pouvoir », de la capacité d’agir des œuvres sur le réel9. Il n’est pas natif aux théories de la fiction de penser l’agentivité socio-politique, et il n’est pas évident pour les travaux sur la transitivité de s’ancrer dans les théories de la fiction. Cette rencontre, qui est aussi celle de deux aires linguistiques de la recherche, n’est pas tout à fait inédite en français, puisqu’une telle intuition disciplinaire était déjà à l’origine de Mythocraties (2010)10 et traversait certains chapitres de Fait et Fiction (paru en 2016)11. Bien sûr, la recherche anglo-saxonne a aussi vu naître, depuis les années 2000, de plus en plus d’ouvrages et de projets de recherche opérant eux-aussi la jonction entre théories de la fiction et agentivité des arts, avec lesquels ce numéro de COnTEXTES trouve quantité d’échos12.

4Dans la mesure où le texte introductif des directeur·trices synthétise à merveille la polysémie du « pragmatisme », philosophique de Dewey et sociologique de Becker, autre rencontre centrale du sommaire13, je propose d’orienter différemment le présent compte rendu pour insister justement sur cette hybridation entre une constellation francophone, très marquée par les théories de l’engagement littéraire, d’inspiration sociologique, et une constellation anglo-saxonne, centrée sur les fonctions cognitives de la fiction, dont plusieurs branches convergent vers une approche éthique de l’expérience lectorale14 (qui pourrait être compris comme un moment du « tournant pragmatique »). Pour en rendre compte, je voudrais organiser mon propos autour de deux qualités centrales de « La fiction contemporaine face à ses pouvoirs ». D’une part, les différentes contributions éclairent toutes une tension contemporaine : la prudence nécessaire à une description des pouvoirs de la fiction semble parfois court-circuitée par la nécessité pour le champ littéraire de justifier son utilité (sociale, psychologique, éthique, etc.), voire son existence même. D’autre part, le numéro présente quantité d’objets à l’intérieur desquels s’expriment cette tension, portant une attention particulière au commentaire textuel. Ressaisissant en cela une partie du travail mené au sein de STORYFIC, le sommaire laisse en effet la part belle à des exemples littéraires autoréflexifs sur leur propre pouvoir. Les directeur·ices du sommaire formulent à ce sujet un appel salutaire, incitant les chercheur·euses à rapprocher leur démarche de celles des écrivant·es, consciente·s aussi que ces dernier·ères, parce que toujours plus formé·es aux études littéraires, proposent des pratiques d’écriture toujours plus méta-conscientes.

L’ambition de ce dossier n’est donc pas de réaffirmer une supériorité du discours porté en creux par les œuvres, mais d’appeler à une interaction plus franche entre ce que les textes disposent et proposent, et ce que les chercheurs peuvent à leur tour en faire en convoquant aussi bien les outils et concepts d’une théorie littéraire ayant renoué avec la question de l’agentivité, que ceux d’une sociologie (pragmatique) de la littérature (§16).

La fiction comme pratique sociale et cognitive

5Si l’on voulait ressaisir quantité d’hypothèses contemporaines sur le pouvoir des fictions, il faudrait rappeler au moins deux grands axes de recherche : penser la fiction comme une forme de la connaissance du réel15 et la décrire comme une expérience à vivre pour les lecteur·ices16. Sans y percevoir les deux pôles d’un continuum, car les deux hypothèses n’ont rien d’antagonique, la distinction est un repère efficace pour situer les travaux. Dans la recherche anglo-saxonne, une certaine tradition disciplinaire s’attache à décrire la fiction comme un opérateur narratif d’institution du réel. Proche de la narratologie, héritière de White ou plus récemment de Bamberg17, elle se saisit de la fiction comme d’une manière de mettre en forme une connaissance du réel. Le type de connaissance induit est le plus souvent encyclopédique, ou du moins référentiel : il est question de reconnaître que nous utilisons la fiction comme mode d’arbitrage sur les faits, et bien sûr d’analyser les apories d’un tel usage. Une autre tradition, à l’intersection des philosophies de la fiction et des sciences cognitives, se préoccupe aussi de connaissance, mais d’une connaissance dite « expérientielle18 », liée cette fois à divers fonctionnements cognitifs de l’esprit face à la fiction. Ces travaux explorent par exemple les enjeux de l’immersion, des réactions émotionnelles face aux œuvres19 ou encore des usages cognitifs de l’expérience fictionnelle, comme s’entraîner à lire l’esprit des autres20, « tester » (try-on) des manières d’être au monde21 ou développer une compréhension « expérientielle » de situations éthiques22.

6Il est frappant de constater combien les contributions de ce sommaire, dont les auteur·ices ont (presque) tou·tes des parcours très francophones, renégocient cette distinction dans des hybridations nouvelles, particulièrement intéressantes à mes yeux, en ce qu’elles dépassent ou ignorent certains clivages théoriques dont je suis familier (j’essaierai de le montrer en synthétisant certaines des contributions qui abordent la question du savoir dans et face à la fiction). Cela s’explique notamment par une problématisation toujours politique de la question du pouvoir à l’intérieur de la relation entre fiction et connaissance. Des contributions comme celles de Laurent Demanze (« Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction ») ou de Frédéric Claisse (« Fictions et non-fictions d’enquête : un modèle de saisie des mondes contemporains »), proches dans leurs prémisses, leurs corpus et leurs conclusions, utilisent la notion « d’enquête » au croisement de la connaissance narrative et de la connaissance expérientielle. Tous deux explorent la pulsion contemporaine pour l’investigation, en étudiant à la fois son agentivité sociale (par exemple, produire des contre-narrations politiques du réel) et la manière dont elle est donnée à vivre, c’est-à-dire dont elle peut produire une connaissance expérientielle par immersion chez ses lecteur·ices. Tous deux en viennent à problématiser la fiction comme une pratique constructiviste, un exercice de co-élaboration du réel comme perception qui se joue entre « dispositif » textuel (chez Claisse) et cognition des récepteur·ices.

7Cette approche de la fiction comme « exercice » ou comme « pratique » me semble synthétiser efficacement ce qui, dans le sommaire, dépasse le clivage théorique susmentionné. Plus précisément, ce dépassement s’opère lorsque les auteur·ices décrivent cette pratique de la fiction comme simultanément sociale (sa capacité d’agir passe par la référence au réel) et cognitive (sa capacité d’agir s’exerce sur l’esprit lisant). Cette idée se retrouve aussi pleinement dans des contributions comme celle de Nancy Murzili (« Comment la fiction contemporaine travaille ses lecteurs »), Olivier Caïra (« Qu’allez-vous faire de Roméo ? ») ou Florent Coste (« La littérature ne fait rien toute seule »). La contribution d’Olivier Caïra est peut-être celle qui articule le plus la notion d’expérience à celle de pratique. Il mobilise à cette fin l’un de ses corpus de prédilection : la fiction interactive (qu’on parle de récits livresques à choix multiples comme de jeu de rôle sur table ou tout simplement de jeux vidéo). Suggérant un dépassement très convaincant du modèle de la « bifurcation », Olivier Caïra propose un article quasi-programmatique pour penser l’interactivité en tant qu’expérience co-déterminée par la liberté herméneutique des récepteur·ices et les formes de l’œuvre. Son modèle, enté sur cinq concepts (interface, environnement, traitement des choix, mémorisation, improvisation), prête une attention fine aux enjeux éthiques et politiques de l’expérience immersive, dans la forme particulière qu’elle prend lorsqu’elle est déclenchée par des œuvres interactives. Si l’article est surtout problématisé autour de considérations ludo-narratologiques, la question du pouvoir des fictions apparaît justement dans la nature éthique de ses exemples, ce qui souligne avec force les liens entre pouvoir de modélisation morale de la fiction (d’ordre expérientiel et cognitif) et pratique sociale du jeu23. Une telle articulation du « pouvoir » trouve de nombreux échos dans la contribution de Nancy Murzili qui prend pour point de départ le renouveau des discours sur la capacité d’agir des fictions et les articulent autour de la notion de « savoir ». L’autrice invite à une réflexion critique sur le lien entre fiction et connaissance. Le dépassement qu’elle propose semble largement motivé par le souci d’une salutaire contestation des imaginaires néo-libéraux du storytelling (qu’on sait fondés eux aussi sur une certaine capacité d’agir du littéraire). Sa contribution invite à délimiter précisément ce qu’est un « savoir de fiction », en réactivant un modèle (hérité de Ricoeur) fondé sur la « reconfiguration du savoir24 » dans lequel la fiction, comme expérience de pensée, ouvre une parenthèse « déréalisante » qui permet ensuite une « re-réalisation ». Son développement théorique, appuyé sur deux romans conjecturaux, arbitre parmi les modèles anglo-saxons en faveur d’une approche pragmatique de la fiction, signalant de manière pertinente comment aller plus loin encore que Kendall Walton25, ce qui lui permet d’articuler sa notion de faire semblant avec la transitivité politique du littéraire. Sa contribution est proche en cela des travaux francophones sur la « scénarisation »26, mais aussi sur l’éthique de la fiction, comme ceux d’Hugo Clémot27, dans lesquels la notion « d’expérience de pensée », peu représentée dans la recherche anglophone, sert de pivot pour théoriser ensemble les deux formes de connaissance suscitées (encyclopédique et expérientielle). Sans nul doute, cette hybridation est permise par un souci militant bienvenu pour la capacité d’agir inhérente à tout récit, ou, pour le dire autrement, par un refus d’analyser l’acte de fiction en dehors de son contexte socio-politique d’effectuation, que l’on parle de littérature contemporaine comme de contes pour enfants. Que la fiction engendre des connaissances encyclopédiques ou expérientielles ne doit jamais faire oublier qu’elle est toujours, au moins en puissance, un acte rhétorique de frayage des comportements (psychologiques, sociaux, etc.)28. Une telle approche, logiquement, dépasse le problème théorique de l’ontologie, et d’ailleurs l’autrice en vient, (comme Frédéric Claisse dans le même sommaire), à parler de la fiction comme d’un « dispositif » :

C’est par l’activité de scénarisation que le lecteur réalise des expériences de pensée dont les fictions sont le support. Ne pas séparer cette activité du contexte réel dans lequel elle se produit suppose qu’il n’y a pas un monde imaginaire séparé dans lequel elle se déroulerait. […] Considérer les fictions littéraires comme des dispositifs de mise en œuvre d’expériences de pensée permet d’apporter une réponse à la question de savoir comment elles peuvent offrir aux lecteurs la possibilité d’une forme d’expérimentation de situations inédites (§13).

Contre-narrations et fictions autoréflexives

8Le second intérêt majeur du sommaire à mes yeux tient dans sa participation critique à ce que Raphaël Baroni (2016) appelle l’extension de « l’empire de la narratologie ». Si la narratologie est de plus en plus interdisciplinaire, il convient surtout de dire que de plus en plus de disciplines puisent dans la narratologie et problématisent la narrativité de leurs objets (des sciences sociales à la médecine, en passant par le droit ou la psychologie)29. Alors que les concepts narratologiques perdent en précision ce qu’ils gagnent en popularité, la littérature apparaît plus que jamais comme une « zone à défendre »30 dans laquelle s’expérimentent des formes atypiques de narrativités, impossibles à produire dans d’autres espaces sociaux. Plusieurs des contributions inventorient et décrivent cette fonction de laboratoire autour d’un axe précis : le questionnement autoréflexif du récit de fiction sur sa propre narrativité, et implicitement sur le pouvoir qu’on lui prête. La plupart posent la question du « macro-récit », du « récit gouvernant » ou du « récit institutionnel », explorant comment certain·es auteur·ices contemporain·es entrent dans le jeu de la mythocratie pour y devenir des contre-pouvoirs, pour formuler des contre-narrations auto-réflexives.

9Deux contributions, à nouveau proches dans leurs prémisses comme dans leurs corpus, questionnent les relations entre la littérature et le champ judiciaire (Nicolas Thirion, « Ce que la littérature fait au droit : le cas Emmanuel Carrère » & Christine Baron, « Droit et littérature : de la prise de conscience citoyenne à la révision de la loi »). Toutes deux discutent la tension entre micro et macro-narrativité : la fiction est une configuration narrative d’un élément du réel, mais qui est lui-même toujours saisi dans d’autres configurations narratives non littéraires. Pour prendre un exemple donné par Thirion, la pratique d’un juge (quotidienne, institutionnelle, ancrée dans des rapports de pouvoir, etc.) est au centre d’un conflit qu’on peut partiellement comprendre comme narratif. Cette pratique est en effet racontée, par des juges et par d’autres, dans diverses productions plus ou moins officielles : racontée par différent·es participant·es de l’institution judiciaire, racontée par le gouvernement lui-même et racontée dans des pratiques artistiques (sans doute minoritaires). Ces récits, comme D’autres vies que la mienne (Carrère, 2009) qu’analyse Thirion, s’écrivent en sachant pertinemment que leur narrativité participe d’une lutte représentationnelle sur ce que c’est que d’être juge. L’analogie entre ce conflit narratif et le champ comme espace de lutte bourdieusien que propose Thirion est d’ailleurs particulièrement pertinente31.

10La contribution de Christine Baron explore implicitement la même analogie, mais en faisant le choix de recenser des modes de contre-narration judiciaire dans les littératures des XXe et XXIe siècles. Christine Baron détaille trois capacités d’agir de la littérature par et sur le champ juridique : la littérature comme contre-narration du procès lui-même, perçu en tant que rituel ; l’examen critique du temps judiciaire, davantage lié à la chronique des affaires en cours ; la discussion par un récit de l’interprétation législative elle-même. Elle en vient à proposer l’idée qu’en France aussi, « la littérature est un moment de l’interprétation juridique » (§34), même si une telle acceptation du pouvoir de la fiction paraît davantage implantée dans les pays anglosaxons où le common law est plus sensible à l’importance des situations, et donc de leur narration32.

11Au-delà de ce travail de narratologie du social que proposent des contributions comme celles de Nicolas Thirion, Christine Baron, Estelle Mouton-Rovira ou Florent Coste (sur un plan légèrement différent), elles présentent aussi l’intérêt de penser cette réflexivité des récits par rapport au champ littéraire lui-même. Il ne s’agit pas seulement de voir dans le geste littéraire une renarration d’un fait social consciente que la narrativité est un champ de bataille. Nicolas Thirion et Estelle Mouton-Rovira montrent tous deux que leurs objets anticipent également le pouvoir de contre-narration qu’on pourra leur prêter, le plus souvent en critiquant les attentes et les préconceptions sur la puissance de la fiction, que ces attentes proviennent du discours néolibéral sur le storytelling ou de la théorie littéraire elle-même33. La contribution d’Estelle Mouton-Rovira se concentre notamment sur la figure de l’exégète dans ses mises en fiction contemporaine. Retraçant le rôle de l’agentivité dans les théories de la lecture, et plus généralement de la réception, elle rappelle combien ces dernières se sont construites en opposition au paradigme formaliste de l’autonomie du texte. Pour autant, à travers des études de cas sur des œuvres de Chevillard, Bertina et Pireyre, l’autrice montre que cette confiance en la transitivité du littéraire est à son tour nuancée, voire critiquée, dans la fiction contemporaine.

Figure ou motif fréquent de la littérature contemporaine, la lecture s’expose par la scénarisation, souvent satirique, de pratiques critiques et interprétatives ou par la mise en scène de personnages-lecteurs, qui rendent visibles ses effets. La critique elle-même, ses réflexes et ses formes, deviennent alors un matériau fictionnel. (§2)

Postures engagées, fictions prudentes

12Outre la fictionnalisation des postures lectorales, la réflexivité de la fiction sur ses propres pouvoirs semble intimement liée aux évolutions des postures auctoriales, ce atteste aussi le sommaire dans un troisième temps. Certaines contributions interrogent les reconfigurations contemporaines de l’engagement, à travers des autrices comme Virginie Despentes (Elisa Bricco, « Considérations sur Vernon Subutex de Virginie Despentes : « formes de vie », implication et engagement oblique ») ou Nathalie Quintane (Justine Huppe, « L’insurrection qui vient par la forme »). La plupart des entrées du sommaire corroborent le paradigme du retour à l’ordinaire, que rappellent les directeur·ices du numéro :

[…] après avoir été chassé de la cité par Platon, puis l’avoir éclairée de son aura romantique, l’écrivain contemporain semble avoir recouvré sa place « d’homme dans la foule », en mettant désormais ouvertement à distance la posture sartrienne d’ « auteur engagé ». (Claisse, Huppe, Bertrand, §33)

13Toutes reviennent aussi sur la notion d’enquête (et sur celle de « littérature documentaire », déjà présente dans les contributions de Frédéric Claisse et Laurent Demanze), qui file le numéro, comme pour identifier dans l’enquêteur·trice une posture d’aujourd’hui, posture qui permettrait un retour à l’ordinaire dégagé de tout surplomb. La contribution d’Elisa Bricco se concentre sur la rencontre entre les postures qu’on peut inférer des choix formels effectués dans les œuvres, les positionnements dans le champ littéraire34 et la trajectoire sociale réelle des auteur·ices, trois variables qui relèvent plus ou moins du choix conscient mais composent le socle théorique de « l’engagement » aujourd’hui. Son article, consacré à Virginie Despentes, puise de manière intéressante dans les théories cognitivistes de la fiction pour dire le rapport complexe qu’entretient Vernon Subutex avec les réalités sociales qu’il met en récit. S’il y est question d’un engagement auctorial, celui-ci se fait de manière transversale, esquivant toute frontalité militante. Pour Elisa Bricco, le récit refuse toute dimension agonistique parce qu’il est conscient des fonctionnements cognitifs spécifiques de l’empathie vécue face à une fiction. Dans Vernon Subutex, Despentes se sait en train de proposer des expériences de pensées complexes qui questionnent l’éthique de ses lecteur·ices, via l’immersion fictionnelle, se détournant ainsi d’un discours trop rationnel sur le réel social. Là encore, c’est le souci d’une conception politisée du littéraire et le choix d’un corpus contemporain qui déplace avec pertinence certains angles traditionnels des théories de l’immersion.

14En cela, la posture de Despentes est radicalement différente, voire antagonique sur certains points, à celle de Nathalie Quintane, à laquelle se consacre la contribution de Justine Huppe. Si Quintane ne croit pas non plus à une littérature de la frontalité, qui « armerait directement la révolte » (§31), Justine Huppe montre que la conscience des impacts cognitifs de la fiction n’est cette fois pas centrale dans son œuvre. Au contraire, pour analyser l’engagement chez Quintane, Justine Huppe privilégie la notion de « style », au sens développé notamment par Marielle Macé (2017) où le style résonne avec la « forme de vie » bien au-delà de sa seule définition textualiste (ce qu’approfondit aussi Florent Coste dans un entretien du même sommaire). Le concept permet notamment d’expliquer comment Quintane négocie une posture engagée et militante plus classique avec la recherche de formes expérimentales, et une certaine prudence dans son rapport éthique au réel. En effet, pour Justine Huppe, le « style de vie » permet de saisir comment l’autrice de Tomates réinvente une littérature de la transitivité sans « céder à la platitude » en renouant avec l’idée que la littérature met la vie en forme, et que certaines formes sont plus révolutionnaires que d’autres :

C’est par l’importance qu’elle accorde aux manières de vivre – manières de se coiffer, de casser des œufs ou de se battre, dont une révolution stimulerait avant tout l’inventivité – que Quintane dénonce aussi leur homogénéisation et leur marquage social. (§27)

15Plus généralement, toutes les contributions du sommaire attirent l’attention, d’une manière ou d’une autre, sur un paradoxe de ce « retour à l’ordinaire », du moins tel que ce corpus le circonscrit. On l’a dit, une réflexivité sur sa propre capacité d’agir s’observe dans quantité des œuvres mentionnées. Comme le montre Estelle Mouton-Rovira, l’extrême contemporain semble même caractérisé par une intensification de cette réflexivité, certaines œuvres allant jusqu’à désamorcer leurs appropriations possibles comme contre-narrations. Plusieurs auteur·ices du sommaire, croisant commentaire et analyse de champ, font l’hypothèse convaincante que ce recul s’explique par un scepticisme latent à l’égard du pouvoir de la fiction, diffus chez des écrivain·es ayant toujours plus des profils de chercheur·euses (que ce soit parce qu’iels ont des parcours académiques ou parce qu’iels adoptent des postures inspirées de l’ethnographie ou du journalisme d’enquête). Émerge alors, sinon un paradoxe, du moins une tension, entre la prétention d’un retour à l’ordinaire (« l’homme dans la foule » qu’évoque l’introduction) et la complexification formelle des fictions. Cette complexification, d’ailleurs, ne va pas non plus dans le sens de l’utilité sociale des œuvres, au sens pleinement goffmanien où les contextes sociaux déterminent nos attentes normatives envers l’utilité des objets. Souvent, un autre « homme dans la foule », le lecteur, même s’il n’est qu’un homme de paille ici, et peut-être justement pour cette raison, calibre ses attentes sur de telles normes. À quoi sert exactement un texte qui ne relève ni du journalisme d’enquête, ni de la narration imaginaire, ni de l’autobiographie, ni du relevé documentaire ? Il n’est pas question de faire ici un procès en élitisme au corpus choisi par les auteurs, mais de prolonger le fil conducteur de cette recension en constatant un écart profond avec les pensées anglo-saxonnes du pouvoir de la fiction qui se sont toutes développées sur des corpus populaires, et presque toujours transmédiaux. Les philosophies de la fiction et l’essentiel de la recherche sur ses capacités d’agir (sociale et/ou cognitive) ont été développés au contact de fictions bénéficiant d’un très large public qui en fait l’expérience dans le cadre relativement normé des pratiques fictionnelles mainstream. Sherlock Holmes, Star Wars et Mr Pickwick ont été, et sont toujours, le laboratoire privilégié de celleux qui étudient le pouvoir des fictions. S’agissant d’établir des ponts disciplinaires et géographiques entre les perspectives, il est frappant de constater que les contributions du sommaire partagent la plupart des références théoriques des pensées globalisées de la fiction, mais pas du tout leurs corpus35 . On sait la difficulté de tels corpus à acquérir une légitimité artistique (et universitaire) en France, alors qu’ils font pourtant partie des fictions privilégiées de « l’homme dans la foule », c’est-à-dire de l’écrasante majorité des pratiques sociales où le pouvoir de la fiction s’exerce dans toute sa complexité. À nouveau, nul procès ici, il s’agit seulement de constater que l’extrême contemporain français engagé semble fertile pour éclairer la manière dont une certaine avant-garde se représente (non sans scepticisme) les pouvoirs de la fiction. Qu’il soit inspiré des sociologies bourdieusiennes ou pragmatiques, le travail d’analyse proposé par le sommaire est justement remarquable en ce qu’il pointe à de multiples reprises la tension entre des prises de positions auctoriales « ordinaires » et des prises de position textuelles avant-gardiste extra-ordinaires (au sens où les choix formels déjouent les attentes discursives socialement normées d’un récit de fiction). Les contributeur·ices ne manquent pas de rappeler que la posture « de l’homme ordinaire » est surtout « ordinaire » comme pétition de principe et que la littérature contemporaine n’est en danger que si l’on considère certaines pratiques d’écriture valorisées.

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16La lecture d’un sommaire comme « La fiction contemporaine face à ses pouvoirs » invite à se réjouir de la vivacité des hybridations qui naissent lorsqu’un objet d’étude, comme la fictionnalité au tournant des années 2000, s’autonomise puis se pluralise au contact d’autres aires disciplinaires, idéologiques et géographiques. J’ai essayé, sans omettre une synthèse des contributions, de montrer comment les pensées de la fiction, plutôt anglo-saxonnes et phénoménologiques, mutent au contact des sociologies francophones de la littérature et de l’engagement. Quantités de contributions écartent, repensent ou déplacent des concepts et des modèles des théories de la fiction (l’immersion, l’expérience, l’empathie, etc.) pour les adapter à leur corpus et à leurs enjeux. Leur corpus, à savoir une certaine littérature expérimentale francophone, est rarement confronté à des hypothèses cognitivistes. Leurs enjeux, notamment la fidélité à une certaine radicalité critique et la contestation du discours néo-libéral sur l’utilité des récits, ne font partie ni des axiomes des théories de la fiction, ni de leur histoire intellectuelle. Il en résulte le sentiment général d’une rencontre philosophiquement fertile, où l’engagement social (et de sociologue) opère un tri conceptuel bienvenu dans les théories de la fiction, parfois tentées par un certain objectivisme de posture, auquel l’aura des sciences cognitives n’est sans doute pas étrangère.

17Si l’hybridation que propose ici l’équipe de STORYFIC organise élégamment la rencontre entre le cognitivisme au sens large et une tradition de recherche politisée, le sommaire passe quelque peu sous silence combien il se construit en opposition à un certain paradigme éthique des pensées de la fiction. Le moment « réparateur » de la littérature, pointé par Alexandre Gefen36 , trouve lui-même sa justification dans les branches les plus « éthicistes » des théories de la fiction, elles-mêmes enfants légitimes des approches cognitivistes et phénoménologiques anglo-saxonnes qui les ont nourries. Ces lignes de fracture demeurent importantes, tout particulièrement si l’on considère la nécessité inhérente au champ littéraire de se défendre, évoqué en introduction (de cette recension, mais surtout du sommaire lui-même). Faut-il défendre la littérature parce que s’y immerger nous répare, ou parce qu’elle constitue une arme de re-narration contre l’offensive néo-libérale ? Si ce sommaire esquisse les voies d’un dépassement en bonne et due forme, il faudra sans doute du temps encore pour que se fasse la synthèse de deux histoires théoriques nées au contact de corpus divers et ayant abouti à des conceptions politiques très différentes de la littérature, et plus spécifiquement des pouvoirs de la fiction.