Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Décembre 2023 (volume 24, numéro 11)
titre article
Dominique Paquet

Écrire et déjouer la guerre

To write and to foil war
Françoise Heulot-Petit, Dramaturgies de la guerre pour le jeune public. Vers une résilience espérée, Bruxelles, Peter Lang, coll. « Recherches comparatives », 2020, 538 p., EAN : 9782807615748.

1Depuis les années 70, les dramaturges et les metteurs en scène du théâtre jeune public ont délibérément choisi de n’exclure aucun domaine sur les plateaux et de faire du jeune spectateur un témoin du monde contemporain. Économie, politique, questions sociales, souffrances psychologiques sont désormais des thématiques abordées, la violence étant la seule limite posée a priori lorsqu’elle se déploie sans figures de style au sein d’une reproduction réaliste de l’événement. Certains dramaturges se sont confrontés à l’écriture de la guerre, une juste distance dramaturgique et stylistique leur permettant d’inscrire la fable et les personnages dans un conflit sans affadir ni détourner le propos. Le jeune spectateur peut ainsi appréhender les expériences existentielles auxquelles des enfants de son âge sont exposés dans les conflits. Ces dramaturgies, Françoise Heulot-Petit, maîtresse de conférences en arts du spectacle à l’université d’Artois à Arras, a choisi de les analyser dans un ouvrage paru aux éditions Peter Lang et intitulé Les dramaturgies de la guerre pour le jeune public. Vers une résilience espérée.

2Cette recherche est devenue possible notamment en raison de la rupture dramaturgique et esthétique que les metteurs en scène puis les dramaturges appartenant à la mouvance de l’Éducation populaire ont effectuée, tels Catherine Dasté ou Maurice Yendt dans les années 1970, en rompant avec le répertoire dit enfantin ou pour la jeunesse. S’inspirant du théâtre de Bertolt Brecht, du théâtre-récit ou des dramaturgies narratives, de nombreux créateurs ont proposé aux jeunes spectateurs dans les décennies suivantes un théâtre engagé, dialectique, posant des questions de société sur scène ou en théâtre forum, non sans didactisme parfois, mais souvent avec acuité.

Tout dire aux enfants ?

3Françoise Heulot-Petit revient d’abord sur les conditions de possibilité et d’émergence de telles dramaturgies en insistant notamment sur l’importance des nouvelles politiques publiques et des dispositifs mis en place par le ministère de la Culture, notamment les Centres dramatiques pour la jeunesse en 1977‑1978, puis les résidences d’écriture à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon et le Centre National des Écritures du Spectacle (CNES). La naissance des éditions de théâtre jeunesse dans la décennie 1990 et la multiplication des compagnies indépendantes passant commande à des dramaturges ont également contribué à ce développement. La nécessité d’élargir un corpus éparpillé et de lui conférer une visibilité éditoriale a permis d’irriguer le milieu scolaire, d’élargir le lectorat et de sensibiliser les metteurs en scène à ce répertoire. Si les romans jeunesse traitaient depuis le xixe siècle de thèmes de société, le théâtre était resté éloigné de ces sujets, ne proposant que des productions infantilisantes ou à visée édifiante, éducative ou morale. L’attention portée à ces jeunes spectateurs de plus en plus informés des événements mondiaux grâce aux médias ainsi que l’implication militante des dramaturges et la volonté de rompre avec les contes ou les histoires animalières, ont favorisé l’émergence d’un nouveau répertoire. En outre, la place de l’enfant dans la guerre est aussi une question mondiale puisque, comme le rappelle l’autrice, le nombre d’enfants déplacés, asservis, exilés n’a cessé d’augmenter dans des conflits touchant au plus près les civils. Afin d’interroger les conflits armés du point de vue de l’enfant, Françoise Heulot-Petit dessine une cartographie théâtrale de la question et pense les moyens dramaturgiques de la représentation de la guerre en partant de ce « territoire d’enfance ». Après avoir conceptualisé les structures fictionnelles de son corpus sous le terme de « dramaturgies de l’intermittence », elle consacre deux parties de l’ouvrage à des études de textes dramatiques édités entre 1996 et 2013 qui rendent concrètes la fictionnalisation, les structures narratives ou dramatiques, la stylistique mises en œuvre pour atteindre ce que l’autrice appelle « une résilience espérée », qui concerne à la fois l’enfant personnage et l’enfant spectateur.

L’intermittence comme clé dramaturgique

4L’analyse dramaturgique d’un certain nombre d’œuvres permet de dénoter une typologie non archétypale du personnage de l’enfant pris dans les rets d’un conflit : enfant-soldat, enfant victime (exilé, orphelin, prisonnier, errant), enfant objet, enfant témoin à l’écart du conflit, enfant sauveur, enfant joueur, fille-soldat interviennent au sein de cette dramaturgie de l’intermittence. S’appuyant sur l’ouvrage de David Lescot Dramaturgies de la guerre1, Françoise Heulot-Petit montre comment l’histoire de la guerre moderne retravaille la dramaturgie qui ne se déduit pas d’un conflit entre des personnages antagonistes, mais ouvre vers les conflits post nucléaires au sein d’un univers travaillé par la mondialisation. Le maître mot de cette dramaturgie sera la discontinuité, une discontinuité sculptée par différents outils stylistiques et rhétoriques que la notion d’intermittence reflète.

5Les termes de guerre de position et de guerre de mouvement servent à l’autrice pour définir de façon analogique des types de dramaturgies au sein desquelles alternent les temporalités et les émotions des personnages pris entre l’hésitation, l’engagement, le doute et la décision dans le cadre d’un théâtre intime.

6Cette dramaturgie de l’intermittence structure plusieurs temporalités : le retour à la vie d’avant grâce à l’échappatoire offerte par le souvenir ou la rêverie, le mouvement de la guerre elle-même et sa durée, l’interruption du conflit et l’errance. La discontinuité rhapsodique de la fable se manifeste également par l’introduction de genres narratifs différents alternant avec les dialogues. Ainsi la propagande guerrière, le témoignage des protagonistes, la dénonciation, le récit sont souvent dépassés par une approche sensible qui ne verse jamais dans le pathos. La dramaturgie de l’intermittence propose des modes d’existences symboliques des objets, des lieux et des conflits, donne un sens aux temporalités de l’avant et de l’après, et envisage le devenir de l’enfant. La vie d’avant revient par souvenirs, bribes d’expériences sensibles jusqu’à ce que la guerre provoque l’errance ou l’exil dans un temps ouvert mais inconnu. Le passé refait surface pour soulager momentanément la douleur des enfants malmenés et renforcer leur énergie. La dramaturgie de l’intermittence se déploie également dans le conte et le voyage initiatique qui déréalisent la guerre au fil d’un voyage symbolique apaisant. Les témoignages alternant avec les dialogues ou les errances font de la guerre un espace lointain, soit sous la forme d’un chœur qui commente et déplace le conflit dans l’universel ou l’intemporalité, soit grâce à un personnage dont la parole et le regard offrent une stase réconfortante. Dans le cadre d’une guerre de position, les monologues et monodrames, plus importants dans ce corpus que dans le corpus général du théâtre jeunesse, offrent également des périodes de réflexion du personnage, d’autonomie vis-à-vis du conflit, de recul sur les événements qui ouvrent la voie vers la création de liens futurs. Certains textes rejouent aussi la farce burlesque ou grotesque, en référence à Rabelais, mais aussi à Alfred Jarry et à son personnage Ubu, source matricielle des dictateurs à gidouille.

7Enfin, Françoise Heulot-Petit consacre une analyse à ce qu’elle nomme l’objet preuve, c’est-à-dire des objets réels, opératifs immédiatement comme la kalachnikov, ou transitionnels, tels la chemise du déporté chez Jean-Pierre Cannet2, la peau d’images chez Daniel Danis3, les cailloux chez Philippe Dorin4, métaphores et symboles du conflit, qui agissent en objets partiels permettant de figurer de manière distancée ou poétique, l’horreur de la guerre et de métaphoriser le récit.

La dramaturgie de l’intermittence à l’épreuve des textes dramatiques

8Les études des œuvres dramatiques constituent les deuxième et troisième parties de l’ouvrage. L’exploration de cette dramaturgie de l’intermittence est pensée par l’autrice à partir de la typologie des enfants inventoriée dans la première partie Elle prend sa source au sein de la guerre concrète avec des enfants soldats jusqu’aux figures beckettiennes des conflits symboliques ou métaphysiques.

9L’enfant soldat Elikia, une jeune fille âgée de 13 ans dans le texte de Suzanne Lebeau Le bruit des os qui craquent5 est traumatisée par la guerre. L’infirmière, qui témoigne devant une commission, crée la distance nécessaire permettant la mise en place d’une résilience. L’hybridation narrative (alternance de parole et de récit, lecture du journal de l’héroïne et témoignage) offre les modalités d’une distanciation de la fable, même si le texte conserve sa puissance de violence.

10Les dramaturgies narratives ou dialoguées offrent d’autres représentations de la guerre. Dans Monsieur Fugue ou le mal de terre6 de Liliane Atlan, le personnage éponyme inspiré de Janusz Korczak, le soldat Grol, devenu Monsieur Fugue en choisissant le parti des enfants, les conduit à Bourg-Pourri et les entraîne au fil d’une série d’échappées oniriques dans le futur d’une vie rêvée. Ces bulles de merveilleux co-existent avec la terreur palpable de ce voyage vers le non lieu de Bourg-Pourri où ils seront exterminés. La discontinuité surgit de ces bulles temporelles qui tentent de déjouer le réel.

11Nathalie Papin dans L’Appel du pont7, une pièce relatant l’histoire vraie de deux jeunes amoureux séparés par la guerre de Yougoslavie, construit deux monologues dont le pont est à la fois le lien et le témoin, passerelle tendue vers l’Autre aimé et rendu ennemi par le conflit. Françoise Heulot-Petit montre que la discontinuité et l’intermittence sont figurées par l’espace antithétique du pont qui tisse et détisse continûment l’amour à cause de la guerre.

12Jean-Pierre Cannet dans La Petite Danube choisit la forme du théâtre-récit monodramatique. L’héroïne Anna a grandi à côté d’un camp de déportation et sa mémoire revisite le passage des trains, fait rejaillir déportations et les déportés en tenue rayée. Les réminiscences sont portés par une langue poétique qui met à distance l’horreur dans le cadre d’une maison refuge devenue espace mental. Les intermittences de la mémoire et de l’imaginaire sont sollicitées par la chemise rayée d’un déporté, métonymie de tous les autres, offrant une relation transitionnelle à l’horreur et un support théâtral de la remémoration et de la présence absente.

13Le modèle du conte constitue une autre modalité narrative intermittente pour traiter de la guerre. Christophe Pellet dans Qui a peur du loup ?8 met en scène un enfant qui, dans l’après-guerre, échappe à la solitude en voyageant en skate, ‑ cette glisse lui promettant des voyages vers l’ailleurs fabuleux ‑, puis en se transformant en loup. Ce personnage caractéristique et fascinant du conte offre momentanément un avenir et une résilience à Dimitri malgré sa fin tragique : celui-ci est tué par son père qui croit tuer un loup. Le Pont de pierres et la peau d’images de Daniel Danis se déploie comme un conte initiatique dans lequel un chœur d’enfants fuit le terrain des opérations pour trouver un ailleurs où mieux vivre. Le récit du chœur évite tout pathétique grâce à une puissance poétique quasi chamanique revendiquée par l’auteur qui crée ses pièces à partir d’une transe originelle où les personnages lui apparaissent comme des visions. Les enfants en fuite traversent des territoires, protégés par cette peau d’images, objet transitionnel du souvenir, et s’unissent pour marcher vers un espace où refaire le monde. Le lecteur ne sait pas in fine si leur quête atemporelle trouve une réponse ou s’ils continuent dans la mort à chercher la paix, le texte ménageant les possibilités virtuelles d’une prosopopée. La musicalité de cette pièce fait écho à Yolétam gué9, de Nathalie Papin. Le chant répété rappelle l’héritage commun, y compris dans la division des missions que se donnent les enfants, renforce le courage et favorise le retour chez soi. La mélodie scande d’une manière discontinue un lien continu entre les protagonistes. Cet aspect initiatique du théâtre est également présent dans Iq et Ox10 et dans Petit chaperon Uf11 de Jean-Claude Grumberg. Dans cette dernière pièce, le dramaturge utilise le personnage du Chaperon rouge et son histoire pour mettre en scène la persécution des Juifs et leur déportation. Dans la première pièce, inspirée de la Bible, les enfants en fuite quittent des territoires en pleine guerre de religion. Ils traversent des épreuves et croisent des personnages merveilleux qui vont leur enseigner l’amour. Revenus chez eux, ils rapporteront des leçons de paix.

14Enfin, la démonstration de Françoise Heulot-Petit est éclairée par trois textes dramatiques qui élèvent la dramaturgie au rang d’une histoire métaphysique. Dans En attendant le Petit Poucet, Philippe Dorin fait voyager deux personnages abandonnés et exilés vers un ailleurs. Au cours de leur exil, ces derniers renaissent en héros puisque le terme de leur voyage est la page blanche d’un écrivain. Le Pays de Rien12 de Nathalie Papin place la fille du roi au cœur d’une terre désolée. Grâce à l’aide d’un jeune homme, elle ouvre le pays aux enfants exilés qui cherchent un lieu où vivre leurs rêves. Cette pièce, qui peut être lue comme une réponse au désespoir, prend un sens politique selon Françoise Heulot-Petit, à l’instar de Frigomonde13 de Karin Serres, mettant en scène des tribus vivant sur une terre de glace qui fond et rétrécit. La jubilation des mots au milieu du désastre permet de réparer le monde.

*

15Ainsi, sous des formes dramaturgiques différentes se dessine cette dramaturgie de l’intermittence qui offre la possibilité de parler aux enfants de la guerre sans les désespérer, voire même de provoquer une résilience dans la durée. Les enfants protagonistes gardent leur liberté de penser, luttent, proposent une autre société. Il faut y croire, même si ce projet peut confiner à l’idéalisme, souligne Françoise Heulot-Petit. Que ce soit par l’épure, la stylisation, la métaphore, les dramaturges cherchent la manière sensible de poétiser le monde, sans être dupes mais avec vigueur. Cette vigueur qui participe de la résilience. Sauver le monde par les mots, une quête plurielle, sensible, inlassablement recommencée sous peine de désespérer l’enfance.