Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Sylvie Crinquand

L’écrivain comme personnage : la correspondance de Céline

Sonia Anton, Céline épistolier. Ecriture épistolaire et écriture littéraire. Paris : Kimé, 2006.Céline, Épistolaire

1A priori, l’on peut se demander pourquoi lire la correspondance d’un écrivain aussi controversé que Céline, s’il ne s’agit, pour les inconditionnels du romancier, d’y chercher  excuses et circonstances atténuantes, dans un effort pour réhabiliter l’homme privé. Sonia Anton propose ici un parti pris inverse, celui de lire ces lettres exclusivement pour leur littérarité, pour les liens qu’elles tissent avec l’œuvre, dans l’espoir de mieux définir le processus de création, par l’analyse du rôle joué par l’écriture épistolaire. Son corpus inclut donc toutes les lettres publiées, et elle précise à plusieurs reprises que son propos n’est pas de traiter du fond, qu’elle juge « révoltant et scandaleux », ni de chercher à le justifier, mais que ce sont les points de convergence entre la correspondance et l’œuvre qui lui importent. Pour reprendre le sous-titre du livre, c’est l’écriture qui est ici analysée, à travers de nombreuses mises en regard des lettres et des romans.

2Et pourtant, l’entreprise semble d’emblée relever de la gageure puisque Sonia Anton  précise dès la page 52 que les lettres de Céline sont « très majoritairement fonctionnelles, utilitaires… » Elle signale plus loin que Céline répugnait à développer des sujets littéraires avec ses correspondants, à de rares exceptions. L’on peut alors se demander dans quelle mesure l’étude de lettres purement « utilitaires » peut offrir un éclairage sur une œuvre littéraire. Mais le repérage méthodique des faits de style préférés de l’auteur permet néanmoins de mettre en lumière certaines tendances, de manière convaincante. Le livre de Sonia Anton s’ingénie en effet à traquer les phénomènes stylistiques et rhétoriques, puis à les répertorier de manière systématique, en notant tout aussi systématiquement les convergences et les divergences entre correspondance et romans. L’on verra que ce qui fait la qualité de cet ouvrage, ce souci d’exhaustivité, de confrontation méthodique entre lettre et roman, en constitue également la principale limite : de très nombreux exemples, beaucoup d’observations, peut-être trop peu d’interprétations.

3La première partie consiste en une présentation générale de la correspondance de Céline, avec une proposition de classification des lettres selon l’époque de leur composition puis selon le type de lettres. Les différentes catégories de destinataires sont ainsi passées en revue, avant quelques pages consacrées à la fonction des lettres et au travail de réécriture visible dans certaines d’entre elles. A cet égard, la distinction entre lettres privées et lettres publiées s’avère, de manière assez prévisible, significative : bien que peu de brouillons de lettres aient été conservés, ceux qui existent concernent essentiellement des lettres destinées à la publication, et parmi les champs où l’épistolier se livre à des remaniements l’on trouve « les recherches lexicales portant sur des termes injurieux » !  

4Cette typologie a le grand mérite d’offrir au lecteur un portrait détaillé de la correspondance publiée de Céline telle qu’elle se présente à l’heure actuelle. En outre, elle tente de prendre en compte des différences structurelles entre lettres privées – l’intime n’a guère de place chez Céline épistolier, hormis lorsqu’il s’adresse à des femmes – et lettres destinées à la publication, qui visent un public plus large et recherchent souvent l’outrance et la provocation. Dans ce cas, l’acte épistolaire se voit quelque peu perverti dans la mesure où la notion d’échange disparaît. D’ailleurs, le statut du destinataire apparaît toujours problématique chez Céline, sauf pendant l’exil où ses correspondants lui sont devenus nécessaires. Avant l’exil, force est de constater que la correspondance de Céline semble manquer d’attrait : outre le caractère utilitaire, ou au contraire injurieux des lettres, l’épistolier se soucie peu de ses destinataires ; ainsi Sonia Anton note que même lorsqu’il pose des questions, elles demeurent rhétoriques, et que le procédé dialogique qu’est traditionnellement l’interrogation se voit ainsi dénaturé. Elle mentionne par ailleurs une tendance à l’auto-apitoiement, qui vient renforcer le peu d’intérêt manifesté pour le destinataire : tout occupé à se lamenter sur lui-même, l’épistolier ne fait que peu de cas de l’autre, sauf lorsque celui-ci représente le lien devenu vital avec ce qu’il a perdu.

5Après cette présentation générale, l’ouvrage se poursuit avec deux grandes parties consacrées pour la première au style et à la rhétorique des lettres, et pour la seconde aux positionnements du locuteur. Il s’agit dans les deux cas de confronter les lettres avec l’œuvre afin de comparer les deux modes d’écriture, et, comme l’annonçait le sous-titre, de réfléchir aux liens qui unissent écritures épistolaire et littéraire chez Céline.

6Les deux parties fonctionnent de la même manière, et l’on peut regretter que la préférence ait été donnée clairement, dans les deux cas, à l’énumération. Énumération revendiquée par Sonia Anton, ainsi p. 132, « Notre propos est d’énumérer les procédés communs aux lettres et aux pamphlets ». Objectif atteint par les nombreuses listes, de types d’ellipses, de métaphores, de procédés stylistiques de tous ordres.

7Ainsi la partie consacrée à « Style et rhétorique » fait parfois l’effet d’un catalogue de procédés, cités les uns après les autres : les exemples se succèdent en rafale, parfois sans commentaire, souvent sans analyse. Cette démarche permet de donner une foule d’exemples, surtout dans la mesure où elle privilégie l’exhaustivité, mais le phénomène d’accumulation nuit souvent à l’argumentation, malgré les titres de sous-chapitres, qui proposent, quant à eux, des pistes susceptibles de conduire à une interprétation.

8Plusieurs aspects centraux de l’écriture célinienne sont toutefois abordés dans ces pages, notamment l’oralité du style, dont Sonia Anton montre qu’elle est surtout à l’œuvre dans les lettres d’exil, mais dont elle repère également des manifestations dans la correspondance. Et l’analyse de la rhétorique argumentative soulève des interrogations stimulantes, notamment sur la manière dont Céline adapte la lettre pour lui faire prendre une tonalité pamphlétaire. Parmi les occurrences retenues, de nombreux exemples ouvrent des pistes de recherches, sur le rapport entre lettre et œuvre, sur la part jouée par le destinataire, sur les modalités de la prise de distance dans l’écriture. Elles restent malheureusement à l’état de pistes, esquissées à partir des exemples concrets, mais jamais véritablement explorées.

9Enfin, la troisième partie, consacrée aux positionnements du locuteur, aborde le ton des lettres, et donne davantage à voir l’épistolier comme différent du romancier, voire opposé à lui parfois. Après avoir évoqué les modalités de la plainte et de l’agression, Sonia Anton propose un chapitre qui présente l’épistolier comme écrivain : toutes les interactions entre la lettre et l’œuvre sont ici abordées, avec la même méthode que dans les premiers chapitres, et un portrait de l’artiste dans ses lettres se dessine de manière convaincante. En effet, le choix des rubriques analysées conduit ici à une approche plus synthétique, qui de fait met en lumière certaines facettes du personnage et de l’écrivain, et propose une présentation de l’écrivain comme personnage. La contradiction y est largement mise en valeur, entre des romans dialogiques et des lettres « à sens unique », en quelque sorte, comme si Céline n’avait pu envisager l’échange que dans une écriture où il pouvait se dissimuler derrière le masque de son narrateur.

10Ainsi, malgré les réserves émises plus haut, cet ouvrage ouvre des pistes stimulantes. Le rôle de la souffrance liée à l’exil dans la modification d’un style, celui de l’interaction entre création littéraire et écriture épistolaire. Le statut de la correspondance, tour à tour méprisée, ou tenue à distance de l’intime, puis soudain investie d’un rôle vital. Enfin le positionnement d’un écrivain atypique dans un siècle troublé. Comme le souhaite Sonia Anton dans sa conclusion, son livre ouvre ainsi la voie à d’autres lectures des lettres de Céline.