Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Gauthier Grüber

Persistance du domaine médiéval au siècle de Louis XIV

Sébastien Douchet, Une réception du Moyen Âge au XVIIe siècle. Lectures et usages des textes médiévaux par les Gallaup de Chasteuil (1575‑1719), Paris : Honoré Champion, coll. « Mémoires du Moyen Âge », 2022, 762 p., EAN : 9782745356918.

1Le titre pourrait être provocateur : de quelle réception du Moyen Âge au xviie siècle peut‑il être question ? À l’exception de La Lecture des vieux romans de Jean Chapelain1, où trouver trace d’un quelconque intérêt pour les textes médiévaux entre la fin de la Renaissance et les Lumières ? C’est précisément cette idée de « zone blanche » du Classicisme que l’essai de Sébastien Douchet vient battre en brèche. Les travaux récents de Marine Roussillon2 ou Delphine Denis3 avaient déjà montré que le mouvement galant, à la même période, s’employait à jouer avec la référence médiévale (en créant, par exemple, des ordres fictifs de chevalerie). S. Douchet va ici plus loin en abordant l’épineuse question des sources — et plus précisément des sources manuscrites. On considère, en effet, que l’accès direct aux textes médiévaux ne saurait être que le fait de quelques rares savants et que la connaissance du Moyen Âge ne saurait être qu’indirecte. Or, la découverte, il y a une dizaine d’années, d’un « important gisement de manuscrits médiévaux portant les traces de l’intense travail de lecture et de réflexion d’un homme du xviie siècle » (p. 18‑19) à la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ouvre un nouveau chapitre dans l’étude de la réception du Moyen Âge, ou plutôt d’« une réception », celle de la famille Gallaup de Chasteuil. Ainsi, « le présent ouvrage […] voudrait rendre [à cette famille] la place, certes modeste, mais réelle, qu’elle a occupée dans l’histoire intellectuelle et culturelle de son temps, dans les années 1670‑1710 » (p. 9). S. Douchet se montre ici, lui‑même, bien modeste : bien plus qu’un récit dynastique (passionnant s’il en est), son essai lève le voile sur la circulation ininterrompue des textes médiévaux et rappelle qu’au xviie siècle la querelle des Anciens et des Modernes ne saurait se penser sans référence à un « long » Moyen Âge.

Un ancrage provençal

2Il est probable que le nom des Gallaup de Chasteuil serait resté dans un relatif anonymat sans la découverte du surprenant manuscrit 405 de Carpentras. S. Douchet répare donc les oublis du temps et consacre une première partie de son ouvrage (« Le crépuscule d’Apollon et le soleil des troubadours ») à cette étonnante famille ancrée dans la Provence. Tout commence avec Louis Gallaup de Chasteuil, poète et historien du xvie siècle, dont la renommée était semblable à celle de Malherbe. S. Douchet insiste sur le rôle politique important de ce personnage, notamment au service des rois de France dont il dressa un vibrant panégyrique après la reprise de Marseille. Son fils, Jean Gallaup, ne fera d’ailleurs pas autre chose quelques décennies plus tard dans son Discours sur les Arcs qui « s’appuie sur l’idée topique que la gloire et la mémoire du souverain sont rendus éternelles par la plume et le papier » (p. 59) ; autrement dit, que la « mémoire des souverains a été conservée ou restaurée par le patient travail d’érudits et de lettrés ». Au‑delà de ce classique plaidoyer pro domo, ce qui transparaît dans le texte de Jean Gallaup c’est un intérêt tout particulier pour la Provence médiévale. Se dessine ici le caractère original de la pensée familiale, qui fait du provençal la véritable langue d’origine des Français et qui ne voit pas dans le Moyen Âge des temps barbares et obscurs.

3Le deuxième chapitre (« Extension du domaine du Moyen Âge ») revient longuement sur cette réception à rebours du Moyen Âge, notamment à travers l’étude de l’importante bibliothèque familiale, et de celui qui l’a, certainement, le plus fréquentée, Hubert Gallaup, petit‑fils de Louis Gallaup. Riche de plus de 1600 ouvrages (ce qui en fait une bibliothèque considérable pour l’époque), la Bibliothèque Gallaup compte surtout 18 manuscrits sur vélin et 100 textes médiévaux, incunables ou imprimés. Les annotations portées sur les manuscrits montrent qu’Hubert Gallaup n’était pas un simple antiquaire, mais qu’il comprenait, avec beaucoup de finesse, la langue médiévale. Plus encore, fort de sa fréquentation des textes médiévaux, et percevant les manquements dans les travaux des pionniers de l’histoire littéraire française (et notamment Claude Fauchet), Hubert Gallaup a établi un vaste répertoire chronologique qui mettait en lumière les oubliés des bibliothèques, et en particulier les poètes provençaux. Surtout, Hubert Gallaup témoigne d’une véritable réception vivante des textes médiévaux. Sensible aux différents topos qu’il annote au fil de ses lectures, il souligne la valeur d’actualité de ceux‑ci : ainsi le thème du « songe mensonge » dans Beuves de Hantone, qui n’est pas sans résonner en cette période baroque. S. Douchet analyse ici finement un autre procédé lourd de sens, celui de la copie (celle de la Farce de Maître Pathelin par exemple) : « copier, ce n’est pas simplement un geste à visée conservatoire et patrimoniale. C’est également produire, par le choix du texte et sa résonnance avec le contexte […] une signification qui articule passé et présent de façon complexe » (p. 142).

Recomposer pour se consoler

4Ce sont dans les manuscrits composites que cette démarche de « reviviscence moderne de la parole médiévale » (p. 159) atteint son paroxysme. S. Douchet, dans le troisième chapitre de son essai (« ciseaux, papier… Jeux avec la matière médiévale »), revient sur les dix recueils formés par assemblages qui ont pu être retrouvés et authentifiés, « méticuleuses recompositions éditoriales de textes et d’images du xiiie et xviie siècle, matériellement réagencés selon une intention et une logique précises » (p. 148). Le manuscrit 405, déjà cité, est ici analysé sous toutes ses « coutures », et elles sont nombreuses entre l’adjonction d’une chanson de geste (Beuves de Hantone) et une traduction en ancien français de la Consolatio Philosophiae, des gravures du xviie siècle et des enluminures du xive siècle, des textes sur manuscrit et des tables de matières sur papier… La présence d’un important appareil péritextuel démontre d’ailleurs la volonté d’Hubert Gallaup de donner à lire ces textes, dans une recomposition qui dépasse de loin le simple « loisir mondain » (p. 180).

5C’est peut‑être le chapitre le plus intéressant de cette belle étude (« Adversante Fortuna, la littérature des pères comme consolation ») : S. Douchet revient en effet sur les « lieux du crime » originel (l’essai commence d’ailleurs de manière très pertinente comme un roman policier) qui ont conduit Hubert Gallaup à l’exil à compter de 1659. Privé de manière injuste de ses titres et de ses charges, c’est dans ses recompositions livresques que l’ancien avocat va trouver de la consolation. Le parcours de Beuves de Hantone, victime de la félonie, fait ainsi très clairement écho à la propre situation du remanieur et surtout « fait espérer le beau temps après la pluie » (p. 206) en lui apprenant à résister, comme le sage de la Consolatio Philosophiae…

Lumières sur les troubadours avant les Lumières

6Avec le chapitre 5 (« Aqui son escrich… éditer les troubadours à la fin du xviie siècle »), apparaît une nouvelle figure familiale en la personne de Pierre Gallaup. C’est en effet avec son jeune frère qu’Hubert va mener le premier projet d’une édition des troubadours, qui ne verra finalement jamais le jour. Cette entreprise, unique au xviie siècle, apporte une preuve supplémentaire, s’il en fallait, de la circulation des textes médiévaux au siècle de Louis xiv (et on suit avec grand intérêt les pérégrinations du travail des Gallaup). S. Douchet réévalue ici le Chansonnier Gallaup qu’on a longtemps considéré comme une simple transmission diplomatique d’un véritable manuscrit. En réalité, le chansonnier est « nouveau, moderne et unique par son contenu et sa facture. C’est même une édition manuscrite qui présente, en dépit de son inachèvement, tous les signes d’un ouvrage destiné à un imprimeur » (p. 243). On appréciera au passage la finesse des analyses proposées par S. Douchet dans sa comparaison entre l’« anthologie méticuleusement élaborée » (p. 260) et ses sources.

7Au‑delà de la prouesse éditoriale, quelle réflexion met en place le recueil des frères Gallaup ? S. Douchet rappelle ici qu’Hubert Gallaup a consacré une « bonne part de son activité à retracer dans la poésie médiévale le rôle que jouèrent l’amour et les femmes dans la représentation d’une harmonie personnelle et sociale » (p. 280). Fin connaisseur de la querelle médiévale des femmes, l’ancien avocat ranime le débat en se mettant du côté de la gent féminine. La composition du manuscrit 408, véritable centon féministe, en témoigne, lorsqu’elle rappelle que « droit des hommes et droit des femmes ne sauraient être différents en vertu d’un principe onthéologique : la nature féminine est égale en honneur et dignité à celle de l’homme depuis la création d’Ève » (p. 296). Or, pour aboutir à cette idée somme toute moderne, Hubert passe par l’intermédiaire des textes médiévaux, et notamment cette Provence idéalisée que Pierre Gallaup mettra lui aussi en valeur dans un Discours sur les arcs. C’est ce dernier texte qui permettra, après l’échec de l’anthologie familiale, la circulation effective dans la sphère savante de la poésie des troubadours.

Postérité

8Le Discours sur les arcs de Pierre Gallaup eut un certain succès, quoique l’accueil en Provence semble avoir été paradoxalement mitigé. C’est sur la réception de ce livre que s’ouvre le dernier chapitre de l’essai (« L’héritage des Gallaup de Chasteuil à l’aube du xviiie siècle ») et plus particulièrement sur les critiques acerbes de Joseph de Haitze (qui aurait, à l’occasion, inventé le mot « troubadouresque », pour qualifier les romanesques troubadours de son adversaire). Pour le savant provençal, le discours de Pierre Gallaup, dans lequel des ecclésiastiques participent aux cours d’amour, est immoral et dissimule la réalité « d’un Moyen Âge vautré dans le stupre, et que l’Église a tiré de ses turpitudes », comme le résume bien S. Douchet (p. 348). Mais la fortune des textes de Pierre Gallaup, et plus encore de la fratrie, dépasse cette réception polémique ; S. Douchet, dans une brillante lecture en regard des textes de Marie‑Jeanne L’Héritier de Villandon (et notamment sa Tour ténébreuse, 1706) montre que la femme de lettres n’a pu s’inspirer, pour les poèmes qu’elle cite d’un prétendu chansonnier, que de la création des frères Gallaup.

***

9Nous ne saurions conclure sans remercier Sébastien Douchet pour les quelque 250 pages de documents annexes (chronologie de la famille Gallaup de Chasteuil, description de la bibliothèque et des manuscrits, textes et correspondances des auteurs, …) qui, l’essai fini, donnent au lecteur le plaisir de prolonger cette belle rencontre. Lorsqu’Hubert Gallaup se donnait pour mission, en plein xviie siècle, de retirer les « vieux romanciers […] de la poussière de ces grandes bibliothèques ou il estoient depuis si long temps ensevelis » (p. 98), il ne pouvait se douter que son beau geste serait reproduit au xxie siècle pour sa propre œuvre. Au‑delà de cette consolation posthume, et en plus d’être un modèle d’érudition savamment agencée, l’essai de Sébastien Douchet apporte à la recherche un nouveau champ d’étude qu’on souhaite fertile : celui de la lecture des manuscrits médiévaux après la Renaissance, quand bien même cette lecture pourrait paraître marginale. Si des trouvailles telles que celle de la bibliothèque Gallaup ne sont pas monnaie courante, elles doivent nous inviter à la prudence dans nos jugements littéraires ; rien de plus naturel, finalement, qu’une réception du Moyen Âge au xviie siècle…