Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Justine Dockx

Pour une nouvelle anthologie des femmes-troubadours en Occitanie médiévale

Frédérique Le Nan, Poétesses et escrivaines en Occitanie médiévale. La trace, la voix, le genre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2021, 272 p., ISBN : 978‑2‑7535‑8037‑4.

1Frédérique Le Nan propose dans cet ouvrage de compléter un discours fragmentaire sur les autrices du Moyen Âge. Après un large panorama des études consacrées au sujet, elle se propose de synthétiser les recherches au regard de la tradition manuscrite et iconographique, de « capter cette présence si peu sensible que le temps a charriée en pointillé » (p. 10). Il s’agit aussi de mettre en avant la tension entre des écrits féminins dans une « industrie » typiquement masculine. La question du genre se veut déterminante et source de réflexions, Frédérique Le Nan ne se privant pas d’employer les termes « autrice » et « escripvaine »1 d’ailleurs respectivement en usage dès le xive et le xvie siècles.

Voix de femmes

2Une entrée en matière portant sur les attestations du nom trobairitz en usage dès le xixe siècle, mais complètement absent de la période médiévale, souligne que la femme en tant qu’autrice n’est finalement envisagée qu’après l’édition du Roman de Flamenca en 1865 par Pierre Meyer. Pour autant, F. Le Nan mène un état des lieux précis et fourni des vingt manuscrits retenus2. Descriptions des codices et citations choisies mentionnant la présence de l’autrice se succèdent. Certains noms reviennent ; le lecteur se familiarise alors avec eux. Soulignons ici l’intérêt exceptionnel de deux documents : les soixante‑et‑un feuillets du manuscrit H (fin xive siècle ?) dont l’iconographie particulièrement riche ne représente que des poétesses, et dont les mentions textuelles explicites abondent ; le chansonnier de la fin du xiiie siècle issu du manuscrit W comptant 217 feuillets qui contient « l’unique trace mélodique d’un poème attribué à une femme » (p. 33). F. Le Nan complète ce panorama en détaillant le rôle des scribes dans ces manuscrits : certaines marginalia constituent en effet de précieux témoignages. Une lettrine historiée, par exemple, peut révéler le portrait d’une autrice.

3L’étude de cette production littéraire en Occitanie sous‑tend l’émulation qui semble régner sans distinction de sexe. Le mécénat y est masculin et féminin3, les échanges entre troubadours et trobairitz sont coutumiers, un véritable réseau se dessine. De plus, les femmes ne sont pas présentées de manière singulière dans les manuscrits, leur traitement n’y étant pas expressément distingué de celui des hommes. L’échange et la coopération règnent avant tout.

4Il convient donc de noter que la présence des trobairitz se veut discrète, peut‑être même l’est‑elle devenue de plus en plus au fil du temps. Aussi, F. Le Nan analyse les miniatures remarquables du manuscrit H, véritable mine d’or, le seul mentionnant certaines écrivaines telles que Na Tibors de Sarenom, Iseut de Capion, Almucs de Castelnou et Marie de Ventadour. Des strophes mais aussi des miniatures les montrant au travail sont reproduites. Ces enluminures sont remarquables par les choix opérés : femme seule dans la lumière, posture habituellement réservée aux hommes, position de lecture et/ou de déclamation. F. Le Nan avance que « nous assistons à la naissance des poétesses dans la conscience de ceux qui en ont fait le recueil » (p. 47). Ce manuscrit détérioré et lacunaire laisse d’ailleurs penser qu’elles étaient à l’origine plus nombreuses.

5Ensuite, la comparaison proposée avec les miniatures d’autres manuscrits souligne les similitudes, les conventions suivies pour leur représentation, le plus souvent marquée par la richesse matérielle, mais sans individualiser véritablement les poétesses. La présence d’un bâton fleurdelisé interroge : pouvoir de Dieu ? insigne de noblesse ? symbole printanier et de renouveau ? Toutefois, ce qui surprend avant tout, c’est le pouvoir octroyé à la parole des femmes à travers cette iconographie : il semble alors que l’Occitanie médiévale et l’Italie aient fait acte d’originalité, preuve visible s’il en est d’une certaine liberté.

6Parcourant enfin l’unique manuscrit musical, F. Le Nan s’intéresse au son, et prouve que la poésie lyrique d’Occitanie était prononcée à voix haute, sinon chantée, comme le laissent penser les miniatures et le texte même.

Signes distinctifs

7Les « enseignes » représentent une mine d’informations précieuses : les rubriques, les gloses et les vidas, en introduisant les textes des écrivaines occitanes, constituent des témoignages essentiels de « traces d’autorialité au féminin » (p. 78). F. Le Nan étudie la variété de ces « enseignes », listant les renseignements impondérables tels le nom de l’autrice ou une périphrase la désignant, sa situation géographique en Occitanie médiévale, et d’autres plus rares comme la situation sociale et affective. La vida est ainsi variablement fournie et sa présence n’est pas systématique dans les manuscrits. Toutefois, elle s’articule selon un canevas, avec justesse et précision. La mention du mécénat, le cas échéant, présente un intérêt double en ce sens où elle prouve que l’écrivaine peut également être une ambassadrice littéraire et culturelle. Dans la mesure où la femme a plus de droits en Occitanie qu’au Nord, son influence est plus sensible et elle a pu favoriser la multiplication de la copie. Aliénor d’Aquitaine mécène de Philippe de Thaon et de Wace, Marie de Champagne de Chrétien de Troyes, Marie de Ponthieu de Gerbert de Montreuil, Jeanne de Flandres de Manessier sont les exemples retenus. Leur influence est d’ailleurs telle que F. Le Nan montre comment les écrivaines ont pu participer au développement générique de la tenso et de la canso. Aussi, les indices d’une instruction développée sont présentés. Certes, nous en savons bien plus sur les pratiques du Nord, et la culture de Marie de France largement soulignée en est un exemple, mais il est attesté que les trobairitz avaient accès aux bibliothèques et possédaient des ouvrages, le plus souvent en langue vulgaire4. Certaines femmes entraient d’ailleurs dans les ordres dans le but d’acquérir une certaine indépendance et un accès à l’instruction.

Écritures au féminin

8F. Le Nan, soucieuse de laisser le lecteur côtoyer au plus près les trobairitz, poursuit sa démarche par des analyses littéraires d’extraits choisis : ainsi, certains poèmes d’Azalais de Porcairagues, Na Castelloza, Comtesse de Die, Marie de Ventadour et Clara d’Anduze (pour laquelle les preuves de l’existence même sont minces) sont offerts à la lecture et à l’interprétation. Si la tentation d’une poésie courtoise en miroir est forte, il s’avère que les extraits sont de véritables écritures au féminin, loin d’être de pâles imitations. La plainte amoureuse est puissante, le « je » affirmé et la parole injonctive. Les poétesses font ainsi preuve d’exigence, d’audace et savent dépasser les convenances. F. Le Nan pousse davantage son propos en s’intéressant aux jeux auctoriaux de femmes à femmes. La littérature en langue d’oc a pu pimenter la critique, laquelle a voulu lire des textes lesbiens. Aussi, au regard des écrits de Clara d’Anduze, de Na Bieiris de Romans (un bref poème en particulier adressé à « Na Maria »), de N’Azalais d’Altier (dont la particularité réside dans le fait que ce nom soit uniquement présent dans un seul poème) et de Na Tibors de Sarenom (une seule strophe d’une cobla préservée), F. Le Nan reprend les nombreux débats pour en proposer une approche synthétique. Finalement, les analyses menées rappellent toutes à quel point l’ancien français offrait des subtilités sémantiques qui ont échappé à notre langue moderne.

État de la critique

9Les derniers chapitres sont consacrés à la postérité de ces écrits au féminin de la langue d’oc. En effet, pour des raisons politiques et religieuses, la culture des troubadours s’est rapidement éteinte dès le xiiie siècle. Ce sont les érudits leur ayant prêté attention en premier qui sont référencés et étudiés. Il faut attendre la Renaissance et la somme réunie par Jehan de Nostredame pour lire la première anthologie d’histoire littéraire médiévale. Celui‑ci devient alors la source de nombreux continuateurs : Mme de Sévigné cite quelques poétesses et se met à la recherche — aidée de sa fille — d’un fait divers croustillant révélant la supposée liaison entre la Comtesse de Die et le poète Adhémar. À la même époque, les vingt‑trois iconographies du manuscrit de Béziers révèlent en particulier trois gravures de poétesses dans des représentations dégradées. La misogynie est flagrante et il s’agit là de caricatures de femmes légères. Au xviiie siècle, Jean‑Baptiste de la Curne de Sainte‑Palaye écrit une Histoire littéraire des troubadours : cette anthologie se trouve presque complète dans son référencement des trobairitz, mais la vision reste globalement péjorative. Enfin, ce sont les philologues romanistes du xixe siècle qui offriront la somme la plus complète et s’affranchiront peu à peu de la vision moralisante, présentant la littérature féminine sous un jour meilleur.

10La critique universitaire moderne peut alors prendre le pas et O. Schultz est le premier à proposer le terme de trobairitz lorsqu’il publie son édition allemande des œuvres de poétesses occitanes. La première moitié du xxe siècle — à l’image de certaines critiques antérieures — ne manque pas de décrédibiliser l’importance de la femme‑troubadour, voire même de la mépriser. Il faudra attendre les années 1950 pour noter la multiplication et la spécialisation des ouvrages, qui finissent par se compléter pour offrir un panorama très représentatif. L’étude de l’iconographie s’y fait également une place. L’intérêt international est alors décisif : les Women’s studies, les publications en Italie et en Allemagne signalent l’essor des recherches et permettent un nouvel élan en France. F. Le Nan, dans un geste critique, recense les différents ouvrages et articles portant sur le sujet.

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11Il convenait pour Frédérique Le Nan de rétablir un manque : le pari est réussi avec cette anthologie soigneusement documentée, fouillée et interprétée des dix‑sept poétesses en langue d’oc, des xiie et xiiie siècles. Certains noms sont exhumés afin de ne plus réduire les compositrices aux deux plus connues de notre patrimoine : Marie de France et Christine de Pizan. Désormais, le lecteur trouve un ouvrage synthétique qui a su savamment mettre au jour la richesse littéraire de la poésie féminine, même si — de l’aveu de Frédérique Le Nan — les ressources des écrits occitans restent encore à sonder.