Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Février 2023 (volume 24, numéro 2)
titre article
Daniel Lançon

Le Voyage en Europe (1892‑1893) du jeune érudit égyptien Ahmad Zakî : apprentissage des modernités & réflexions sur le passé andalou

Ahmad Zakî, Le Départ pour le Congrès. Lettres d’Europe (1892‑1893), introduction, traduction et notes de Randa Sabry, préface de Robert Solé, Paris, Sorbonne Université Presses, 2021, 290 p., EAN : 9791023106619.

1Après la publication du récit du voyage à l’Exposition Universelle de 1900 d’Ahmad Zakî1, la direction de l’excellent collectif Voyager d’Égypte vers l’Europe et inversement. Parcours croisés (1830‑1950)2 et plusieurs études consacrées à la même thématique, l’universitaire égyptienne Randa Sabry offre ici une remarquable édition critique du récit de voyage d’Ahmad Zakî, Le Départ pour le Congrès. Lettres d’Europe (1892‑1893)3. Cet ouvrage passionnant décentre le regard et aiguise la curiosité.

2Le préfacier, Robert Solé, explique à juste titre (p. 9‑10) qu’il était nécessaire de mettre en lumière le récit de ce jeune voyageur qui allait devenir « l’un des grands intellectuels arabes de son temps »4. La traductrice, Randa Sabry, présente dans sa substantielle « Introduction » (p. 11‑24) le renversement historiographique décisif qui consiste à éditer en français ce Voyage d’un Égyptien en Europe, qui plus est celui d’un lettré par ailleurs très bon écrivain et dont elle explicite le brillant parcours. Elle reconstitue en outre le contexte des modernités arabes auxquelles A. Zakî a activement participé, enfin commente, comme il se devait, le chapitre consacré à l’Andalousie musulmane.

3Le jeune Égyptien âgé de 25 ans raconte un voyage de six mois (14 août 1892‑14 février 1893), à travers l’Italie, la France, le Royaume‑Uni, l’Espagne (avec un excursus au Portugal), le tout sous la forme de seize « lettres ». A. Zakî n’est pas un touriste ni un écrivain5 mais un jeune savant philologue, traducteur, archiviste) en mission officielle au 9e Congrès des orientalistes qui se tient à Londres en septembre 18926, ce qui ne l’empêche nullement de faire partager ses émotions devant les « choses vues » et d’exprimer des sentiments que l’on pourrait qualifier de romantiques7. Alors qu’il s’enthousiasme pour Rome, ses musées, ses églises et ses jardins, il écrit par exemple : « Ici, j’arrête encore une fois ma plume malgré tous les sentiments qui bouillonnent en moi et qui la poussent à s’élancer dans ce courant tumultueux » (p. 53). Il joue de lyriques mises à distance : « Pff, assez ! oui j’en ai mille fois assez de toi, ô Paris, car ta description m’a exténué et la multitude de tes magnificences et de tes curiosités m’a entraîné, au risque de vous lasser, à force d’amplifications, bien que je n’aie servi au lecteur que quelques gouttes de ton océan […] » (p. 240). Les nombreuses adresses aux lecteurs, des effets de complicité humoristique, animent un récit dont l’une des originalités — rejoignant une pratique des récits de voyage européens d’avant la modernité — est l’appui sur de nombreuses citations poétiques du corpus classique arabe, judicieusement incorporées au récit personnel.

4Cherchant à partager des connaissances, ses longues lettres concernant Londres et les provinces environnantes (80 p.) ainsi que Paris (70 p.), autant de chapitres essentiels aux yeux de l’auteur, sont des sortes de Guides de visite, mini‑encyclopédies pour les voyageurs égyptiens futurs où l’on retrouve, pour Londres, les cabinets de lecture, les clubs, les Sociétés, les services publics de toute nature, les lieux de divertissement, etc. ; pour Paris, les musées, les palais, les bibliothèques, les édifices religieux, les sociétés philanthropiques, la Tour Eiffel, l’Imprimerie nationale, et toujours le sentiment de l’auteur sur les caractères nationaux des Anglais, des Gallois, des Parisiens. Il développe de même les caractéristiques des Espagnols (16e et dernière Lettre). Le tour de force de l’auteur est de rendre vivant et très personnel autant que précis ce parcours encyclopédique, à la manière des guides du premier XIXe siècle européen qui accueillaient encore l’expression de la subjectivité.

5A. Zakî choisit de ne pas embarrasser ses lecteurs avec les détails de ses communications spécialisées au Congrès de septembre, qu’il présenta, par ailleurs, en langue française (p. 91‑95)8. Pour autant, celle sur les anciens noms de lieux en arabe reparaît au fil de ses pérégrinations en Europe puisqu’il nous donne à chaque ville visitée le nom figurant dans les « vieux livres de géographie arabe » (p. 38) ainsi que celle sur les collections de manuscrits de la collection de Sulaymân Abazâ dans ses pages concernant la visite des manuscrits arabes de la collection d’un noble anglais (p. 96‑97), sans parler de ses recherches à la Bibliothèque Nationale de France et à la Bibliothèque Nationale de l’Escorial, entre autres. Il a une mission officielle : rapporter des manuscrits à son souverain (qui lui a fait confiance en l’envoyant, si jeune, représenter le pays dans un congrès d’orientalistes, « haute mission scientifique », p. 31).

6Ses notes de voyage sont d’emblée présentées comme le fruit d’un regard national : « Je regardais les choses de mes yeux d’Égyptien, ému par ce qui émeut les Égyptiens ; écrivant pour eux » (p. 26), une « action patriotique » en vue de « poursuivre l’essor de la renaissance nationale » (p. 30) tout en revendiquant, comme souvent dans les récits viatiques, l’« exactitude » de ses descriptions et l’exposition de « vérités scientifiques. » Son patriotisme s’exprime ainsi lorsqu’il remarque que Rome possède de nombreux obélisques « rapportés de notre pays, alors que notre capitale Le Caire n’en compte aucun » (p. 43). Le grand intérêt qu’il porte aux statues des hommes célèbres qui ornent les rues de Rome, de Londres ou de Paris, le pousse à un plaidoyer pro domo pour les « grands hommes d’Égypte et le peu de cas qu’on fait de leur mémoire » (p. 45) et il envie le patriotisme des habitants de Gênes (p. 69) comme celle des Anglais (p. 102‑104, 123‑124). Sa curiosité d’érudit est satisfaite au Père Lachaise où il découvre écrivains, hommes politiques, artistes, savants. Plusieurs digressions sur la nécessité de prendre modèle sur le patriotisme des nations européennes (p. 102‑104) : « le patriotisme des Anglais m’a entraîné à cette digression que je prie mes lecteurs d’excuser ; l’évocation de ce sujet m’emballe, moi, mes émotions, ma plume et ma pensée, malgré que j’en aie. Si seulement tout cela pouvait trouver un écho utile dans notre pays » (p. 104).

7De la même façon, voyageant en une fin du xixe siècle qui voit se multiplier les progrès des transports en Europe, il ne manque pas de parler des impressionnants tunnels à travers les Alpes, du confort des trains‑couchettes en France, du projet de tunnel sous la Manche, déjà ! (p. 89), de la lumière électrique de son hôtel londonien, le tout dans une visée instructive autant que comparative avec la nécessaire évolution de son pays.

8Le fait de voyager en tant qu’oriental conduit parfois à des incidents interculturels qu’A. Zakî relate avec humeur9, ainsi à l’entrée d’une église de Gênes lorsque des religieux veulent obliger le voyageur (accompagné d’un cheikh qui se rendait lui aussi au 9e Congrès des Orientalistes) à ôter son couvre‑chef (son tarbouche d’origine turque) alors qu’il est en costume européen : « Ce que je porte n’est pas un chapeau. Nous avons visité déjà plusieurs églises, dont la basilique Saint‑Pierre à Rome. Nous y avons été salués par leurs prêtres qui nous ont reçus avec bienveillance, nous ont parlé en arabe » (p. 64).

9Les femmes européennes sont une source de curiosité pour le jeune oriental qui exprime le lieu commun sur les « regards langoureux » des Napolitaines (p. 41). La comparaison avec les « belles et séduisantes jeunes femmes » de San Stefano à Alexandrie (d’Égypte) dit également la singularité de la présence féminine dans cette dernière ville très cosmopolite à son époque. Il aime à manier l’humour, ainsi en conclusion de sa 5e Lettre, à propos des « belles dames de Pise », « séduisantes, élancées, légères, gracieuses, vaporeuses, la taille bien prise, avec une gorge, des joues, des hanches, une chevelure, etc., etc. dont je laisse la description véridique aux poètes imaginatifs et maîtres en illusions » (p. 58‑59). Il ne pouvait pas manquer, à Paris, de s’exprimer sur la femme française, soutenant que « c’est elle qui commande et qui est obéie » (p. 83) même s’il se sent obligé d’adopter un discours conservateur sur la nécessité du voile dans son pays (ménageant son lectorat principalement musulman ?). En réalité, son long développement sur la condition féminine (p. 79‑87) est volontairement ambigu, laissant la possibilité de le lire au second degré !

10La seizième et dernière « Lettre » est passionnante à plus d’un titre. Par sa position finale — comme l’apothéose du voyage en Europe —, elle attire l’attention sur un objectif principal du voyageur : éprouver in situ l’émotion de la présence arabo‑musulmane certes à l’état de vestiges et de pieuses reliques (les manuscrits arabes qu’il espère bien découvrir dans les bibliothèques espagnoles10). Il est évident que le voyage en Andalousie, en particulier, avait alors pour les Arabes un attrait qu’il ne pouvait pas avoir pour les voyageurs européens11 même si certains d’entre eux, que l’on peut qualifier de « maurophiles »12, exprimèrent leurs regrets tout idéalistes pour l’ancienne civilisation et ce d’autant plus que la province espagnole était alors très pauvre et en proie à de fréquentes émeutes populaires. Les longs commentaires sur l’histoire de l’Espagne musulmane médiévale font parfois passer le récit de son voyage contemporain au second plan mais on comprend qu’en tant qu’Égyptien il ait été particulièrement touché et troublé de se retrouver sur les lieux même de l’ancien royaume.

11La lettre « De Grenade, lundi 5 rajab 1310 [23 janvier 1893] », rédigée alors qu’il est depuis deux mois en Espagne et qu’il s’apprête à repartir pour le sud de la France, commence par des « Lamentations sur al‑Andalus » : « le cœur oppressé, je me sentais chagrin et troublé. Une masse faite de regrets, de peine, de tristesse amère, m’assaillait lorsque je songeais à la gloire et à la puissance auxquelles était parvenu l’Islam au temps où ses oriflammes claquaient au vent sur la terre d’Espagne » (p. 246)13. Suivent des remarques sur le haut degré de civilisation, évoquant les savants, les étudiants, « les sentiments chevaleresques » (id.), puis des pages en appui sur les historiens arabes concernant « l’état d’avancement », la « pratiques des sciences » (p. 266‑268), tout ce qui fut développé jusqu’à nos jours, en Europe même, par les voyageurs mais également nombre d’historiens. À Séville, à Grenade encore plus, A. Zakî raconte avoir été constamment sollicité par sa mémoire des vers des grands poètes et intellectuels andalous qu’il ne cesse de citer, autant de passages sur la magnificence d’antan mais également la perte (« Les raisons de l’anéantissement de cet empire et la profonde leçon qu’il comporte », p. 268‑274). Des pages sont consacrées aux massacres commis par l’Inquisition après 1492 mais surtout à la tragique odyssée des Morisques entre 1609 et 1612, ces musulmans d’Espagne finalement chassés du pays et sur le rôle qu’a pu jouer la France d’Henri IV pour en accueillir un petit nombre (p. 273‑274)14.

12Si A. Zakî n’est pas l’initiateur du courant de nostalgie du royaume d’Al‑Andalus comme « paradis perdu » par les Arabes en 149215, il participe néanmoins à l’émergence du grand intérêt que vont manifester les voyageurs arabes et musulmans pour l’Andalousie à partir de la fin du xixe siècle et ce jusqu’à nos jours16. À ce titre, la traduction en français de sa fameuse « Lettre andalouse » est, à elle seule, un événement eu égard aux questionnements de l’Europe contemporaine face à ses voisins17. Dans cette lettre, le voyageur rapproche les Espagnols des Arabes compte tenu des mêmes « vertus », de « leur esprit chevaleresque et leur fierté. J’ai trouvé chez eux loyauté, heureux caractère, sympathie à l’égard de l’étranger » (p. 275)18. L’Espagne apparaît ainsi comme une partie de lui‑même, façon de partager une fierté nationale en souhaitant s’inspirer d’un génial modèle pionnier, certes tout à fait mythifié pour bien des aspects19.

13La visite des monuments anciens des trois cités (Séville, Grenade, Cordoue20) le fascine, comme ce fut le cas des voyageurs européens de son époque mais d’une façon autrement plus intime : l’Alhambra « son palais, ses mosquées, ses cours, ses ruines, ses tombeaux — vestiges qui vous font perdre l’esprit et vous mènent au bord de la folie. Je me tenais là béant, interdit, l’âme chavirée par une perfection que jamais je n’avais imaginée » (p. 262). Il écrit en arabe sur le « registre des visites » : « Est‑ce bien l’Alhambra ? Est‑il vrai que je m’y trouve ? », autant de signes d’un intense sentiment d’un lieu hors du présent. Néanmoins, c’est précisément sur la problématique des temps nouveaux qui attendent son pays en regard de ce passé mythifié que réagit A. Zakî car al‑Andalus est « [u]n bon exemple pour les Égyptiens » (p. 268) contemporains qui devraient se dévouer à l’étude et au développement des savoirs pour redevenir une grande nation et éviter les dissensions et les alliances contre‑nature avec les ennemis, ce qui a perdu les Arabes en Espagne comme il le rappelle. Voyage politique, au sens noble, que son séjour en Espagne dont le récit connut un très grand succès en Égypte et dans les pays voisins. À l’occasion d’un volume d’hommage dédié à l’orientaliste Francisco Codera, le jeune A. Zakî évoque « l’inclinaison si vive que nous éprouvons pour l’Espagne et les choses d’Espagne, sentiment profond, instinctif, inné, parce qu’il semble constituer un lien entre les générations disparues »21.

14Le Départ pour le Congrès. Lettres d’Europe (1892‑1893) est désormais, grâce à cette belle édition, un livre essentiel dans la nécessaire « Bibliothèque des voyages interculturels » dont nous avons besoin.