Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Février 2023 (volume 24, numéro 2)
titre article
Edwige Medioni

L’exil fécond

The fruitful exile
Jonathan Châtel & Pierre Piret (dir.), « Écrire l'exil », Les Lettres romanes, t. 73, n° 3-4, 2019, Brepols, EAN 9782503582788.

« J’ai quitté une terre qui n’était pas la mienne, pour une autre qui, non plus, ne l’est pas. Je me suis réfugié dans un vocable d’encre, ayant le livre pour espace »
Edmond Jabès, Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format.

1L’exil n’est-il pas ce mal-être profond, ce sentiment malaisant d’être étranger n’importe où hors de sa création1? C’est ce qu’Edmond Jabès semble exprimer lorsqu’il se réfère à son exil d’Égypte en France et ce que tente également de mettre en lumière le dossier Écrire l’exil codirigé par Jonathan Châtel et Pierre Piret (le premier est metteur en scène, auteur et professeur à l’université de Louvain ; le second, professeur dans cette même université).

2En postulant que l’exil est une problématique qui lie société et littérature et en s’appuyant notamment sur la pensée d’Edward Saïd, les auteurs se proposent de définir empiriquement l’exil en littérature. Il s’agit donc d’analyser comment ce thème transparaît dans la signature de chacun des auteurs étudiés, dans son style. Pour ce faire, les chercheurs suivent une démarche historique, grâce à un corpus européen allant du xviiie au xxe siècle, et à travers la mise en exergue de deux types d’exil : volontaire d’un côté, forcé de l’autre.

3Le dossier Écrire l’exil, plutôt que d’énumérer les différents types d’exil, tente de redéfinir cette notion complexe en littérature et les effets de la création artistique et littéraire sur celle-ci. Nous organiserons notre réflexion en trois courtes parties : il s’agira d’abord d’étudier l’exil des identités à travers le traitement, dans les articles, du contexte historique de chaque œuvre et du rapport de l’exil à l’écrivain. Ensuite nous analyserons les différents langages de l’exil répertoriés et explorés dans l’ouvrage. Enfin, nous verrons en quoi l’exil parvient à dépasser la simple connotation négative pour revêtir un aspect proprement créateur et fécond, comme force de création littéraire et artistique.

Identités en exil

4L’exil, qu’il soit volontaire ou imposé, est avant tout le résultat d’un affrontement entre une identité individuelle et un contexte socio-historique et politique ; c’est l’émanation du rapport conflictuel de l’intellectuel avec sa société et son temps. L’exil est donc, plus qu’une notion, un état qui va nécessairement toujours de pair avec un contexte historique particulier, comme ne manquent pas de le souligner Jonathan Châtel et Pierre Piret dès l’introduction de l’ouvrage : « Il faut bien sûr tenir compte de la diversité des circonstances et des contextes des expériences exiliques, de même que des positions sociales, politiques et économiques de ceux qui les ont vécues » (p. 305). Aussi les auteurs de l’ouvrage n’oublient-ils pas de mettre en avant les différentes causes de l’exil : « exil politique imposé par un pouvoir fort, impérial (Germaine de Staël, Victor Hugo), ségrégationniste (Jacques Derrida) ou totalitaire (Gherasim Luca, Radovan Ivsic) ; exil choisi d’Ibsen et de Gen face à une communauté qu’ils dénoncent non sans ostentation » (ibid.).

5L’exil semble donc être la fragmentation de l’intellectuel avec toute société, tout espace : comme le note Edward Saïd, il ne se sent nulle part chez lui2. « L’exil est la fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer, et la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable3 », écrit encore E. Saïd. Tristesse que l’on retrouve abondamment dans Dix années d’exil de Mme de Staël et qui transparaît dès le titre, l’exil sonnant ici comme une condamnation. Il en va de même pour Victor Hugo et ses photographies, que Nathalie Gillain nomme très justement des « spectres », en ce que l’exil est toujours un « empêchement d’être là où l’on désire être4 ». Les images des corps des proscrits sont donc ces fantômes qui errent dans les limbes, déchirés entre la nostalgie douloureuse du retour au pays d’origine et l’espoir d’un ailleurs. Ainsi, chacune des formes d’exil traitées dans sa formulation artistique (œuvre littéraire à caractère historique ou biographique, œuvre littéraire de fiction, photographie) témoigne de ce mal-être comme essence même de l’exil sous toutes ses formes, « l’exclusion douloureuse du pays aimé et l’interdiction d’y revenir sont sans commune mesure avec l’exil imaginaire de Norge ou l’émigration intérieure prêtée à Gottfried Benn par Pierre Mertens » (p. 305).

Langage de l’exil

6Cependant la question n’est pas (seulement) d’étudier le contexte historique de l’exil mais bien comment l’exil transparaît dans la littérature et les arts, et comment il se métamorphose pour passer de l’état de châtiment volontaire ou imposé à celui de création littéraire et artistique. En effet, il s’agit d’étudier les modes d’expression de l’exil en littérature, et plus précisément sa manifestation dans la syntaxe et la forme littéraires, comme c’est le cas chez Gherasim Luca et Radovan Ivsic. L’exil étant non plus la métaphore de la condition de l’intellectuel mais son essence propre, celui-ci exige un langage particulier, comme le montre également l’utilisation de la photographie chez Victor Hugo. L’image du corps ainsi présentée participe de l’élaboration de la poétique de l’exil ; « en choisissant la photographie comme mode de représentation, l’écrivain entend rendre une présence à l’absent » (p. 323). L’image a également ceci d’intéressant qu’elle permet de renouveler et d’étendre la lecture et l’analyse littéraires des œuvres. Cependant, il est dommage que l’ouvrage n’explore pas plus en profondeur la dimension linguistique de l’exil, notamment par l’étude de notions telles que le bilinguisme et le monolinguisme5, qui témoignent par la langue d’une expérience exilique, comme c’est le cas par exemple chez Colette Fellous pour qui le français semble être le signe de son exil intérieur.

Exil & réappropriation de soi

7La création et l’analyse d’une certaine poétique de l’exil sont profondément cruciales en ce qu’elles permettent de mettre en lumière le processus de métamorphose de l’exil, comme mal-être et comme condamnation qui s’abat sur l’intellectuel, en terreau fécond propice à la création artistique et littéraire. L’exil est un vide, un trou, un non-lieu dans le voyage (parfois forcé) de l’intellectuel. En effet, comme l’écrit Alexis Nuselovici, « [une] des spécificités sémantiques de l’exil tient à ce qu’il met en jeu sur le plan de l’espace. […] [L]’exil n’est pas lié à un seul lieu (origine ou accueil) mais bipolarisé, fondant son phénomène à la fois sur sa source et sur sa destination6 ». Ainsi, l’exil est non-lieu en ce qu’il s’appuie à la fois sur le pays d’origine et le pays d’accueil. Cette spécificité est révélée par l’étymologie même du mot « exil » :

8Alors qu’on lisait jusque-là le sémantème « sol » dans la seconde syllabe, le xixe siècle y reconnut la racine indo-européenne sal, signifiant « aller de l’avant » – comme dans le latin salire, sauter. Les deux étapes sont manifestes, reconnues et réunies dans une même expérience : ex (le passé, le départ) et sal (le futur, l’arrivée), l’exil étant ce temps présent, constamment reconduit, liant les deux phases. La condition exilique, selon l’expression de Brodsky, comporte donc sa part inévitable de souffrance nostalgique mais non moins, positivement, sa charge d’espoir7.

9Cet espoir est non seulement compris dans la dimension future de l’exil, dans ce que le nouveau lieu a à offrir, mais réside également dans l’acte – ici littéraire – qu’il va déclencher. L’exil, note Anne Élaine Cliche, « ouvre une brèche, crée un vide, un blanc dans le continuum de l’existence, occasionnant du coup le surgissement d’un sens jusqu’alors inouï8 », une interprétation de l’exil – autrement dit, une œuvre littéraire. Cette œuvre littéraire se veut révélation de l’exil tel qu’il est, comme c’est le cas avec l’utilisation de l’image chez Victor Hugo ou l’écriture qui relève presque du témoignage historique de Mme de Staël. Ces deux exemples représentent le phénomène exilique

sur le modèle de l’énoncé eucharistique « ceci est mon corps ». Ainsi les portraits de Hugo à Jersey [et Dix années d’exil de Germaine de Staël] participent-ils d’une définition de l’exil comme pharmakon : ils sont à la fois le symbole d’un sacrifice et l’incarnation du seul pouvoir légitime. (p. 323)

10Au contraire, et comme ne manque pas de le souligner Hubert Roland, Pierre Mertens profite de cette brèche qu’est l’exil pour l’élargir et « y intégrer l’idée d’“exil intérieur”, et ce par le biais de la métaphorisation et de la poétisation inhérentes à cette notion, génératrice de création » (p. 419). P. Mertens semble donc créer un « contre-exil » à travers le cas de Gottfried Benn, auquel il oppose Stefan Zweig, la figure de l’exil.

***

11Les voies/x de l’exil en littératures sont florissantes, comme en témoigne le dossier Écrire l’exil. Grâce à cet ouvrage, alors que nombreux sont ceux qui se plaisent à ne retenir de l’exil que la part négative et nostalgique, ce phénomène complexe et ô combien actuel se voit réattribuer sa charge d’espoir, sa part créatrice en art. Chacune des manifestations littéraires de l’exil est étudiée dans son aspect fécond, générateur d’idées nouvelles, de créativité.