Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Février 2023 (volume 24, numéro 2)
titre article
Laurent Angard

La mosaïque Froissart. De l’écrivain au personnage

Patricia Victorin, Froissart après Froissart. La réception des Chroniques en France du XVe siècle au XIXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2022, 492 p., EAN 9782753586024.

1Les études sur la réception des œuvres du passé scrutées par le xixe siècle sont légion depuis maintenant une quinze d’années, et Fabula se fait régulièrement l’écho des colloques et ouvrages consacrés à ce qui forme aujourd’hui une sorte de champ disciplinaire. Si l’ouvrage de Patricia Victorin relève pleinement d’un tel intérêt pour la réception d’un siècle par un autre, la médiéviste choisit de s’intéresser à un écrivain que notre xxie siècle a délaissé, pis : qu’il a oublié, comme elle le regrette dans sa conclusion (p. 444), regret somme toute nuancé grâce au travail de certains chercheurs (Peter Ainsworth et Godfried Crœnen) et à l’outil informatique. Ainsi, dans Froissart après Froissart. La réception des Chroniques en France du xve siècle au xixe siècle publié aux éditions des Presses Universitaires de Rennes, en 2022, Patricia Victorin montre le long cheminement, entre oubli et mise en fiction, des œuvres froissartiennes et de la figure de l’écrivain. Disons-le tout de suite, P. Victorin débordera légèrement la chronologie affichée par son titre, en proposant, en quelques pages passionnantes, un Froissart des xxe et xxie siècles, celui de Céline, de Giono, de Philippe Sollers ou de Céline Minard dans Bastard Battle (2008).

Froissart & ses œuvres dans le temps

2P. Victorin a mené une enquête approfondie : elle nous invite par conséquent à une traversée de l’histoire littéraire richement illustrée par les textes et les images. Cette étude, issue d’une Habilitation à Diriger des Recherches, permet de montrer comment le chroniqueur Froissart et ses œuvres ont été lus et perçus non seulement par les écrivains, les critiques, les historiens, mais aussi par les modes des siècles postérieurs. S’intéressant d’abord à l’œuvre principale, les Chroniques, déclinées en « trois rédactions successives1 », elle analyse à travers les choix éditoriaux des antiquaires, des historiens et des littérateurs le lent processus de découverte et de redécouverte de l’œuvre froissartienne. Ainsi les premiers lecteurs, ceux du xve et du xviesiècle (Commynes, Robert Gauguin et Montaigne), possédaient-ils de luxueux manuscrits et/ou de remarquables éditions, comme celle de Denis Sauvage, lue et appréciée par l’auteur des Essais. Chacun, dans son art, a tenté d’apporter sa pierre à l’édifice. Tempus fugit : les éditeurs de Froissart des xviie et xviiie siècles, Dacier en tête, ont eu cette volonté de restaurer le texte corrompu par les éditions antérieures, tout en s’adaptant aux attentes à fois des nouveaux lecteurs, mais aussi du monde savant, dont les lectures apparaissaient souvent divergentes. Le xixe siècle a vu les éditions fleurir grâce, notamment, à ce retour en force du Moyen Âge. Les éditions des Chroniques font par conséquence florès et nourrissent assurément l’imaginaire des historiens-romanciers : Chateaubriand, Michelet, Dumas ou encore Flaubert. Une en particulier diffuse l’œuvre, celle de Buchon, fondée sur le travail de Dacier, que Sainte-Beuve juge en 1853 mi-figue mi-raisin, mais « suffisante pour tous ». D’autres louent les romans de Walter Scott qui avait pioché de nombreux épisodes froissartiens pour alimenter ses intrigues. Enfin, dans cette reconstruction des Chroniques, P. Victorin analyse les travaux de Kervyn de Lettenhove et de Siméon Luce qui entrent à la fois en résonance, mais aussi en concurrence, entre eux et avec les éditions précédentes. La connaissance de l’écrivain se fait donc plus vaste, ce qui entraîne indubitablement une volonté à la fois d’« imager » et de « vulgariser » Froissart. Apparaissent alors des abrégés (illustrés) et des anthologies qui auront pour effet « d’entériner la réception muséale de l’œuvre. » L’édition de Henriette de Witt, fille de François Guizot, est soulignée par la critique. Tout ce travail sur l’œuvre ou sur des morceaux choisis participe de près ou de loin, écrit très justement P. Victorin, « à la constitution d’une mythologie nationale ». De l’œuvre à l’auteur, il n’y a qu’un pas à franchir, et l’universitaire analyse ensuite la manière dont Froissart lui-même s’observe en écrivant, prenant conscience de ses personae :

Froissart multiplie alors ses persona [sic] autour de la figure de l’enquêteur : témoin visuel, auditif, acteur à tel point que l’acteur et l’aucteur finissent par se confondre(p. 70)

3Pour preuve : l’aucteur s’interroge lui-même sur son rôle d’historien en « analys[ant] sa manière » :

Se je disoie : « Ainsi et ainsi advint en ce temps » sans ouvrir ne declairer la matière qui fut grande, grosse et orrible et bien taillée d’aller meschanment, ce seroit cronique non pas histoire et s’i m’en passeroie bien se je voulloie. Or ne m’en vueil ja passer que je ne desclaire tout le fait ou cas que Dieu me donne le sens, le temps, la mémoire et le loisir de cronisier et histoirier au long la matière (Livre III, chapitre 63).

4Les réflexions sur l’écriture de l’histoire, on le voit, prennent racine dans la narration de Froissart qui, à son tour, permettra aux écrivains de se fonder sur les idées trouvées dans les Chroniques ou, au contraire, de s’en éloigner. De l’Angleterre à la France, Froissart est devenu celui sur lequel on discute pour s’engager dans les études historiques, à l’instar du dialogue qui s’instaure entre Hume et Voltaire à propos de « la philosophie de l’histoire ». Ainsi sa lecture renouvelle-t-elle l’approche des chroniques médiévales ; au xviiie siècle, les exégètes La Curne de Sainte-Palaye et La Grand d’Aussy étudient les éléments constitutifs du texte de Froissart, montrant à la fois ses partis pris, l’hybridité des genres « qui mêle veine romanesque et narration historique » et, enfin, les détails pittoresques distillés tout au long des Chroniques. Tout cela engage le xixe siècle à considérer l’histoire sous deux projecteurs différents à l’aune de Froissart : l’histoire philosophique et réflexive et l’histoire narrative et pittoresque — à la Barante.

L’écrivain Froissart

5Si l’œuvre a influencé tout au long des siècles historiens et écrivains, Froissart est devenu l’écrivain à connaître et à saisir. Ainsi nombreuses furent les biographies qui mêlèrent éléments « réels » et fantasmes, frôlant par là une forme d’écriture biographique romanesque, utilisant bien évidemment les Chroniques en premier lieu, mais aussi ses poésies que la doxa juge « médiocre[s] et artificiel[les] » (p. 211) et son roman Mélyador (retrouvé seulement à la fin du xixe siècle, p. 225). De La Curne de Sainte-Palaye à Buchon, en passant par Kervyn de Lettenhove et Sainte-Beuve, tous connaissaient bien l’œuvre de Froissart, il fallait donc qu’ils s’appropriassent l’homme, car celui-ci et son œuvre avaient quelque chose en commun : ils soulevaient désormais l’intérêt des savants, des littéraires et autres historiens, mais aussi des philologues du xixe siècle. Bien plus, et progressivement, on parvenait à trouver dans les mises en scène de certains personnages historiques (Jacques d’Artevelde, Étienne Marcel) et dans les relations d’événements importants mis en lumière (la Grande Jacquerie), certaines idées politiques, tantôt pour défendre un idéal contre-révolutionnaire, tantôt pour engager une réflexion sur la République. Chacun y allait de sa rhétorique pour se réclamer de l’auteur du xive siècle. Pour ce faire, il fallait donc « peindre et sculpter les Chroniques » et chaque élément sélectionné servait d’étai à une idée : Charles VI et sa folie montraient les dégâts de la royauté, le combat des Trente marquait la nostalgie des temps chevaleresques ou engageait une réflexion sur l’idée de patriotisme à la française et/ou à la bretonne. Tout ce pan idéologique (historiographique ou politique) fait de Froissart un homme à glorifier, et cette gloire doit dorénavant se montrer : sont alors érigées en France et en Belgique des statues en son honneur afin de ne pas oublier qu’il fut en son temps un illustre homme et un grand écrivain. Des statues aux livres, il n’y avait qu’un pont à construire : les manuels scolaires du xixe siècle ont fait la part belle à l’écrivain (jusqu’à la fin de la IIIe République), qui pouvait par conséquent entrer dans les foyers, et dont les ouvrages pouvaient être par conséquent mis entre les mains des « jeunes filles de bonne famille. »

Froissart dans les débats du xixe siècle

6Dans une ultime partie, P. Victorin met l’accent sur la réception de Froissart au xixe siècle, à partir cependant de Sade qui s’en réclamait à demi-mots. Ainsi trouve-t-on les Chroniques dans les œuvres d’Aloysius Bertrand et de Prosper Mérimée qui mettent en lumière la figure du routier, à travers l’exemple d’Aymerigot Marcel. Avec ces exemples, Froissart entre dans la fiction, sans pourtant en être le fondement. Puis, au fur et à mesure, ses rappels deviennent plus conséquents : ses œuvres et lui servent à nourrir la diégèse, à la fois pour exacerber le pittoresque trouvé chez lui, mais aussi pour permettre aux écrivains, tels Marchangy, Collin de Plancy, Flaubert ou Nerval, d’exprimer une part de nostalgie des temps passés ou pour « renluminer le présent aux couleurs du passé. » Ces « traces » froissartiennes s’exhument des textes de ces écrivains : Froissart devient, par la force des choses, une figure de proue dans les débats sur le romantisme et surtout sur le roman historique. À travers l’exposition de la mode du médiévalisme, l’on comprendra combien Froissart a influencé Walter Scott et combien Scott influencera les romantiques au prisme de Froissart. Vases communicants illustrés par une étude de cas : celui d’Alexandre Dumas. P. Victorin montre avec beaucoup de finesse la manière dont l’auteur de La Reine Margot, grand lecteur de Scott, passe des citations des Chroniques de Froissart dans Isabel de Bavière, La Comtesse de Salisbury, à leur réécriture « à la sauce » Dumas dans Gaston Phoebus pour enfin amener les lecteurs à découvrir un Froissart en personnage romanesque dans Le Bâtard de Mauléon. À sa question initiale qui ouvre ce chapitre : « Froissart, un double de Dumas ? », elle répond donc par l’affirmative et conclut :

On retrouve […] en condensé, à travers la démarche de Dumas vis-à-vis de sa source froissartienne, l’histoire de la réception de Froissart par les historiens du xvie siècle au xixe siècle : d’abord considérées comme documents, […] les Chroniques de Froissart finissent par devenir un monument de la mémoire nationale, au point que l’on érige [des] statues du chroniqueur [qui] s’offre au regard du promeneur, car il a conquis sa place dans la mémoire et le patrimoine culturel et historique commun, grâce en partie au travail de réécriture d’Alexandre Dumas, entre histoire et fiction historique, qui a permis de le rendre familier à chacun et d’en conserver la mémoire vive2(p. 430)

7Et cette mémoire vive, la critique nous l’offre au-delà du xixe siècle, puisque dans un dernier prolongement, qui est fort bienvenu, et avant de conclure son enquête, elle embarque ses lecteurs pour un voyage dans notre modernité (xxe et xxie siècle), grâce à une analyse stimulante sur l’emploi de Froissart chez Giono, dénonciateur des méfaits des guerres au prisme des belligérances froissartiennes, et chez Louis-Ferdinand Céline qui fait mention de Froissart et de ses Chroniques, ce qui « lui permet de se présenter comme un héritier de la tradition littéraire, de s’inscrire dans un patrimoine national ancien.3 » Enfin, Sollers, dans La Fête à Venise (1991) fait de son héros, Pierre Froissart, le double homonymique de Jean Froissart, tous deux « témoin[s] et acteur[s] » du récit et de leur temps. En dernier lieu, P. Victorin engage une réflexion, largement ouverte, sur le roman de Céline Minard Bastard Battle (2008) qui porte des traces de Froissart et qui « témoigne […] que les Chroniques de Froissart demeurent un vaste terrain d’expérimentation pour penser le littéraire. »

***

8Ces quelques lignes paraîtront bien ingrates pour rendre compte d’une enquête aussi riche, foisonnante et remarquablement menée, avec les prolongements indiqués qui ouvrent assurément de nouvelles perspectives. Froissart est oublié, c’est le regret formulé par Patricia Victorin dans sa conclusion générale, mais son ouvrage est une invitation à le redécouvrir dans toute l’étendue de son œuvre — du Moyen Âge au xxie siècle. Souhaitons que cette étude passionnante et appelée à faire date soit lue par le plus grand nombre, et que Froissart retrouve ainsi la place qu’il mérite dans notre longue histoire littéraire.