Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Janvier 2023 (volume 24, numéro 1)
titre article
Gabriele Bucchi

Quatre siècles de Cervantès

Cervantes dictionary
Jean Canavaggio, Dictionnaire Cervantès, Paris, Bartillat, 2020, 573 p., EAN 9782841007134.

1Amoureux, insolite, décalé, inattendu… La forme du dictionnaire thématique semble connaître un succès toujours croissant dans le monde éditorial francophone. Le catalogue de la BnF recense quelque deux cents ouvrages parus en 2021 portant le titre de dictionnaire (sans compter les dictionnaires de langue), destinés à faire connaître les sujets les plus variés (de la mafia aux modes de cuisson, des Beatles aux évêques de France…) et s’adressant aux spécialistes comme au grand public. Si le succès spécifiquement français de la forme « dictionnaire » s’explique par une longue tradition de vulgarisation qui remonte au moins au Dictionnaire philosophique de Voltaire, la popularité de cette forme à notre époque trouve aussi une explication dans le fait qu'elle semble conjuguer pour le lecteur la rassurante objectivité de la liste alphabétique avec le regard et le goût personnels de l’auteur (du moins pour les dictionnaires dus à une seule plume). Sans doute une part de ce succès réside-t-elle en outre dans le fait que le dictionnaire permet au lecteur pressé un usage discontinu et pour ainsi dire « sur mesure » : un vagabondage à sauts et à gambades à travers les sentiers entrelacés dessinés par les différentes notices.

2Parmi les nombreux dictionnaires littéraires, un ouvrage consacré à l’auteur du Don Quichotte manquait encore en français (le seul disponible étant à notre connaissance le Dictionnaire des noms des personnages du Don Quichotte de Dominique Reyre paru en 1980 aux Éditions Hispaniques avec une préface de Maurice Molho). On doit donc se réjouir de la traduction française de ce Dictionnaire Cervantès publié à Madrid en 2020, sous la signature de l’un des plus grands spécialistes de l’œuvre de Cervantès ainsi que de la littérature espagnole du siglo de oro. Bien connu du public francophone (on lui doit notamment la responsabilité des Œuvres romanesques complètes parues en 2001 dans la Bibliothèque de la Pléiade), Jean Canavaggio ajoute avec ce dictionnaire une pierre à son monument cervantin, dont les fondations remontent à il y a presque un demi-siècle avec des ouvrages qui ont fait date, tels que Cervantès dramaturge (PUF, 1977), la biographie de l’écrivain (Mazarine, 1986) ainsi que Don Quichotte, du livre au mythe : quatre siècles d’errance (Fayard, 2005).

Cervantès entre histoire & légende

3La première qualité de ce dictionnaire est à nos yeux la capacité de l’auteur à synthétiser pour les lecteurs non spécialistes des questions parfois complexes sur le plan historique et philologique, à l’appui d’une bibliographie qui couvre désormais plus de trois siècles. Si le dictionnaire fait en effet la part belle au roman qui a immortalisé le nom de l’écrivain espagnol — comme le titre l’indique —, l’ouvrage de J. Canavaggio se veut une mise au point historique et critique sur la personnalité et l’œuvre de Cervantès dans son ensemble. Un nombre consistant d'entrées est consacré dès lors à la vie de l'écrivain, sur laquelle – comme on le sait – nombreux sont les points obscurs, de la date exacte de sa naissance à ses années d’enfance et d’adolescence, jusqu’à son séjour en Italie entre 1568 et 1571. Ces entrées documentent avec une grande richesse d’information différents aspects de la biographie de l’auteur, de ses proches (une dizaine d'entrées portent sur les membres de la famille Cervantès) ainsi que des personnalités ou des évènements qui marquèrent la vie aventureuse de l’écrivain (voir par exemple les entrées Don Juan d’Autriche, Philippe II, Lépante, Lope de Vega). La présentation de questions très débattues par la critique cervantine (comme la possible appartenance de l’écrivain à la classe des conversos, les juifs convertis, ou l’identification du village de la Manche d’où serait originaire l’immortel hidalgo) vise avant tout à offrir au lecteur un bilan qui se veut (comme il est annoncé dans la préface) « prudent et équilibré » (p. 8). Des entrées telles que Attributions, Biographies, Captivité (celle-ci parmi les plus longues de tout l’ouvrage), Correspondance, Documents, Italie, Lectures, Portraits, Prisons sont à cet égard exemplaires de la méticulosité de l’illustre hispaniste, soucieux de donner au lecteur d’aujourd’hui avant tout une synthèse critique et informée de ce que l’on sait positivement de la vie, de la culture et des croyances de Cervantès. Aussi, en refusant de dire le dernier mot sur un sujet aussi important que le rapport de l’écrivain à la religion (voir les entrées Religion et Bible), pour ne citer qu’un exemple, J. Canavaggio nous offre avec son travail un modèle de modestie et d’honnêteté critique.

Réalité & œuvre littéraire

4La distinction entre réalité biographique et légende postérieure n’implique pas pour autant de la part de l’auteur une indifférence vis-à-vis de la dimension de transfiguration littéraire du réel dans l’œuvre. L’auteur nous met au contraire plus d’une fois en garde contre une vision naïve qui prétendrait voir dans le rapport entre réel et représentation littéraire une simple relation de recoupage de la seconde sur le premier. Comme il l’écrit par exemple au début de l’entrée Espagne,

Prétendre extraire des œuvres de Cervantès une représentation de l’Espagne de son temps serait se condamner à l'échec […]. Le monde qu’elles nous offrent n'est jamais le calque de la réalité qu’a connue l'écrivain et qu’il a observée tout au long de sa vie : c'est le résultat d’une élaboration artistique à travers laquelle les données éparses qu’il a tirées de son expérience personnelle sont passées par le filtre d’une écriture à la suite d’un processus complexe qui intègre et dépasse à la fois son intention initiale. (p. 195-196)

5Dans les notices Barcelone, Madrid, Moulins à vent, La Mancha, Sorcières, Valladolid, J. Canavaggio sensibilise en effet le lecteur à la complexité, et aussi aux contradictions de la représentation cervantine (c’est le cas, par exemple, des villes de Séville et Valladolid), en l’invitant ainsi à prendre en considération la vision que les personnages mêmes (plutôt que l’auteur empirique) ont de la réalité qui les entoure sur la base de leur expérience littéraire. De la même façon, l’auteur nous invite à voir dans l’ancrage géographique minimal de plusieurs aventures du Don Quichotte (dès le célèbre incipit du roman : « Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom ») un projet qui dialogue surtout avec un imaginaire littéraire (Amadis de Gaula n’est-il pas après tout le modèle idéal de l’hidalgo ?) plutôt qu’une lacune qu’il faudrait combler à force d’hypothèses.

Quatre siècles de Don Quichotte

6Si le Dictionnaire Cervantès vise, comme on l’a dit, toute la production littéraire de l’écrivain espagnol, faisant ainsi mieux connaître au grand public ses spécificités et l'ensemble de ses déclinaisons génériques (théâtre, poésie, nouvelles), presque la moitié des entrées est consacrée à la réception critique et créative du Don Quichotte. Des arts figuratifs à la musique, du cinéma à la bande dessinée et évidemment de la littérature, l’auteur offre un vaste éventail de cas, en donnant pour chacun d’entre eux une mise en contexte essentielle qui permet d’inscrire chaque réécriture ou interprétation dans la longue durée. L’un des fils rouges du dictionnaire réside dans ce qu’on pourrait appeler la grande fracture critique qui sépare la première réception du Quichotte de celle qui commence vers la moitié du xviiie siècle. À travers des entrées comme Lumières et Romantiques (mais aussi Rire, Traducteurs, Illustrations), J. Canavaggio montre parfaitement le basculement bien connu d’une lecture plaisante du roman (l’histoire du chevalier à la triste figure comme celle d'un fou qui se ridiculise par son manque d’adaptation au réel) à une lecture de type empathique, où le lecteur, malgré le filtre du comique, s’identifie aussi au protagoniste (comme probablement Cervantès lui-même, et peut-être à reculons : à compter surtout de la deuxième partie du roman). Dans ce changement de paradigme de lecture, un rôle pionnier a été joué par l’Angleterre (comme J. Canavaggio le montre bien dans des entrées comme Fielding, Smollett, Sterne) qui, à partir de Samuel Johnson, a vu dans l’hidalgo cervantin « le protagoniste de plein droit du roman moderne » (p. 315). Cette métamorphose de Don Quichotte dans la conscience du lecteur moderne peut se dire accomplie un siècle après le jugement du docteur Johnson, comme on peut le constater notamment à travers les témoignages de lecteurs d’exception comme Flaubert, Nietzsche, Tourgueniev ou Dostoïevski (voir les entrées respectives). Pour ce dernier, le roman cervantin (dont on sait l'importance pour la genèse de L’Idiot) n’était rien de moins que « le plus grand et le plus triste de tous les livres qu’a créés le génie de l’homme » (p. 181). Grâce encore à des notices telles que Américo Castro, Esotérisme, Ortega y Gasset, Miguel de Unamuno, le lecteur non hispaniste peut aussi facilement accéder à quelques étapes des études cervantines du xixe et xxe siècles et apprécier ainsi résurgences et fluctuations, autant esthétiques que idéologiques, d’une histoire pluriséculaire.

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7Comme pour chaque sélection dans une œuvre si vaste, le choix de certaines entrées pourrait être éventuellement interrogé, notamment dans le découpage thématique (pourquoi ne pas réserver une notice à part à Folie et à Psychanalyse, un peu sacrifiées entre différentes entrées plus spécifiques telles que respectivement Foucault ou Freud ?) et l’on pourrait regretter l'absence de certaines notices (Dulcinée a droit à une entrée, mais ce n’est pas le cas de Sancho ni du fidèle Rossinante ; de même, côté littératures, nous ne trouvons pas des auteurs italiens comme Pirandello ou Sciascia, qui se sont pourtant durablement intéressés à Don Quichotte). La riche bibliographie qui accompagne le volume (précédée d'une chronologie très utile), aurait peut-être pu être placée à la fin de chaque notice (sur le modèle des dictionnaires d'autres collections, comme « Bouquins » ou « Le Livre de Poche »). Mais ces remarques n’enlèvent rien au mérite de ce dictionnaire de Jean Canavaggio, appelé à devenir un instrument indispensable pour une information rapide et historiquement documentée sur le grand écrivain espagnol et sa réception dans la modernité littéraire et artistique.