Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Décembre 2022 (volume 23, numéro 10)
titre article
Fiona McIntosh-Varjabédian

L’historiographie comme une méthode : Paul Rapin Thoyras & l’histoire au XVIIIe siècle

Historiography as a Method : Paul Rapin Thoyras & Eighteenth Century History
Miriam Franchina, Paul Rapin Thoyras and the art of eighteenth-century historiography, Liverpool University Press on behalf on Voltaire Foundation, “Oxford University Studies in the Enlightenment”, 2021, ISSN 2634-8047, 352 p.

1L’ouvrage très érudit de Miriam Franchina est le fruit de recherches d’une ampleur européenne : l’autrice a commencé ses travaux en Italie, les a poursuivis à Halle en Allemagne ainsi qu’à Édimbourg et a exploré aussi bien les fonds de la British Library, que ceux de l’université de Nottingham, des archives nationales de la Haye et même de la Société historique du Massachussetts, entre autres. Il est également le fruit d’un réseau de recherche étendu qui constitue, en un sens, une version contemporaine de la République des lettres, dont il est question dans le volume. On peut dire, à ce titre, qu’elle marche dans les pas de son auteur de prédilection. La publication de cet ouvrage dans la collection des « Oxford University Studies in the Enlightenment », par la Voltaire Foundation en 2021 est un gage de reconnaissance majeur pour la jeune chercheuse.

2Le sujet est, en effet, important et méritait d’être traité : derrière la figure centrale de Paul Rapin Thoyras, de son Histoire d’Angleterre, c’est une vision panoramique de l’historiographie de la fin du XVIIe siècle et des Lumières, ainsi qu’une réflexion globale sur les enjeux politiques que l’Histoire peut prendre, qui nous sont offertes ici. La publication de l’œuvre de Rapin a commencé en 1724, s’est poursuivie, au-delà de la mort de l’auteur en 1725, jusqu’en 1727. Sans compter son ample diffusion dans les milieux lettrés et parmi les élites francophones dans l’Europe des Lumières, son Histoire d’Angleterre a été rééditée à de nombreuses reprises et a été traduite, et parfois, par la même occasion, abrégée, en anglais, en italien, en allemand, en hollandais puis en espagnol. Rapin a contribué à diffuser parmi les philosophes les références au système politique anglais qui est pris comme un modèle de monarchie modérée. Miriam Franchina évoque Voltaire, mais elle aurait pu tout aussi bien évoquer Montesquieu et Diderot, ainsi que l’Abbé Raynal1. L’ouvrage a donc joué un rôle primordial dans des débats politiques très disputés, tant en Grande Bretagne que sur le Continent, sur la nature et le fonctionnement d’une royauté tempérée, même si, selon l’autrice, Rapin Thoyras a suivi des protocoles de recherche sans précédent et visé la plus grande impartialité, dans un réel souci d’apaisement.

3Afin d’illustrer cette thèse d’une forme d’impartialité unique et novatrice, l’ouvrage se divise en cinq chapitres. Le premier brosse un tableau, qui se veut exhaustif, des pratiques historiographiques en vigueur dans la République des lettres, à la fin du xviie siècle et au début du xviiie siècle, au moment où Paul Rapin Thoyras s’inspire de Jean Le Clerc, et cherche à se faire un nom et à asseoir sa réputation dans l’écriture de l’Histoire. Le deuxième, en partie biographique, montre comment le projet d’écrire l’Histoire d’Angleterre s’est développé dans l’exil et dans les sphères de la cour d’Orange. Le troisième chapitre est le plus central et examine la méthode de Rapin, mettant en avant la manière dont l’historien a construit son image d’auteur impartial et développé des méthodes inspirées par Le Clerc pour y parvenir. Le quatrième chapitre s’intéresse à la diffusion et à la réception du texte dans la République des lettres européennes. Enfin, le cinquième réfléchit sur l’écriture de l’histoire pendant les Lumières, comparant Rapin à David Hume, Voltaire et de façon plus rapide à Catharine Macaulay. Les chapitres sont longs (certains dépassent les soixante pages) et auraient mérité des intertitres, afin que le lecteur puisse suivre au mieux la progression du propos. Les faits qui sont rapportés s’accumulent, ne suivent ni un ordre strictement chronologique, ni exclusivement thématique. Si on peut rendre un hommage appuyé à la quantité et à la qualité des données qui sont apportées à la connaissance des lecteurs, le premier chapitre, ainsi que les deux derniers semblent très touffus, tant par l’érudition de l’autrice, que par les très nombreuses références critiques qui sont convoquées. Certes, cet appareil critique représente un gage de sérieux indéniable et la bibliographie d’ensemble est ambitieuse et très conséquente. Néanmoins, la lisibilité du texte en souffre parfois et il n’est pas certain que l’index suffise à guider le lecteur et l’aide à trouver le fil d’Ariane de la démonstration.

4En effet, Miriam Franchina aime manier le détour et les jeux de miroirs, dans sa présentation d’une vie intellectuelle riche et foisonnante. C’est particulièrement le cas dans l’introduction pour laquelle l’autrice s’est amusée à prendre un chemin détourné. L’introduction repose sur une anecdote piquante, mais néanmoins significative, celle de l’imposteur Frédéric Auguste Gabillon, ancien théatin défroqué, qui s’est fait passer pour le suisse Jean Le Clerc auprès de la Reine Anne Stuart en 1707. Le Clerc avait une certaine réputation dans la République des lettres, à la fois pour ses traités de logique, ses commentaires bibliques, ses travaux sur l’Histoire et pour le rôle qu’il avait joué dans la publication des travaux de John Locke. Il aurait servi de modèle à Rapin, d’où sa place dans l’introduction et par contiguïté celle de Gabillon lui-même. L’anecdote refait surface à la fin du chapitre 5 où les mots de la fin s’arrêtent sur les nombreux changements que la République des lettres a connus depuis 1707 et depuis l’épisode du moine défroqué Gabillon. Pourquoi, cette anecdote est-elle mise en avant ? de quoi est-elle le nom ? D’abord, selon l’autrice, pour Gabillon, l’incident prouve le rôle social de l’érudition et de la réputation, fût-elle usurpée, d’être un érudit. Cette réputation pouvait servir de passe-partout (en français dans le texte) pour s’introduire dans la meilleure société. Pour Rapin, le « huguenot exilé », le contexte général offrait la perspective de trouver également une forme de « monnaie d’échange sociale » (social currency) grâce à son Histoire d’Angleterre, en Angleterre et en Hollande. Pour Franchina, ces pratiques méritent qu’on s’y attarde aujourd’hui, car elles continuent d’être utiles : elles nous font réfléchir sur les raisons pour lesquelles on écrit l’Histoire, et nous font voir comment on la fait et comment l’intégrité de l’historien se construit (manufacture) et se marchande (p. 283).

5 Toutefois, malgré l’introduction qui pointe vers de possibles impostures et vers la manière dont l’impartialité affichée devient un argument de sérieux et de crédibilité dans un but qui n’est pas purement désintéressé, l’ouvrage ne réfléchit pas toujours suffisamment sur cette impartialité, prétendue ou réelle, qui peut ainsi se monnayer. Les déclarations de Le Clerc et de Rapin sont souvent reprises par l’autrice à son compte, comme des faits, comme s’il y avait toujours une continuité entre les proclamations et la pratique. Peut-être est-ce parce que l’autrice, et j’y reviendrai, ne consacre pas assez de temps à analyser le vocabulaire employé par les auteurs, ni les contradictions éventuelles de leur argumentaire. Si certaines méthodes pour s’assurer de l’impartialité en Histoire et pour critiquer les documents ont été développées par Le Clerc et par Mabillon, il semble bien que la rhétorique classique, qui met en avant l’ethos, soit une image du locuteur qui doit dégager de la pondération, de l’honnêteté2 et de la prudence3, contienne en germe des valeurs dont l’historien impartial puisse/doive se réclamer. Cela explique pourquoi cet idéal, sur le papier, a pu être convoqué par des historiens qui, de fait, n’étaient pas si impartiaux que cela, je pense notamment à David Hume. Il s’agit d’un lieu commun rhétorique dont on peut trouver les fondements dans la notion d’auteur, associée étymologiquement au rôle de garant et à la fonction d’assurer l’autorité textuelle : il faut donc le prendre comme tel.

6Pour appuyer son hypothèse de l’impartialité de Rapin, Miriam Franchina montre comment, dans ses thèses, l’historien navigue entre les positions des Whigs et celles des Tories modérés, contrant sur ce point Hugh Trevor-Roper qui voit en lui exclusivement un Whig4. Si ce juste milieu, souvent fondé sur une idée de probabilité des événements et de rationalité des actions, témoigne effectivement de son désir de concilier les opposés, il ne suffit pas d’adopter une position du juste milieu pour être impartial ni pour éliminer tous les biais. Outre le fait, pour reprendre la phrase célèbre, que le vrai n’est pas toujours vraisemblable, en Histoire, il faut distinguer ce qui relève des faits qui doivent/peuvent être établis et ce qui relève de l’interprétation à proprement parler ou d’une reconstruction. Pour l’interprétation, se référer à un juste milieu a du sens, mais beaucoup moins lorsqu’il s’agit d’établir des faits, sinon, si on devait grossir le trait, cela voudrait dire qu’entre quelqu’un qui propose 2+2= 4 et celui qui propose 2+2= 5, le juste milieu serait de dire 2+2= 4,5 ! En fait, les nombreuses réactions que Miriam Franchina rapporte au chapitre IV, prouvent que l’impression d’impartialité n’était pas unanime, même si elle était majoritaire. Qui plus est, ceux qui louaient l’impartialité de Rapin faisaient le plus souvent partie du même réseau, comme l’autrice l’a parfaitement établi. C’est pourquoi, il aurait été judicieux, puisque Rapin et Le Clerc se vantaient de revenir à la source, de s’interroger sur ce qui était connu et établi ou ce qui restait encore à l’état de dispute au moment où ils écrivaient. Il aurait intéressant de voir leur méthode à l’œuvre et de pouvoir constater comment Rapin avait travaillé à partir des Foedera, soit la collection officielle de textes édités par Thomas Rymer, en comparant ponctuellement, sur les points les plus disputés, les données à la disposition de l’historien et son rendu dans la narration.

7Assurément, Miriam Franchina faisait face à une difficulté de taille : de très nombreux documents édités dans les Foedera sont écrits en latin, le texte de Rapin est cité, sans traduction, en français, dans un ouvrage écrit, lui, en anglais. Cette particularité explique peut-être pourquoi il n’a pas été possible de faire ce travail, non pas parce que l’autrice n’aurait pas été capable de le faire d’un point de vue linguistique, loin de là, mais parce que cela aurait été d’un maniement quelque peu compliqué pour une grande partie du public. Cela est néanmoins très dommage : le lecteur aurait aimé qu’on lui donne à voir la méthode et l’art de Rapin. À une époque où les sous-entendus, les parallèles historiques étaient régulièrement employés, où les auteurs étaient parfaitement conscients qu’un changement d’ordre dans la narration pouvait provoquer des infléchissements importants, une étude du style de Rapin aurait été très éclairante pour appuyer le propos général. Le fait même d’employer comme synonyme presque systématique de Rapin, « The Huguenot » va d’ailleurs à l’encontre de la démonstration, car cela tend à suggérer une forme d’essentialisation religieuse qui se retrouverait systématiquement dans ses pratiques, dans le réseau de lettrés qui l’ont soutenu et dans la manière dont l’auteur a été reçu. Que Rapin ait été marqué par son expérience d’exil en Angleterre et en Hollande ainsi que par le réseau huguenot et protestant dans lequel il se trouvait, c’est indéniable, mais que son propos soit exclusivement tributaire de cette donne et qu’il n’ait pas réussi à la transcender, cela semble contradictoire avec la thèse même de Miriam Franchina qui plaide pour son impartialité d’historien et suggère qu’il aurait effectivement su dépasser les divisions politiques et religieuses attendues.

8Cette contradiction apparente aurait pu être levée si l’ouvrage avait cité davantage les textes originaux et notamment les pièces rares, peu connues du public que l’autrice a eues en main, parce que cela lui aurait permis d’aller plus en détail, en examinant la pensée de Rapin dans toutes ses nuances. On ne met pas en valeur le travail de recherche ni le caractère inédit de ces textes en les résumant. Quand les lettres de Rapin, les extraits de son Histoire ou de sa Dissertation sur les Whigs et les Torys sont cités, essentiellement aux chapitres 2 et 3, les extraits sont courts, rarement plus de deux lignes, souvent insérés directement en français dans le texte en anglais : « he wished to talk “de moi-même” » (p. 104) ; « Thus, “pas sans témérité”, he put himself forward as a judicious and unprejudiced expert […] » (p. 109). Par ce va-et-vient entre la voix de la critique, qui écrit en anglais, et celle de l’auteur, en français, la distance entre les deux discours semble s’abolir, l’un devient le prolongement de l’autre. Le passage cité se trouve décontextualisé de l’ensemble auquel il appartient. La critique aux chapitres 1, 4 et 5 est utilisée le plus souvent comme autorité pour dire ce qu’il faut penser ou retenir de tel ou tel auteur ou de telle ou telle méthode. Je ne donnerai qu’un exemple parmi d’autres (p. 251) : « The Scotsman usually did not provide literal transcriptions, and instead adopted a halfway position between the classical tradition of inventing eloquent speeches and Rapin’s adherence to the original text. » Franchina explique toutefois que Hume se sert des mêmes sources pour ses discours que Rapin, et suggère, à la suite de la thèse de Moritz Baumagarten (« David Hume : making of a philosophical historian – a reconsideration », 2008), que Hume, par ce biais, faisait entendre le parti minoritaire en résumant les arguments des uns et des autres. La technique serait essentielle pour que Hume puisse glisser imperceptiblement de l’histoire à la philosophie politique. Nulle allusion n’est faite à l’ironie qui se dégage nettement de ces passages au discours indirect libre où Hume conserve une partie de la phraséologie originale pour ridiculiser en particulier les Puritains5. Cette façon de détourner les propos originels a été suffisamment perceptible pour que Catharine Macaulay détourne le procédé à son tour et l’utilise cette fois contre le parti adverse, à savoir les Royalistes. Le discours indirect libre qui mélange le résumé et les expressions originales a un faux air de neutralité et aurait mérité qu’on s’y arrête, qu’on en donne des extraits, pour que le lecteur puisse mesurer à quel point la « halfway position » dont parle Franchina, ainsi que les faits et les sources, peuvent être utilisés de façon retorse, sous couvert d’une impartialité de façade. Rapin et Le Clerc l’ont montré, il faut savoir ne pas se contenter des autorités du temps, il faut revenir à l’original, comme Miriam Franchina l’a fait dans sa bibliographie. Comme l’a suggéré l’autrice, cette méthode vaut effectivement d’être mise en œuvre dans nos propres pratiques universitaires et critiques. Les autorités représentent des étapes obligées dans un itinéraire qui doit aussi être de nouveau parcouru à son propre compte et exposé au jugement du lecteur.