Les Temps Modernes des écrivains : genèse de la littérature sérielle et populaire
1Le nouveau numéro de la revue de génétique textuelle Genesis, intitulé « Écrire à la chaîne » (numéro 54), porte sur la genèse des œuvres sérielles. Dirigé par deux spécialistes de ces objets, Matthieu Letourneux et Luce Roudier, il explore les processus de fabrication d’œuvres qui s’inscrivent dans une série ou la genèse de la série (collection) elle-même. Celle-ci est un « architexte » — elle instaure une unité parmi les différents textes de la série — selon un concept théorisé par Letourneux (notamment Fictions à la chaîne [2017], auquel le titre du présent numéro fait un clin d’œil). La sérialité — tel est le point de départ du numéro — structure la genèse : « l’inscription dans la série comme la relation à l’architexte déterminent un ensemble de choix opérés par l’auteur ou par les autres figures entrant en jeu dans le processus de création (éditeur, rédaction, gestionnaires de la franchise…) » (p. 7). Les acteurs de la genèse1 prennent en compte l’inscription d’une œuvre dans une collection à deux niveaux : elle est pensée en fonction des autres textes publiés, et du cadre générique de la série (architexte). Ces enjeux sériels déterminent la genèse, notamment l’organisation des phases de création et le temps à disposition avant la publication.
Génétique de la sérialité
2La perspective génétique offre un éclairage nouveau et très pertinent sur les textes inscrits dans une sérialité. Le point de départ du numéro est donc particulièrement intéressant pour les chercheurs et chercheuses s’intéressant à la manière dont les contraintes liées aux modalités de la publication peuvent structurer la genèse. La revue offre également un autre éclairage, tout aussi intéressant : souhaitant se distinguer d’un précédent numéro de Genesis consacré à la genèse des cycles (numéro 42), Letourneux et Roudier ont décidé de se concentrer sur des « pratiques s’inscrivant dans les logiques de ce qu’on appelle la littérature industrielle » (p. 8), autrement dit la littérature populaire. Cette forme de littérature gagne à être envisagée du point de vue de sa genèse. En effet, si l’écriture d’œuvres sérielles et populaires présentées dans le numéro est très organisée, ces œuvres sont toutes différentes. Manifestement, aux mêmes (types de) contraintes que sont la gestion d’un temps limité et la nécessité d’organiser la rédaction pour ne pas revenir en arrière, les écrivains répondent de manière idiosyncrasique. Et c’est là un des points forts du numéro : il montre, par des études de cas bien documentées, que les écrivains populaires sont, par l’optimisation à laquelle ils sont poussés, extrêmement créatifs en ce qui concerne la phase de création de leurs romans. Alors qu’on pourrait penser que les écrivains populaires souhaitent en première ligne gagner de l’argent et qu’ils « bâclent » la rédaction de leurs textes par manque de temps et d’envie, ce numéro de Genesis expose une réalité plus complexe : certes, les écrivains « populaires » sont rapides dans l’écriture, mais cette rapidité se traduit par une organisation routinisée (caractérisée par un ordre d’opérations régulier) et optimisée des phases de la genèse (peu de place et de temps sont laissés à l’improvisation ou au retour sur du déjà-écrit), plutôt que par un véritable bâclage de la phase de création.
Une production à la chaîne : études de cas
3Dans la partie « Enjeux » du numéro, Letourneux explore le rôle des éditeurs dans la genèse d’œuvres sérielles à partir du cas de la maison d’édition populaire « Fleuve Noir ». La maison constitue une « écurie d’écrivains » (p. 17) capables de soutenir un rythme élevé de publication (chaque écrivain devant fournir, et avec de l’avance, plusieurs textes par année), de conformer leurs romans à l’identité de la série (architexte) et de rédiger des écrits d’une longueur prédéfinie. À travers des rapports des comités de lecture, des commentaires ou des modifications de l’éditeur, la maison cadre les productions pour les faire entrer dans la série. L’éditeur « Fleuve Noir » devient alors « auctor », c’est-à-dire « garan[t] du sens » (p. 27). Ces contraintes sérielles réduisent la genèse à sa plus simple expression : quelques notes, un premier jet à la machine et une relecture attentive — la phase rédactionnelle peut ne pas dépasser 10 jours ! Letourneux explique que la rapidité et la routinisation de ce processus a deux implications : d’une part, la quasi-impossibilité pour l’écrivain de (re)travailler son œuvre en profondeur ; d’autre part, la planification de la rédaction d’un roman est contrainte par celle des autres romans de la série, autrement dit le calendrier de la rédaction des parties est déterminé par celui de la production du tout (p. ex. calendrier de publication sur l’année ou planning d’écriture pour la journée)2.
4La deuxième section — « Études » — réunit sept articles abordant principalement l’aspect collaboratif de la genèse d’une œuvre sérielle, la rythmicité et la routinisation de l’écriture, ou la question de l’inscription d’un texte dans une série, entre singularité et ressemblance. Nous mentionnons ici les contributions les plus pertinentes pour la problématique abordée par le numéro.
5Sarah Lombert s’attaque à un sujet qui a déjà fait couler beaucoup d’encre : la collaboration entre Alexandre Dumas et Auguste Maquet, mais en adoptant une perspective génétique nouvelle et enrichissante. À partir notamment des rares feuillets autographes de Maquet conservés, Mombert décrit la manière avec laquelle l’écriture à plusieurs mains s’est organisée : une fois que les deux écrivains se sont accordés sur un projet romanesque, Maquet rédige ce qu’ils appellent la « copie », à savoir les grandes lignes de l’intrigue et une première version des dialogues ; Dumas étoffe ce canevas en ajoutant des éléments à l’intrigue et en le (ré)écrivant stylistiquement (dans leur jargon, le « feuilleton »), avant de le transmettre au journal. Si le partage des tâches reste plutôt stable durant la décennie qu’aura duré la collaboration, elle a toutefois connu une évolution. Dans les premières années (1841-1844), Maquet attend la parution du « feuilleton » dans le journal pour poursuivre la rédaction ; à partir du succès des Trois Mousquetaires (1845) et de la signature d’un contrat entre les deux collaborateurs, le plan du roman est fixé de manière beaucoup plus précise, et le développement narratif n’est absolument pas improvisé (malgré ce qu’on pourrait penser de la création de ces romans-feuilletons) : Dumas et Maquet en discutent lors du dîner précédant chaque nouvelle rédaction à deux mains. Par ailleurs, à partir de ce moment et à mesure que se prolonge leur collaboration, Maquet prend de plus en plus de responsabilités, allant même parfois jusqu’à rédiger lui-même le « feuilleton ».
6Letourneux s’intéresse, dans sa seconde contribution au numéro, aux dossiers préparatoires des romans d’espionnage « SAS » de Gérard de Villiers. Conçue dès l’origine comme une collection, la série d’espionnage accueille chaque année quatre romans. Ce rythme de publication pousse de Villiers à optimiser le processus de rédaction : d’abord, le protocole d’élaboration d’un texte est toujours le même ; ensuite, l’écrivain intègre au calendrier d’un roman les publications ultérieures (qui déterminent le temps à disposition pour chaque texte) ; enfin, afin d’éviter les errances de la création (pauses, repentirs…), les histoires sont narrativement, scéniquement ou stylistiquement préformatées. Notons que pareille organisation transpire jusque dans le système d’archivage des dossiers préparatoires : chaque dossier est conservé dans une boîte toujours du même format ; ces boîtes, au nombre final de 200, sont conservées chez l’écrivain et disposées dans l’ordre de parution des romans. À partir de quatre dossiers préparatoires, Letourneux retrace les trois phases de la genèse des romans « SAS » (documentation > synopsis détaillé > rédaction en deux jets). Il montre à quel point l’organisation de la genèse dépend des caractéristiques de la collection elle-même : publier beaucoup et régulièrement (donc écrire vite et continuellement) des romans préformatés (où l’innovation par improvisation n’a pas de place).
7Étudiant également la mise en série au sein d’une collection, Adrien Frenay et Lucia Quaquarelli explorent la genèse des traductions en français de romans américains publiés dans la collection Gallimard « Série Noire » dirigée par Marcel Duhamel. À partir des exemplaires des romans en langue étrangère, conservés dans le fond de Duhamel (directeur de la série), les auteurs de l’article relèvent que le traducteur intervient après que l’équipe de rédaction lui a signalé ce qui doit être coupé (et, par-là, ce qui sera traduit), parfois même la manière dont il doit traduire. Des éléments comme la psychologie des personnages, le rythme de la narration, les enjeux politiques et les références culturelles sont modifiés ou coupés. Le roman américain est utilisé comme un « brouillon » (p. 65) par les équipes de rédaction et de traduction françaises. La genèse de ces romans est donc éminemment collaborative et fait intervenir des acteurs interventionnistes qui adaptent le texte avant de le traduire. La contribution offre finalement une description détaillée du fond d’archive sous forme de tableaux répertoriant par exemple les marques manuscrites des membres de la maison d’édition présentes dans les romans du fond.
8Lucie Amir se penche sur la genèse spécifique du best-seller, objet a priori peu génétique puisque le succès d’un livre est avant tout affaire de réception. Se basant sur deux romans du romancier à succès Michel Bussi, Amir montre comment l’écriture, dictée par l’idée que le roman doit pouvoir se vendre sans délai, est très rapide. L’écrivain rédige ses romans à l’ordinateur, ce qui l’aiderait à tenir un rythme soutenu (Bussi publie entre un et deux livres par année), puisque de nombreux éléments (p. ex. fautes de frappes, ajout d’un adjectif…) peuvent être corrigés ou complétés après une première phase de rédaction. Par ailleurs, la sérialité a ici des implications différentes de celles exposées dans les autres contributions : à l’inverse de l’inscription dans une collection reposant sur des similitudes entre les textes, les acteurs cherchent à singulariser chaque roman. Amir montre qu’au fil des publications, les relecteurs de Bussi s’attachent de plus en plus à différencier des précédents le roman en cours de préparation.
9Enfin, dans la section « Inédit », Luce Roudier reconstitue le « circuit d’écriture » (p. 127) de Michel Allain (surtout connu pour le cycle Fantômas co-écrit avec Pierre Souvestre) à partir des archives de l’écrivain et plus particulièrement de rouleaux de cire enregistrant sa voix. Devant répondre à des contraintes de publication industrielles (il doit écrire beaucoup et rapidement), l’écrivain a organisé et structuré la genèse de ses romans de manière originale. Après une phase de planification sous forme de liste, Allain rédige une première version manuscrite qu’il dicte sur des rouleaux de cire à sa dactylographe, celle-ci transcrivant ensuite l’enregistrement ; l’écrivain corrige la transcription (notamment la ponctuation), puis la deuxième version est mise au net par la dactylographe ; cette version correspond quasiment à ce qui est ensuite publié.
La parole à l’éditrice : le cas « Harlequin » en France
10La partie « Entretien » du numéro offre un témoignage rare et précieux du fonctionnement de la maison d’édition Harlequin. Une ancienne responsable éditoriale de la fameuse collection de romances explique que les textes, provenant des collections Harlequin aux États-Unis, doivent correspondre à l’identité d’une des collections françaises pour être sélectionnés. Les romans sont ensuite traduits en français et réécrits par des rewriters professionnels ou l’éditeur de la collection –— ceci principalement dans le but de faire passer le sens du texte et les émotions avant le style. Les romans Harlequin (depuis une dizaine d’années, la maison publie également des autrices françaises et non plus seulement des traductions) sont produits à un rythme soutenu et selon un processus rationnalisé : dans la phase rédactionnelle, l’écrivaine se soumet à l’identité de la collection pour laquelle elle écrit ; dans la phase éditoriale, l’éditeur choisit un texte pour la thématique abordée (le manuscrit n’est pas lu), puis le roman est traduit (si l’original est en anglais) et réécrit. La genèse de ces romans publiés dans des collections populaires au format prédéfini suit une véritable « chaîne de production » (p. 125), à laquelle contribuent divers acteurs.
Œuvres à la chaîne
11Le numéro offre un certain nombre d’articles très riches, qui explorent dans le détail des genèses et dossiers génétiques particuliers (notamment la création sur rouleaux de cire par Allais ou la collaboration Macquet-Dumas à partir de documents autographes), ayant peu — ou pas encore — fait l’objet de recherches. Il ressort de la lecture de l’ensemble que l’écriture d’œuvres inscrites dans une sérialité est éminemment collaborative : de la dactylographe qui transcrit les rouleaux de cire d’Allais aux éditeurs et éditrices des collections de « Fleuve Noir » ou d’« Harlequin », tous font partie des acteurs de la genèse. Cette composante collaborative, qui n’est — on le rappelle — pas propre à un certain type de littérature, mérite d’être soulignée, car elle marque fortement la genèse des romans sériels. Elle contribue sans doute au fait que, dans ce type de littérature, la singularité de l’auteur passe au second plan voire s’efface derrière le sujet du roman ou de la collection. Les différentes contributions montrent également que la genèse de ces œuvres est parfaitement organisée et routinisée. Peu de place n’est laissée au hasard ou à l’improvisation. Comme il faut suivre des rythmes de publication soutenus, dictés par les logiques marchandes de notre société capitaliste, les phases rédactionnelles sont planifiées et optimisées : c’est une sorte de chaîne de production fordiste à laquelle les acteurs de la genèse participent. On est loin de la genèse qui se déroule à un rythme tortueux et improvisé, où ce qui a déjà été écrit peut sans cesse être modifié, et où l’écrivain peut passer d’une phase de rédaction à une phase de planification — prenant alors la genèse des œuvres sérielles et populaires à rebours. Les romans eux-mêmes sont prévisibles : l’intrigue est pré-calibrée et vise à s’inscrire dans l’architexte de la série, ou au contraire à s’en distinguer. Aussi, la dernière livraison de Genesis éclaire très bien et dans le détail comment les injonctions et les conditions de production façonnent les œuvres sérielles.
Œuvres sérielles, œuvres populaires : des produits industriels, sans distinction ?
12Le numéro montre que la littérature populaire entretient une certaine affinité avec la sérialité, par le type de genèse spécifique qu’elle suppose. Certes, et Letourneux le mentionne dans l’introduction : la sérialité n’est pas propre à la littérature populaire. Cependant, le choix du corpus « populaire » du numéro (qui ne comporte pas de contre-exemple) et le manque de distinction, à l’échelle du numéro, entre ces deux types de littérature, crée un double biais : toute littérature populaire est sérielle, et toute littérature sérielle est populaire. On comprend, à la lecture, que ces deux types de littérature se ressemblent parce qu’elles partagent les mêmes conditions de production (fortes contraintes temporelles, économiques et éditoriales). Cependant, et pour prendre le problème par l’autre bout, une littérature populaire peut-elle être produite autrement qu’en respectant ces contraintes ? Même question pour la littérature sérielle : est-elle nécessairement soumise à des injonctions de calendrier, d’argent et d’inscription éditoriale ? La question de la nécessaire corrélation entre conditions industrielles de production et produit mérite d’être posée.
13Ensuite, le manque de distinction a pour conséquence que quelques contributions s’écartent de la double thématique en ne traitant que d’œuvres populaires (la franchise Harry Potter ou la genèse d’une fanfiction). Ainsi, pour éviter que toute littérature sérielle ne soit populaire, il est dommage que d’autres genres ou formes de littérature concernés par la sérialité n’aient pas été pris en considération. On pense notamment aux séries de bande dessinée, qui auraient eu toute leur place parmi les productions mentionnées et auraient offert un éclairage intéressant. La sérialité, quelle qu’elle soit, est un trait caractéristique d’un bon nombre de ce type de productions : les premiers Tintin, pour ne prendre qu’un exemple, ont été publiés en plusieurs tranches — autre type de sérialité, à l’échelle de l’œuvre et non d’une collection — dans le supplément du journal Le Vingtième Siècle. Des séries de littérature pour enfants — « Club des cinq », « Bibliothèque verte », « Chair de Poule »… — auraient également permis de désamorcer la corrélation biaisée entre deux formes de littérature qui ont de fortes affinités mais qui ne se présupposent pas nécessairement.