Tong-jin Seo, « Droits humains, citoyenneté et sexualité. Politiques et mouvements sociaux des minorités sexuelles en Corée du Sud »
1Marion GILBERT
Avant-propos par Marion Gilbert
2L’article de Tong-jin Seo a été écrit au début des années 2000. Il est important de le préciser car ses propos s’inscrivent dans une période particulière de redéfinition de l’identité politique LGBT en Corée du Sud. Il s’agit donc d’un tournant tant d’un point de vue de la manière de se penser en tant que minorité sexuelle que d’un point de vue de l’organisation des mouvements associatifs. Le sociologue revient sur la constitution de ces mouvements dans les années 1990 ainsi que sur la définition de soi en tant que sujet sexuel à l’aune de la démocratisation du pays. Ses propos peuvent parfois sembler datés, et pourtant, ils éclairent de manière concrète ce qu’était l’enjeu pour les minorités sexuelles. Loin de vouloir plus de visibilité dans l’espace public, la revendication de droits servait d’abord à rester invisible dans des espaces communautaires clos, ce qui pousse le lecteur français à s’interroger sur les formes et enjeux multiples que peuvent revêtir les mouvements homosexuels en dehors de nos représentations communes européennes.
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Droits humains, citoyenneté & sexualité. Politiques & mouvements sociaux des minorités sexuelles en Corée du Sud
Introduction
3Après 1990, le mouvement pour les droits des minorités sexuelles en Corée du Sud, pays qui a commencé à voir paraître en son sein une institutionnalisation des mouvements sociaux, s’est défini par des concepts tel que celui de « minorité » et a adopté des projets politiques pour la citoyenneté et les droits de l’homme, entre autres. Le mouvement a lié les identités sexuelles marginalisées à des catégories de droits comme la citoyenneté et les droits de l’Homme, et les sujets qui s’y rapportent se sont eux-mêmes représentés politiquement, ce qui est à la fois un phénomène historique et la mise au jour d’une tension interne complexe. Il s’agit d’affaires lointaines à la Corée du Sud, certes, mais le féminisme lesbien radical ainsi que le mouvement de libération homosexuelle qui ont marqué les revendications pour les droits des minorités sexuelles dans les pays occidentaux durant les années 1960 et 1970, ont ensuite vu apparaître les études politiques queer au tournant des années 1990. Celles-ci ont été vivement critiquées en raison de l’idéal d’identités minoritaires que représentaient leurs politiques en faveur d’identités multiculturelles, par des concepts tels que les droits de l’homme ou la citoyenneté, et ont même été traversés par des liens d’opposition.
4L’après 1990 marqua un grand changement car la vie et la réalité des minorités sexuelles commencèrent à être problématisées, à travers des débats qui concernaient l’identité sexuelle dans le nouvel ordre des droits internationaux et l’identité citoyenne au sein de l’Union Européenne (Stychin, 2001 ; Fassin, 2001 ; Sanders, 2002). Enfin, c’est surtout à cause de la « guerre des sexes » (Duggan & Hunter, 1995 ; Warner, 2002), qui s’ancra autour de la réforme de la loi de Défense du mariage aux États-Unis et du droit au mariage homosexuel, qu’émergèrent ces débats. Bien que cela ait contribué à « tolérer » les minorités sexuelles dans l’espace public, celles-ci ont en même temps été normalisées dans le domaine privé à travers les idéaux de tolérance multiculturelle, de tolérance sexuelle et de droit à la vie privée, ce qui a établi un nouvel ordre sexuel les excluant de facto. En conséquence, garantir les droits des minorités sexuelles ainsi que leur citoyenneté revient également à introduire le principe initiateur d’un nouveau contrôle qui inclut/exclut les sujets dans/de la société. De ce fait, lier les catégories « d’identité sexuelle », « d’homosexualité » au droit et particulièrement à la « citoyenneté » soulève de nouvelles questions en rapport avec le caractère épistémologique et politique du droit préalablement considéré comme « naturel ». Ce dernier entraînait des répercussions sur la vie de chacun et a évidemment eu pour effet la réorganisation de l’identité des sujets non-hétérosexuels qui, on peut le supposer, reproduisaient les normes.
5Cet article vise à mettre en lumière les choix stratégiques qui permettent la constitution de soi en tant que sujet politique à travers les droits et les mouvements pour les minorités sexuelles en Corée du Sud ainsi qu’à analyser l’identité de ces mouvements et les effets de leur organisation sur leurs perspectives. Ma thèse consiste à dire que la catégorie de « minorité » a défini la vie sociale des individus en tant que « sujet social et politique », qu’elle a consolidé la classe dominante à travers le discours sur la formation des identités sexuelles minoritaires au sein de la société sud-coréenne. Je présenterai les éléments essentiels qui ont rendu décisive une stratégie d’identification de soi aux droits humains, puis j’exposerai brièvement le développement des mouvements pour les minorités sexuelles à travers la citoyenneté et les droits de l’homme en Corée du Sud. Présenter la vie non-hétérosexuelle en tant que politique de droit peut être critiqué à cause de l’hétéronormativité que renferment les concepts de droits humains et la citoyenneté. Toutefois, je reviendrai essentiellement sur le fait que les questions sont contraintes par des fondements politiques des droits capitalistes qui limitent la vie sexuelle à l’espace privé. En dernier lieu, je présenterai brièvement les discussions que soulève la citoyenneté sexuelle récemment au cœur des polémiques.
6Pour cela, j’adopterai le plan qui suit. Dans la première partie, je démontrerai que l’émergence des ressources importantes pour le développement politique des minorités sexuelles ainsi que des droits de l’homme et de la citoyenneté en Corée du Sud correspond à la diffusion d’un capitalisme global ainsi qu’à l’avènement d’un nouvel ordre international des droits humains. Dans la deuxième partie, nous observerons le processus de formation de la communauté et de l’identité homosexuelle dans la société sud-coréenne. Dans la troisième partie, j’analyserai les façons dont l’identité d’une communauté minoritaire se constitue dans une relation de régulation mutuelle avec les catégories de citoyenneté et de droits humains, entre autres. Enfin, je défendrai dans la dernière partie le point de vue selon lequel le processus de tolérance envers les minorités sexuelles, considérées comme des sujets citoyens et de droits, implique nécessairement un rapport d’opposition et de conflits incessants. Au cours de cet article, je mettrai également en parallèle les débats concernant la citoyenneté sexuelle qui s’imposent à l’époque contemporaine tout en offrant des perspectives sur le mouvement des minorités sexuelles en Corée du Sud.
1. Prémisses historiques des mouvements des minorités sexuelles par la politique du droit
7Au cours de ces dix dernières années, la catégorisation des minorités sexuelles, à commencer par les personnes homosexuelles, a été pensée à travers la catégorie des droits humains. En effet, cette réalité a été décrite dans une logique discriminante concernant le « droit » des minorités sexuelles ainsi que des défavorisés sociaux (yakja) tels que les femmes, les migrants et les personnes handicapées, à mener leur propre vie sociale et humaine. Comme résultat de ces changements, les droits des homosexuels ont été activement mentionnés1 dans diverses organisations nationales telle que la Commission nationale des droits de l’Homme. Les jurés se sont succédé dans des procès concernant les minorités sexuelles et ont fini par juger que les homosexuels devaient pouvoir jouir des droits fondamentaux prévus par la constitution. Cela revenait à réclamer des mesures, un système et des lois concrets pour garantir les droits humains en les élargissant aux minorités sexuelles, ce qui marqua un moment d’apogée en la matière en Corée du Sud. En revanche, la prise de conscience a été tardive, étant donné que ce changement était dû à une vision universaliste des droits de l’Homme. Il était extrêmement naïf de penser que l’expansion des droits aux homosexuels se réduisait à leur application. Ces propos soulèvent la question politico-épistémologique de savoir comment rendre visible et définir, dans les discours politiques et juridiques, des sujets sociaux déterminés et matérialisés par l’intermédiaire de la sexualité. Si on se limite aux homosexuels, cela passe par des changements en eux-mêmes, en commençant par le retrait des actes sexuels homosexuels de la catégorie des crimes et délits, par la reconnaissance du mariage pour tous qui a marqué le xxe siècle ainsi que par la visibilisation de l’identité homosexuelle, de l’homosexualité et des formes (juridiques, politiques, systémiques, comportementales) du discours médiatisé à leur propos.
8Par exemple, le changement des comportements en matière de « droits » des « minorités sexuelles » au sein de la société sud-coréenne est en partie dû à des transformations diverses du système de contrôle touchant à leur position sociale, les droits sexuels et la place des femmes. Les mécanismes internationaux de protection des droits humains ont évidemment joué un rôle majeur dans ces changements. […]
9Cependant, les activités de ces associations et organisations ont été la cause d’une violente résistance de la part des forces conservatrices des pays et régions où elles avaient lieu, qui justifiaient leur réaction en disant qu’elles constituaient une menace pour leurs valeurs sociales et leur tradition. En revanche, la catégorisation de la non-hétérosexualité ainsi que son interdiction et sa punition peuvent être considérées comme un héritage juridique de la colonisation. Définir les minorités sexuelles en tant que « dégénérescence » occidentale est donc contradictoire puisque c’est le dominant impérialiste qui a fondé diverses catégories juridiques ainsi que des politiques éducatives et culturelles. Il est d’autant plus difficile de nier l’existence de sexualités non-hétérosexuelles dans ces pays puisqu’elles ont largement perduré dans les sociétés non-occidentales. En outre, la protection des droits des minorités sexuelles inhérente au nouvel ordre international des droits humains ne reçoit pas nécessairement un accueil chaleureux, même dans les camps progressistes. Cela a pour mérite d’attirer notre attention sur les critiques exposées par les chercheurs de la théorie queer post-coloniale, notamment concernant la standardisation des diverses identités sexuelles en un ordre de genre et de sexualité occidental dans les sociétés non-occidentales. Ces critiques témoignent du conflit opposant ceux qui considèrent les droits sexuels comme un principe universel et ceux qui en font un principe particulier, tel qu’il a été mis au cœur des débats en France en même temps que la citoyenneté européenne (Jackson, 2000 ; Mclland, 2000 ; Altman, 2003). Quoi qu’il en soit, en appartenant à ce nouvel ordre international des droits humains, la Corée du Sud, qui s’est d’abord interrogée sur les questions démographiques du plein emploi des femmes, sur leur santé et sur les violences qu’elles subissaient avant de s’intéresser aux droits des minorités sexuelles, n’a pu continuer à ignorer les réglementations et contraintes imposées par ce nouvel ordre.
10Néanmoins, l’important n’était pas de savoir si la Corée du Sud possédait une réelle puissance d’agir sur ces contraintes ainsi que sur l’exécution de cet ordre mais plutôt de savoir comment l’État réorganisait et problématisait dans ses politiques et ses institutions les questions qui portaient sur la sexualité. L’ordre international des droits humains utilisait sa propre grammaire normalisée, tout comme la Commission des droits de l’homme nationale utilisait une définition selon laquelle « il fallait protéger de la discrimination selon l’orientation sexuelle ». Cependant, loin de refléter des normes universelles, ces concepts sont les résultats d’arrangements complexes au sein même de cet ordre. Il ne peut y avoir qu’une limite si l’on considère l’orientation sexuelle comme un droit qui permet la poursuite de la stabilité et du bonheur dans le domaine de la vie privée. En effet, dans de nombreuses sociétés, cela permet de passer sous silence ou de relativiser les revendications de droits sociaux soulevées par les homosexuels tels que les problèmes liés à l’embauche, à la santé, à l’éducation, à l’adoption, à la domiciliation, à la reproduction, etc.
11D’une part, la globalisation des médias ainsi que la circulation des biens ont provoqué un bouleversement dans la construction identitaire des minorités sexuelles2. La diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication, à commencer par l’Internet, a radicalement changé la manière dont se définissaient les identités homosexuelles dans quasiment tous les pays. Nous utilisons désormais divers vocables introduits par les études sur la sexualité en Occident, mais cela n’empêche pas que s’y mélangent des catégories émiques conçues par les minorités sexuelles pour organiser les désirs et rapports sexuels non-hétérosexuels. En conséquence, il est difficile de caractériser d’homosexuels les comportements et les désirs non-hétérosexuels des générations précédentes. À partir du milieu des années 1990 en Corée du Sud, une séparation s’est faite entre des catégories de mots (homo, gay, amour homosexuel, homosexuel, iban3) utilisés parfois comme insulte (homo), parfois comme désignations normalisantes issues des sciences (gay, transgenre) ou encore comme des matérialisations identitaires d’une culture communautaire (iban). Homo est un terme méprisant pour qualifier les homosexuels, là où transgenre désigne une personne assignée à la naissance au sexe masculin mais qui se pense femme. Les homosexuels revendiqueront le terme « gay4 », communément utilisé par la société, pour ne plus être appelés « homos »
12Cependant, ce travail de « correction » apporte en même temps une nouvelle classification des identités sexuelles et constitue un processus d’institutionnalisation de ces identités que l’on établit en se rapportant à celles du passé. Il est impossible que des individus de même sexe qui entretenaient des relations intimes dans les années 1970-1980 en Corée du Sud se voient assigner des catégories de « gay », « transgenre », « bisexuel », etc. En réalité, il faudrait utiliser une terminologie d’époque, intégrée dans la subculture homosexuelle de ce moment. Cela inclut par exemple les hommes qui aimaient s’habiller en femme (qualifiés de « deodeok »5 dans le jargon culturel), les transexuel·le·s, l’hermaphrodisme, les hommes qui se mariaient avec des femmes hétérosexuelles et qui vivaient en couple tout en ayant des rapports sexuels actifs avec d’autres hommes (le terme le plus proche serait « homo6 »), les homosexuels qui agissaient comme des femmes enfermées dans le corps d’hommes, et pour qui les relations homosexuelles passives relevaient du destin (ils étaient couramment appelés des « bogal » — « tante7 »), ainsi que les hommes qui se prostituaient dans la rue (ils étaient appelés « kilnyŏ » — « fille de rue »). Réduire les sujets, dont le choix de leur propre identité ainsi que de leur désir sont imbriqués dans différentes catégories, à l’homosexualité ou à la transidentité, n’est possible qu’à l’intérieur des critères d’identité contemporains. Les sujets appartenant à des subcultures homosexuelles passées mélangent de façon complexe le désir sexuel, l’objet sexuel ainsi que l’identité de genre, autrement dit la féminité et la masculinité. Malgré l’existence indéniable d’un désir homosexuel continu, il est, à mon sens, difficile de le lier à des identités sexuelles spécifiques et contemporaines.
2. Sélection & stratégie du mouvement des minorités sexuelles après 1990
13En résumé, la culture reposant sur une identité homosexuelle peut être pensée comme un mode de vie qui prend largement appui sur une supposée identité sexuelle commune à laquelle sont intégrés des individus qui agissent de façon réciproque et continue durant une longue période. Ce n’est pas exagéré de dire qu’il n’y a presque plus aucun point commun entre la génération qui a vécu une expérience de soi fondée sur le modèle de minorité sexuelle après le milieu des années 1990, et celle des personnes plus âgées qui s’identifiait en tant qu’individu estimant (soi-même) ressentir un désir pathologique envers le même sexe et pensant échouer à la logique universelle de reproduction et du mariage. De même, les liens entre ces deux générations sont coupés. Finalement, il est forcément difficile pour les sujets faisant partie d’une subculture préexistante, formée sur la base du désir homoérotique, de saisir une homogénéité de l’identité homosexuelle fondée sur sa vérité sexuelle, sur le « coming-out » ou encore sur « la conscience de son identité sexuelle ». Il n’existait pas d’identité claire et distincte pour qualifier les relations du passé entre personnes de même sexe, appelées plus largement « homosocialité », et désigner l’objet de leur désir. Par exemple, de nombreux hommes d’âge mûr qui expérimentent les rapports homosexuels pensent que tous les hommes ont des désirs homosexuels, mais que, contrairement à eux, ils en sont inconscients. À leurs yeux, l’homosexualité et l’hétérosexualité ne sont pas deux éléments hétérogènes de la sexualité. Ils affirment plutôt que le désir est un large spectre et que le leur s’attache de façon démesurée à un objet sexuel particulier. Finalement, cela revient à dire que le désir homoérotique se définit sans rapport avec le sexe ou l’identité sexuelle8.
14Quand on prend cela en considération, il est difficile de dire que le développement des communautés LGBT en Corée du Sud ainsi que l’institutionnalisation de divers savoirs sociaux sur l’identité sexuelle ne sont pas liés, pour la plupart, à la globalisation des médias ainsi qu’à la circulation des marchandises. Par les termes mêmes de « gay », « lesbienne », « trans », etc., par les qualificatifs qui servent à définir un rôle sexuel comme « top/bottom » et « butch/fem » et jusqu’aux expressions qui déterminent un acte politique et social comme « coming-out », « homophobie », « pride », « outing », « communauté », l’identité de la communauté LGBT sud-coréenne imiterait en majeure partie l’identité homosexuelle américaine et occidentale. Ce processus d’imitation et de réappropriation a été rendu possible par la globalisation des médias qui ont véhiculé les identités gaies, lesbiennes à travers divers produits. Les discours universitaires ont joué un rôle très important dans « la globalisation gaie ». Les savoirs scientifiques comme la théorie queer, le cinéma queer, les études gaies et lesbiennes, sont présents en études culturelles, cinématographiques, littéraires, etc.
15Par conséquent, l’institutionnalisation internationale des droits humains et la mondialisation des échanges ont forgé l’identité des minorités sexuelles dans la société sud-coréenne et ont exercé une influence notable dans sa régulation. Ces causes doivent être pensées comme des éléments qui ont préparé à « la possibilité de reconnaissance » qui était éminemment nécessaire pour se définir et avoir conscience de son identité en tant que minorité sexuelle au sein de la société. En revanche, il serait hâtif d’estimer que la culture homosexuelle occidentale a été simplement « importée » en Corée du Sud. Le changement néolibéral de la société sud-coréenne après le mouvement de démocratisation des années 1980 a été au fondement d’importantes transformations dans la sphère de la vie quotidienne, tout comme on peut le voir à travers les discours sur les nouvelles générations.
16Il a été difficile de maintenir une division sexuelle entre un mari, pilier économique de la famille, et une épouse chargée de fournir une protection émotionnelle. Le taux de divorces des couples mariés est monté en flèche, il y a eu une réorganisation des relations qui se fondaient sur l’intimité. De plus, le plaisir sexuel et le désir sont devenus des questions cruciales au sein des relations intimes. La sexualité s’est ainsi peu à peu éloignée de la procréation et de la famille pour devenir un moyen de réalisation de soi et de sa liberté individuelle. Le désir homoérotique s’est alors retrouvé face à une situation nouvelle, qui n’est pas pour autant synonyme d’oppression ou de discrimination. Comme cela a déjà été mentionné, les relations intimes (d’un point de vue large) entre personnes du même sexe, que l’on peut recouper sous le terme d’homosocialité, existaient déjà puisque les rapports homosexuels, largement répandus, n’avaient aucun lien avec une quelconque identité sexuelle. Au contraire, c’est à cet instant qu’est advenu un nouvel ordre sexuel par lequel le sujet construit et établit sa propre identité.
17C’est ainsi que des personnes se sont éloignés d’une subculture ghettoïsée pour prendre conscience de leur désir homosexuel. Leurs réseaux ont été définis par le concept de « culture » pour qu’apparaisse un nouveau mouvement qui organise leurs relations. Le point de départ communément donné est le premier rassemblement d’homosexuels connus en Corée du Sud « Ch’odonghoe » puis les suivants (« Ch’ingu sai » ou « Kkirikkiri », etc.) qui forment une sorte d’arrière-plan à ce mouvement. On suppose que ces rassemblements ont augmenté l’intérêt social à propos du sida et ont contribué à inonder la société sud-coréenne d’informations à propos de cette subculture homosexuelle. C’est ce qui a permis de définir la sociabilité homosexuelle préexistante sous le concept de « culture ». En réalité, les groupes tels que Ch’odonghoe et Ch’ingusai ont publié des magazines qui ont laissé comprendre que l’objectif de leurs activités était de créer une « culture commune », grâce à la mise en pratique de rites et d’habitudes des rapports homosexuels dans des bars, cinémas, bains publics et sauna pour améliorer ce qui était préalablement appelé la « culture de Nakwŏndong9 ». Peu après, les rassemblements homosexuels à l’université ont soulevé des questions radicales à propos des politiques sexuelles mais cela a eu pour effet de créer un modèle d’homosexualité à partir d’une autre identité culturelle commune.
18Après le milieu des années 1990, les discours sur l’homosexualité ont explosé mais dès le milieu des années 1980, s’est créé dans une partie de Séoul un réseau social homosexuel sur lequel les individus s’appuyaient pour mener des mouvements sociaux pour les droits des homosexuels qui reconnaissaient leur vie sociale comme une « culture » ou encore « un mode de vie ». Le modèle de « minorité ethnique » en tant que groupe social spécifique a été largement repris pour fonder une identité culturelle ou un mode de vie commun venu des sociétés occidentales, ce que désigne la notion de « minorité sexuelle » en Corée du Sud. Il n’est pas tout à fait faux de dire que l’identité homosexuelle sud-coréenne est similaire à la culture gaie et lesbienne. Les textes qui font mention d’un désir de narrer une histoire continue de l’identité homosexuelle en Corée du Sud utilisent des notions comme celles de la « culture de Sindangdong10 », la « culture de Namsan » ou encore la « culture d’It’aewŏn ».
19Dans les pays capitalistes occidentaux, la tendance principale au sein des mouvements homosexuels contemporains est de normaliser l’homosexualité. Durant ce processus, les mouvements définissent une communauté similaire à celle des minorités ethniques en se fondant sur la sensibilité à une culture et à un mode de vie où l’on partage le même réseau interpersonnel (ici de désir homosexuel). Cela détermine l’importante particularité politique du mouvement homosexuel. La politique des minorités sexuelles peut être résumée par « l’homophobie » et le « coming-out » d’homosexuels qui s’éloignent de la haine de soi et de comportements négatifs vis-à-vis de leur homosexualité pour se reconnaître et s’affirmer via le « coming-out » alors que l’hostilité et la haine envers les homosexuels, c’est-à-dire l’homophobie, sont rejetées afin de développer une stratégie multiculturelle et tolérante qui revendique la tolérance ainsi que la reconnaissance de leur identité sexuelle. En Corée du Sud, les divers mouvements pour les minorités sexuelles, à commencer par celui pour les homosexuels, ont adopté ce point de vue. Leur politique identitaire vise à revendiquer la (re)constitution de leurs relations sociales en une communauté fondée sur l’expérience culturelle d’un mode de vie partagé. En soulevant également la question des « droits » qui reposent sur une communauté d’intérêts particuliers, les homosexuels se définissent en tant que sujets politiques. Les politiques menées en faveur de la reconnaissance de leur identité peuvent ainsi être vues comme un prolongement des politiques libérales globales. En revanche, si les homosexuels sont considérés comme sujets de droits, grâce à une politique identitaire favorable, le projet même de « minorité sexuelle » se perd inévitablement dans d’irréductibles humiliations intimes. En effet, non seulement définir un sujet sexuel en tant que sujet de droits entre en opposition avec des droits hétéronormatifs mais se redéfinir en tant que sujet de droits a aussi pour conséquence de définir l’identité sociale des individus homosexuels par opposition à la société.
3. Des minorités sexuelles en tant que sujets de droits humains & de citoyenneté
20Il est possible de dire qu’à une large échelle le processus d’institutionnalisation des mouvements gais et lesbiens, qui se fonde sur le modèle de « minorité » au sein de la société sud-coréenne, a un lien profond avec le développement rapide des discours sur les droits humains. L’influence exercée par les normes du nouvel ordre international des droits humains ainsi que l’hégémonie du discours des droits qui a émergé brusquement durant les mouvements de démocratisation des années 1980 ont accéléré l’élaboration d’une réalité sociale homosexuelle à travers ce concept de droits grâce aux prémices du mouvement gay. Par conséquent, la problématisation de la vie des minorités sexuelles par ce concept des « droits » a eu une grande influence sur la pérennisation du modèle de « minorités sexuelles » en tant que communauté minoritaire qui partage un intérêt et une compréhension commune des droits. Les mouvements des homosexuels qui se rassemblaient de façon amicale et pour qui le développement personnel de chacun aboutissait forcément à la transformation de leurs statuts en organisation pour les droits humains, et les discours sur les droits qui façonnent ce modèle communautaire se sont concrétisés en des débats autour de sujets problématiques comme la suppression de l’article de catégorisation des films qui excluait des objets d’examens les productions audiovisuelles où figuraient des homosexuels, l’élimination des contenus homophobes dans les manuels scolaires destinés aux collèges et aux lycées, traduisant la volonté de ne pas considérer les contenus à caractères homosexuels comme nocifs pour la jeunesse dans les médias de communication à commencer par l’Internet (résultat de l’imprévisible renforcement de la législation concernant les expressions à caractère sexuel après le lancement de la Commission de protection pour la jeunesse), etc. Ainsi, il était difficile d’avoir une position radicale concernant la politique sexuelle et de proposer un bouleversement fondamental de l’ordre social hétéronormé ou bien un mouvement social qui revendiquait des réformes législatives, institutionnelles, des mesures pour l’inclusion sociale sur cette base d’informations et de savoirs (sociaux ou démographiques) sur les homosexuels.
21[…]
22En revanche, les effets du mouvement social concernant les minorités sexuelles ne se concentrent pas sur l’édification d’un mouvement en lui-même mais sur l’influence qu’il a eu sur la création d’une association des minorités. Pour ces dernières, le résultat le plus abouti est le « community building » (renforcement communautaire) dont il est souvent question lorsqu’on parle d’homosexualité. Les discours sur les droits humains et sexuels ont permis aux homosexuels de se penser de façon positive et même si les minorités sexuelles continuent de vivre en dissimulant leur identité sexuelle en la laissant dans le domaine privé, la communauté les encourage à nouer des liens sociaux un peu plus audacieux. Ainsi les espaces subculturels homosexuels isolés et cachés, principalement situés dans les grandes villes, à commencer par Séoul, ont été révélés au grand jour par les médias de masse, ce qui a considérablement changé la communauté. Les quartiers comme Nakwŏndong, qui étaient préalablement considérés comme des espaces secrets liés à une subculture sexuelle, sont devenus des lieux qu’ils pouvaient fréquenter sans trop de peur ni d’anxiété. En effet, les endroits qui permettraient d’avoir des relations sexuelles d’une nuit et dans lesquels il fallait dissimuler son identité sociale, tels que les théâtres, les parcs, les toilettes publiques, des lieux caractéristiques de cette subculture, ont été remplacés par des clubs, des bars, des bains publics (jjimjilbang), des saunas, des salons de massage, des cinémas et des vidéos clubs toujours plus nombreux. Ces lieux d’amitiés sexuelles étaient d’abord perçus comme des espaces où l’on pouvait avoir une sociabilité « homosexuelle » ou revenir à l’état de « vrai soi sexuel » en quittant le simulacre hétérosexuel que la plupart des homosexuels devaient jouer dans leur vie quotidienne.
23Le changement le plus important a sans doute été l’apparition d’une communauté virtuelle formée à travers les technologies de l’information et de la communication. Les rassemblements créés via les cercles d’amis homosexuels qui ont commencé sur des services de communication par ordinateur tels que Hait’el, Chŏllian, Naunuri ou encore les services téléphoniques ont eu une importance décisive. L’apparition de l’Internet a été accompagnée de la multiplication de sites et portails lesbiens et gais comme Iban city, Happy iban ou TGnet et a fourni des ressources essentielles et diverses pour que des cercles homosexuels se forment en fonction de leurs relations quotidiennes, de leur consommation de pornographie, de leurs goûts, de leur âge, région, etc. Par conséquent, plus que les mouvements fondés officiellement sur la base des droits humains, ce sont les réseaux sociaux spontanés qui ont exercé une influence plus importante sur la vie des minorités sexuelles. Après à peine quelques années, ces derniers se sont transformés en un marché non-négligeable qui visait des consommateurs homosexuels. De nombreux services ont vu le jour, en commençant par les salons de massage, les boîtes de nuit et même des voyages organisés à but sexuel à l’étranger. En ce qui concerne les gays, la standardisation des corps, de l’apparence, du mode de vie, a fait exploser leur consommation de services fitness, sportifs et vestimentaires. En revanche, il est possible de dire que ceux qui consommaient activement dans ce marché étaient des hommes ayant fait de longues études avant l’âge du mariage (jusqu’à leurs 30 ans environ). Ils étaient issus des classes moyennes supérieures et faisaient partie d’une classe sociale disposant de revenus relativement importants. Ainsi, non seulement ils ne montraient aucune résistance à gayfier leur identité de consommateurs, mais étaient au contraire enthousiastes à l’idée de s’imprégner d’un mode de vie gay venu des États-Unis. Ils s’intéressaient à l’achat d’articles (des sous-vêtements aux accessoires) de marques à la mode et étalaient avec fierté une position symbolique en se rendant attractif par leurs achats, les voyages, les films qu’ils regardaient, la musique qu’ils écoutaient, etc.
24Cette façon d’être homosexuel limitait les perspectives du mouvement, son élargissement ainsi que sa croissance dans la société. Les relations sexuelles libres qu’il aurait été relativement difficile d’imaginer quelques années auparavant, ainsi que la garantie d’une vie privée satisfaisante grâce à la consommation, ont fait porter l’attention de la majorité des minorités sexuelles sur le droit à la vie privée, à la « privacy ». Cela s’est d’abord reflété à travers les formes de contestations contre l’outing11 mais également sous d’autres formes qui ont rendu le mouvement des minorités sexuelles négatif et impassible. Il était nécessaire de participer et de se renouveler dans le domaine public afin de revendiquer des droits sociaux propres aux minorités sexuelles (la prévention ainsi que la mise en place de politiques contre le VIH, la professionnalisation de la lutte contre VIH, son institutionnalisation, la création de lieux dédiés) et de soulever les inégalités dans la garantie et la distribution des droits en fonction de l’identité sexuelle. Cependant, que ce soit dans les aires de jeux pour enfants, dans les écoles ou dans le domaine de la santé publique, le seul droit qu’avaient les minorités sexuelles était celui de « garder secrète » leur identité sexuelle. Les mots de droits humains, de démocratie, de minorités et autres étaient utilisés à tort et à travers mais les débats sur les solutions à apporter dans le domaine public et en faveur de l’amélioration de la vie des minorités sexuelles sont devenus de plus en plus rares. Il serait en revanche réducteur d’estimer que ce résultat traduit leurs propres désirs et une propension conservatrice de la part des minorités sexuelles. Au contraire, on peut penser qu’elles ont agi ainsi parce qu’elles avaient compris très tôt qu’on les « tolèrerait » à condition qu’elles gardent privée leur orientation sexuelle ainsi que leur comportement de consommateur et qu’elles soient régulées par l’hétéronormativité dans l’espace public.
4. Conclusion : Au-delà des politiques pour une citoyenneté sexuelle
25La probabilité pour que ces arrangements contradictoires se poursuivent est faible. Même si le modèle d’une identité culturelle commune fondée sur la consommation d’un mode de vie dans le domaine privé persiste pour les minorités sexuelles qui tentent de le préserver en l’incluant dans la catégorie des droits humains, elles ne pourront éviter la contradiction interne. On peut alors dire que cela commence par une hypothèse politique et épistémologique fondamentale des concepts de citoyenneté et de droits humains. Il est possible de vérifier ce point à travers les questions qui concernent la citoyenneté des minorités sexuelles au sein de la société sud-coréenne. Comme d’autres articles l’ont déjà analysé, l’un des changements décisifs pour la vie sociale des communautés homosexuelles a été l’acquisition d’une garantie à pouvoir jouir de la citoyenneté quelle que soit l’orientation sexuelle des individus (Seo Tong-jin, 2005). Jusqu’à il y a peu, les minorités sexuelles en Corée du Sud étaient des « non-citoyens » qui ne pouvaient jouer aucun rôle dans les décisions politiques et sur le droit. Les minorités sont devenues des citoyens à part entière seulement grâce à leur incorporation en tant que sujets hétéronormés, ce que l’on différenciait de leur identité sexuelle.
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27Il est impossible de passer outre les responsabilités et devoirs qui découlent des droits lorsque l’on attribue la qualité de citoyen aux minorités sexuelles. Quels sont donc les devoirs et responsabilités des sujets non-hétérosexuels ? Le plus évident est de se dire qu’il faut vivre en bon citoyen vertueux. En tant que tel, il leur est donc impossible de ne pas restreindre leur homosexualité au domaine privé. Comme cela a été mentionné dans l’introduction, attribuer la qualité de citoyen à un sujet non-hétérosexuel est un processus de tolérance et en même temps une nouvelle forme de gouvernance des sujets non-hétérosexuels par l’hétéronormativité. C’est ce que montrent les débats sur le mariage gay. Le mariage est à la fois un mécanisme social qui ouvre des droits dans divers domaines et une institution éducative qui contrôle et administre la vie sexuelle. Par conséquent, la légalisation du mariage gay représente une lutte pour garantir l’acquisition de droits mais aussi une lutte portant sur l’ordre sexuel hétéronormatif. Les discours autour de droits qui ne déformeraient par l'hétéronormativité sont donc une limite à la politique assimilationniste et du vivre en dehors de l'hétéronormativité. Nombreux sont ceux qui critiquent ces discours sur la citoyenneté et qui adoptent un discours politique moderne qui opère une distinction entre les sexes et les races (Walby, 1994 ; Alexander, 1994 ; Lister, 1997). Cela permet de relativiser les discours évolutifs sur la citoyenneté qui a été dominée par la tradition libérale (Marshall, 1950).
28Les revendications qui se sont récemment fait entendre au nom de la citoyenneté intime (intimate citizenship) et de la citoyenneté sexuelle ont remis en question l’hétéronormativité des discours préexistants pour les réévaluer et les redéfinir (Evans, 1993 ; Bell & Binnie, 2000 ; Richardson, 1998, 2000a, 2000b ; Strychin, 2001 ; Weeks, 1998 ; Plummer, 2001). Leurs théories diffèrent, certes, mais se rejoignent sur l’idée que la notion de citoyenneté est hétéronormée et opère une distinction stricte entre le privé et le public, et sur le fait qu’elle limite les minorités sexuelles à des non-citoyens ou qu’elle en fait des citoyens partiels. De nombreux pays occidentaux tolèrent l’homosexualité en tant qu’orientation sexuelle personnelle dans la catégorie limitée des droits humains qui se basent sur le capitalisme multiculturel et assimilationniste. Par conséquent, le fait que l’orientation sexuelle soit restreinte au domaine de la vie privée, contrainte de rester invisible dans l’espace public, prive les minorités sexuelles de droits considérables : la citoyenneté sexuelle permet aux minorités sexuelles de jouir d’une vie non-hétérosexuelle tant qu’elle reste privée, mais les oblige à simuler l’hétérosexualité dans l’espace public. En résumé, il est nécessaire de repenser la relation entre le privé et le public qui est le cœur du problème des discours libéraux sur la citoyenneté sexuelle. Je propose de dire qu’on ne peut que considérer les vies non-hétérosexuelles mais hétéronormatives comme étant en dehors des droits même lorsqu’elles sont dans l’espace public.
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30Cependant, bien que la citoyenneté soit régulée et organisée par l’hétéronormativité, cela ne veut pas dire qu’ils soient fondamentalement impossibles de concilier les droits sexuels et la citoyenneté. Autoriser des adolescents homosexuels à regarder des films qui montrent le désir homoérotique est-il une question de protection de la jeunesse (point de vue d’une citoyenneté hétéronormative) ou bien une question de droit culturel et social dont on devrait pouvoir jouir en tant que minorité sexuelle (point de vue d’une citoyenneté sexuelle) ? Cela fait déjà l’objet de débats au sein de la société sud-coréenne. Ces discussions problématisent l’hétéronormativité qui s’appliquent à tous les domaines de la vie sociale et politique et posent de nouvelles questions politiques et épistémologiques. L’orientation des mouvements homosexuels changera en fonction des réponses qui seront apportées à ces questions. Resteront-ils sur leur position actuelle en privilégiant une politique d’identité multiculturelle qui reste limitée à la sphère privée ou bien iront-ils, en tant que sujets de droit, vers de nouvelles perspectives politiques remettant en cause les discours sur la citoyenneté hétéronormative qui les contraint à la privatisation de leur orientation sexuelle ? Il est certain que cette question sera centrale dans la constitution des mouvements sociaux homosexuels en Corée du Sud.