Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Décembre 2022 (volume 23, numéro 10)
titre article
Matthias Kern

Élargir la narratologie. Études de genre analyse littéraire en Allemagne

Expanding Narratology. Gender Studies Literary Analysis in Germany
Vera Nünning, Ansgar Nünning, « ‚Gender‘-orientierte Erzähltextanalyse als Modell für die Schnittstelle von Narratologie und intersektioneller Forschung? Wissenschaftsgeschichtliche Entwicklung, Schlüsselkonzepte und Anwendungsperspektiven » [« L’analyse narratologique centrée sur le “genre” — un modèle pour les échanges entre la narratologie et la recherche intersectionnelle ? Développement au cours de l’histoire des recherches, concepts-clés et perspectives d’application »], in Christian Klein, Falko Schnicke (éd.) : Intersektionalität und Narratologie: Methoden – Konzepte – Analysen, Trèves, Wissenschaftlicher Verlag Trier 2014, p. 33‑60.

1Les études de genre germanophones, et avant elles la critique féministe, recourent souvent aux travaux anglophones qui jouissent d’une grande attention notamment dans le domaine littéraire. Dans ce cadre, la recherche narratologique a pu s’appuyer sur les travaux féministes de Susan Sniader Lanser1 et Robyn Warhol2 qui sont les premières à avoir essayé d’appliquer les approches de la critique féministe à l’analyse des instances narratives. En empruntant aux études de genre leurs problématiques et leurs interrogations, la narratologie cherche surtout à élucider la part des conceptions du genre sous-jacentes dans la structure narrative des textes (Neumann, 2010, p. 255). Cette association de la critique féministe et de la narratologie a d’abord été reçue avec un grand scepticisme dans les deux domaines scientifiques3 : la narratologie devait avant tout fournir une taxonomie nette des formes narratives alors que la critique féministe poursuivait le but de révéler la discrimination féminine par le biais de l’analyse narratologique (Nünning & Nünning, 2004, p. 7). Toutefois l’important essor des cultural studies et leur succès dans les pays germanophones dans les décennies suivantes ont renouvelé l’intérêt des chercheuses et des chercheurs pour la fusion de la narratologie avec des approches sociales et engagées. Depuis le début des années 2000, les outils de la narratologie ont moins été employés pour la classification des récits que pour observer la répercussion des formes littéraires sur la perception du monde réel. À titre d’exemple, on doit au chercheur autrichien Wolfgang Müller-Funk d’avoir introduit la notion d’« Erzählgemeinschaft » (communauté narrative) pour décrire la capacité qu’ont les récits de créer des communautés de lecteurs par la mise en oeuvre d’une perception du monde (Müller-Funk, 2007, p. 14). C’est aussi dans ce cadre, qui reconnaît la relation inhérente et mutuelle entre chaque récit et la réalité extratextuelle, que la narratologie devient une discipline qui interroge les « imaginaires sociaux » (Castoriadis, 1975, p. 8) et qui peut donc également tirer profit des approches des études de genre afin de mieux souligner la façon dont la littérature établit des normes et des interdits genrés au sein de la société et dont elle se confronte à ces normes.

2Dans les années 1990, le champ des études de genre s’était lui-même ouvert à de nouveaux questionnements : il ne regroupe plus uniquement les centres d’intérêt de la critique féministe, mais comprend aussi des approches qui soulignent le caractère construit de chaque identité genrée en prenant notamment en compte l’identité masculine (Baader, Bilsten & Tholen, 2012). L’étude fondamentale Gender Trouble (1990) de Judith Butler a conduit à une réévaluation des catégories de sexe et de genre en tant qu’entités discursives socialement déterminées. Les recherches sur les civilisations et les cultures ont à leur tour pris en compte la catégorie du genre dans la mesure où elle permet d’établir des distinctions sociales à l’aide de discours préétablis, tout comme d’autres « catégories de différence » [« Differenzkategorien », p. 34] comme la classe sociale ou l’ethnicité (Neumann, p. 255).

3C’est dans ce contexte que les deux anglicistes Ansgar et Vera Nünning proposent dès le début du xxe siècle un renouvellement de l’analyse littéraire, au croisement de plusieurs disciplines : prenant comme point d’appui la narratologie genettienne et les réflexions de S. Lanser et R. Warhol, les deux chercheurs proposent de considérer le genre comme une catégorie de différence, à l’instar de l’âge, des classes sociales ou de l’appartenance à une certaine ethnie, et d’en faire un des éléments structurants du texte littéraire. Ce faisant, le couple de chercheurs s’inscrit dans la lignée de leurs prédécesseurs qui appliquent les outils de la narratologie aux études culturelles et ouvrent cette pratique à la recherche intersectionnelle. Il est alors moins question de distinguer des catégories narratives, que d’utiliser la narratologie pour décrire des phénomènes sociétaux par le biais du texte. Les analyses narratologiques proposées par les deux chercheurs élargissent également la notion de texte : en prenant en considération, non seulement la littérature, mais aussi d’autres médias comme le film (p. 49). Dans d’autres contributions, Ansgar Nünning propose même d’utiliser les outils de la narratologie pour décrire la façon dont un discours journalistique ou politique peut créer des crises (Nünning, 2012). Leur approche se fonde en effet sur la conviction que les textes littéraires et les médias, non seulement reflètent ou mettent en récit des phénomènes sociaux tels que la différence entre les sexes, mais aussi qu’ils les engendrent en instituant ou en répétant des systèmes normatifs (p. 56). Les deux chercheurs accordent donc aux médias et à la littérature une force performative qui s’exprime dans l’agencement narratif des informations qu’ils transmettent.

4En conséquence, la narratologie est considérée comme une forme d’analyse de discours qui doit être adaptée au contexte examiné, mais qui part du principe que les médias, discours et récits multiples, partagent fondamentalement les mêmes particularités structurales qu’un texte littéraire : tous comportent, par exemple, une instance narrative, une focalisation et des modes respectifs. Ce parti pris ajoute également une nouvelle approche aux études de genre : alors que celles-ci s’intéressent souvent au contexte extra-littéraire, c’est-à-dire à l’identité de l’auteur ou de l’autrice et aux particularités stylistiques que celle-ci implique, ou bien se concentrent sur une analyse intra-diégétique des constellations formées par les personnages et des dynamiques entre les genres au niveau de l’histoire, selon la définition donnée par Genette, le couple de chercheurs met en évidence que l’analyse du genre et de l’appartenance sociale de l’instance narrative sont nécessaires pour mieux comprendre la portée du texte littéraire. Autrement dit, les deux anglicistes indiquent la pertinence de la catégorie de genre pour une analyse du discours au sens de Genette.

5La narratologie culturelle esquissée par A. et V. Nünning reprend aussi l’idée de S. Lanser selon laquelle les formes littéraires doivent être appréhendées comme des entités sémantiques, porteuses de sens, qui s’ajoutent au contenu explicite d’un récit (p. 38). Pour déchiffrer le sens caché dans la forme de texte, l’analyse narratologique s’intéresse notamment à l’instance narrative et à l'agencement de la voix d’autorité qui établit l’histoire du récit.

6Les études de genre permettraient ainsi d’ouvrir la narratologie à des réflexions intersectionnelles. Alors que S. Lanser et R. Warhol ont déjà insisté sur l’importance de l’instance narrative et sur les imaginaires genrés que celle-ci véhicule, A. et V. Nünning soulignent l’importance d’élargir cette approche en prenant également en compte les différences culturelles. Dans d’autres articles, Ansgar Nünning défend une narratologie « culturelle » au lieu d’une analyse narratologique féministe ou bien centrée sur le genre4. La considération d’une mise en récit du genre ne représente donc qu’une partie d’un intérêt plus grand, à savoir celui d’explorer comment les conceptions sociales de la constitution d’une société se transmettent dans un récit et comment ces récits, à leur tour, informent la perception de la réalité de cette société.

7Si une telle approche comporte plusieurs idées convaincantes comme celle d’une nouvelle narratologie — « post-classique » dans les termes d’A. et de V. Nünning (p. 56) — qui permette d’enrichir les analyses littéraires et de resituer le récit avec sa force performative au centre de nos sociétés, la méthode des deux chercheurs laisse beaucoup de questions ouvertes. Les deux théoriciens affirment à plusieurs reprises leur volonté d’établir des approches qui doivent contribuer à une description plus précise de la construction narrative des différences entre les individus (p. 55) ; toutefois, leurs contributions prônent uniquement la fusion des domaines scientifiques et une narratologie intersectionnelle sans réellement démontrer en quoi elle consiste. De ce fait, il semble manquer à la nouvelle narratologie que les deux chercheurs veulent introduire le système de catégorisation précis de la narratologie genettienne. Aucune taxinomie n’est mentionnée ni une méthode qui montrerait la façon dont les analyses narratologiques pourraient déterminer l’appartenance de la voix narrative à un certain groupe social.

8Néanmoins, l’idée d’une narratologie culturelle, promue par A. et V. Nünning dans leurs travaux, représente un apport riche pour les analyses littéraires et pour les travaux interdisciplinaires en Allemagne. Ainsi, des études sur la représentation de l’espace (Strohmaier, 2013), sur les conceptions du genre dans les avant-gardes allemands (Koschorke, 2000) ou même des articles portant sur la façon dont l’historiographie peut se servir des catégories de la narratologie (Saupe & Wiedemann, 2015) s’appuient sur la même idée d’une narratologie culturelle qui transcende les matières originelles de la narratologie (c’est-à-dire les récits littéraires) afin de se pencher sur toute forme de récit. L’intérêt principal de la narratologie classique, celui de fournir une classification exhaustive des genres narratifs, doit ainsi permettre d’examiner le rôle des structures narratives dans la construction d’une communauté.

Baader, Meike, Bilstein, Johannes & Tholen, Toni (dir.), Erziehung, Bildung und Geschlecht. Männlichkeiten im Fokus der Gender-Studies, Wiesbaden, Springer 2012.

Castoriadis, Cornelius, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

Koschorke, Albrecht, « Die Männer und die Moderne », in Der Blick vom Wolkenkratzer: Avantgarde, Avantgardekritik, Avantgardeforschung, Wolfgang Asholt & al., Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 141‑162.

Müller-Funk, Wolfgang, Die Kultur und ihre Narrative: Eine Einführung, Wien/New York, Springer 2007.

Neumann, Birgit, « Methoden der feministischen Literaturwissenschaft und der Gender Studies », in Vera Nünning & Ansgar Nünning (dir.), Methoden der literatur- und kulturwissenschaftlichen Textanalyse, Stuttgart/Weimar, Metzler 2010, p. 251‑292.

Nünning, Ansgar, « Making Crises and Catastrophes – How Metaphors and Narratives shape their Cultural Life », in Carsten Meiner & Kristin Veel (dir.), The Cultural Life of Catastrophes and Crises, Berlin/Boston, De Gruyter, 2012, p. 59‑88.

Nünning, Vera & Nünning, Ansgar, « Von der feministischen Narratologie zur ‘gender’-orientierten Erzähltextanalyse », in Erzähltextanalyse und Gender Studies. Stuttgart/Weimar, Metzler, 2004, p. 1‑32.

Saupe, Achim, & Wiedemann, Felix, « Narration und Narratologie. Erzähltheorien in der Geschichtswissenschaft », in Docupedia. Zeitgeschichte digital, no 1, 2015, en ligne [URL: https://zeitgeschichte-digital.de/doks/frontdoor/index/index/docId/580].

Strohmaier, Alexandra, « Annäherungen an eine kulturwissenschaftliche Narratologie des Raumes am Beispiel von Goethes Novelle », in Fabrizio Cambi & Wolfgang Hackl (dir.), Topographie und Raum in der deutschen Sprache und Literatur, Vienne, Praesens, 2013, p. 40‑63.