Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Novembre 2022 (volume 23, numéro 9)
titre article
Nicolas Roudet

Que philosopher, c’est apprendre à mourir de rire ?

Rabelais & la philosophie. Poeta sitiens : le poète assoiffé / sous la direction de Bruno Pinchard & Yoann Dumel-Vaillot, Paris : Éditions Kimé, coll. « Transhumanisme », 2022, 200 p. EAN 9782841749836

1Montaigne et Rabelais, ces deux géants des lettres renaissantes, entretiennent un rapport a priori diamétralement opposé à la philosophie. Si l’auteur des Essais est plus ou moins considéré à part égale comme écrivain et comme philosophe, ou du moins tiré vers les lettres par les littéraires et tiré vers la philosophie par les philosophes1, la situation de Rabelais est bien différente. Rabelais philosophe ? Imagine-t-on Rabelais parmi les auteurs proposés à l’oral de l’agrégation de philosophie, entre Platon et Wittgenstein ?

2C’est pourtant dans cette voie que s’engagent les auteurs invités par Bruno Pinchard et Yoann Dumel-Vaillot, dans un beau volume intitulé Rabelais et la philosophie, au beau sous-titre Poeta sitiens. Le poète assoiffé. C’est le fruit des travaux d’un conventicule réuni en 2017 entre Saône et Rhône, dans la cité de la gastronomie, du vin et des bouchons.

*

3La présentation par Bruno Pinchard est déjà un hors-d’œuvre de choix. Intitulée « Le pantagruélisme, une philosophie première ? », elle prend appui sur une curieuse référence du Cinquième et dernier livre des faicts et dicts Héroïques du bon Pantagruel, laquelle, selon son exégète, « justifie à elle seule la, présente enquête » (p. 7) :

Parquoy, Beuveurs, parquoy, Gouteurs, iceux en veullent avoir fruition totale, car les recitans parmy leurs Conventicules, cultans les haulx mysteres en iceulx comprins, entrent en possession et reputation singulière, comme en cas pareil fist Alexandre le Grand des livres de la prime philosophie composez par Aristoteles2.

4Passage dans lequel Rabelais, invoquant la figure d’un Alexandre le Grand si admirateur de l’œuvre d’Aristote qu’il n’hésita point à en devenir l’écolier, place son entreprise dans un rapport étonnant avec le Philosophe, auteur d’une philosophie première plus connue désormais sous le nom de « métaphysique » (p. 8). Rabelais aurait-il donc également, à sa façon, « poursuivi sa quête du premier Principe qui gouverne les sciences et permet de satisfaire au désir de sagesse inséparable du savoir humain » (p. 9) ? C’est le pari que font les auteurs du volume : chercher à inscrire Rabelais dans l’histoire de la philosophie première. Ne se contentant pas d’un Rabelais sceptique et critique, mais d’un Rabelais philosophe, « emporté par le mouvement ascensionnel qui conduit des catégories à l’analogie de l’être universel » (p. 9). Et le savant éditeur du volume de rappeler que Rabelais est aussi l’auteur d’une Crème philosophalle, parodie de questions scolastiques dans laquelle se découvre le programme suivant :

Utrum les genres generalissimes par violente elevation dessus leurs prédicaments, pourroyent grimper jusques aux estages des transcendantes, et par consequent laisser en friche les especes speciales et predicables, au grand dommage et interest des pauvres maistres es arts ? (OC, p. 919)

5Non content de spéculer, Rabelais remet le pouvoir de la philosophie au petit peuple des « trinquenailles » et « gallefretiers » (OC, p. 727). Il s’agira de faire tomber une pluie fraîche sur le terreau desséché de la scolastique. Rabelais invite donc les « lifrelofres » (grands buveurs, comme Allemands ou Suisses, voir Tiers livre, chap. VII. OC, p. 375) à trinquer. Occasion de rappeler que, dans certaines éditions du xvie siècle, l’auteur est ainsi présenté : francisco poeta sitiens ponebat... (OC, note de la p. 841, p. 1684) — François, poète assoiffé... 

6Le volume se propose donc d’interroger « les relations de Rabelais au domaine de “la” philosophie — ses figures tutélaires, ses concepts et ses énoncés, ses constructions et ses errances, ses concordes et conflits », et de les interroger « sous le signe d’une altérité créatrice, d’une soif inextinguible qui revient à la liberté du poète, et aux propres pouvoirs de son questionnement » (p. 11). Les contributions réunies ne déroulent pas vraiment un menu servi selon le canon des écoles hôtelières, apéritif-entrée-plats-dessert, mais proposent plutôt au lecteur un buffet garni dans lequel il lui sera loisible de piocher ce que bon lui semble, quand bon lui semble — et autant que bon lui semble. Nous proposons ici un parcours parfaitement subjectif, nous concentrant sur les contributions particulièrement riches en crème philosophique et laissant au lecteur le soin de nous rejoindre à la table où sont proposés les digestifs.

7Dans son étude intitulée « Rabelais, chef suprême des études de la Diva Sophia » (p. 19‑35), Claude La Charité propose de retracer les représentations de Rabelais en philosophe données du vivant de l’auteur même, par ses lecteurs et critiques. Un philosophe assoiffé, comme le suggère l’épanorthose du Tiers livre (chap. VIII. OC, p. 375) : « depuys les dernières pluyes tu es devenu grand lifrelofre, voyre dis-je Philosophe ». Rabelais entretient volontiers la confusion entre ivrognerie et philosophie — on se souvient du célèbre fronton du temple de la Dive Bouteille : Ἐν οἴνῳ ἀλήθεια, adage connu aujourd’hui dans son latin de taverne, in vino veritas (Cinquième livre, chap. XXVI. OC, p. 813‑814). Pourtant, chez le poète néo-latin Gilbert Ducher, dans un recueil d’épigrammes paru chez Sebastien Gryphe à Lyon en 1538, et qui, « sauf erreur », constitue la première apparition de Rabelais en philosophe (p. 21‑22), on lit :

Ad philosophiam, de Francisco Rabelæso
Plusquàm Dædaleæ tibi toto in corpore plumæ
Nec frustra dantur, nec ratione carent.
Illis aërium scandens sublimior orbem
[...]
In primis sanè Rabelaesum, principem eundem
Supremum in studiis, diva, tuis Sophia.

A la philosophie, sur François Rabelais
Des plumes plus que dédaléennes couvrent tout ton corps
Et elles ne te sont pas en vain données, ni sans raison.
Car grâce à elles tu t’élèves, sublime, dans le monde aérien
[...]
Parmi eux, en tout premier, Rabelais, et c’est normal car il est aussi
Le chef suprême dans ces études qui sont les tiennes, divine Sagesse.

(Gilbert Ducher, Épigrammes, éd. et tr. Sylvie Laigneau-Fontaine et Catherine Langlois-Pézeret, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 226‑227)

8Rien, dans l’épigramme, ne suggère la moindre intention satirique. Quant à Rabelais, s’il est peint en chef suprême des études de la divine Sagesse, il n’est pas campé en chef de secte. Ce n’est qu’à sa mort que Rabelais fut accusé d’être un sectateur d’Épicure, synonyme d’athéiste comme on sait ; ces accusations « apparaissent souvent en parallèle avec les accusations de lucianisme » (p. 23). Si Rabelais montrait une connaissance certaine d’Epicurus (Quart livre, chap. XLIIII. OC, p. 640), cela ne saurait constituer une preuve de son adhésion à la doctrine de l’atomiste antique. D’autres contemporains, comme Jacques Tahureau, l’ont rapproché de Démocrite, mais de quel Démocrite ? Le rieur, ou l’atomiste athée ? Voilà qui n’est pas clair. Concernant les sceptiques, cyniques, stoïciens et platoniciens, Rabelais en avait une connaissance certaine. Mais il use de ces intertextes en « grand altérateur qu’il est » (p. 27). Reste un dernier élément à étudier : le travail de Rabelais doxographe, jusqu’ici négligé par l’historiographie. Occasion de rappeler que Rabelais philologue a donné une trentaine d’éditions à Lyon entre 1532 et 1558 (p. 27). Une étude des Opera d’Ange Politien due à ses soins (Lyon, Gryphe, 1533), comparée à une précédente édition parue en 1528, permet de relever les interventions du père de Gargantua. Mais celles-ci sont plutôt de l’ordre du syncrétisme, et Rabelais s’attacherait ici « à mettre en évidence ce que les philosophes de l’Antiquité ont en commun, à l’instar de Pic de la Mirandole » (p. 35). Bref, si Rabelais fut le chef suprême des études de la Diva Sophia, « il ne s’est jamais dédié ni obligé à quelque secte que ce soit, si ce n’est au rire inextinguible de Démocrite » (ibid.).

9Vient ensuite une brillante contribution de Romain Menini, peut-être la plus stimulante du volume (p. 37‑57). Intitulé « Le jeu comme cymbale du monde » — on aura reconnu la double référence à Bonaventure des Périers et à Eugen Fink — le chapitre vise à montrer en quel sens Rabelais ne fut pas philosophe pour mieux montrer comment il le fut. Rabelais ne fut pas philosophe car il ne s’est « rangé délibérément derrière aucune des grandes figures qui l’ont précédé » (p. 38). Il y a chez lui un « carnaval des concepts, des écoles et des maîtres » (p. 39) qui s’apparente à une braderie dont le modèle reste le Lucien des Philosophes à l’encan. Rabelais n’a pas voulu faire école, il n’est pas un « gourou à la recherche de dévôts » (dès l’édition Harsy de Pantagruel, en 1537, il est présenté comme déjà mort) : ce serait plutôt un maître-charlatan. Rabelais est philosophe au sens où, pour Pascal, « se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher ». Chez lui, comme plus tard chez Wittgenstein, la philosophie est avant tout une activité, un jeu (p. 39). Rabelais n’a pas théorisé l’essence du jeu, façon Huizinga ou Caillois, il l’a pratiqué. De plus, contrairement à l’interprétation proposée par Michel Beaujours, Rabelais n’a pas joué aux dépens du savoir ; au contraire, « le rapport de Rabelais à la culture est essentiellement ludique » (p. 42). Dans la fameuse liste de 217 jeux de Gargantua (chap. XXII. OC, p. 58 sq.), on peut voir un Rabelais « grammairien », selon le mot de Mireille Huchon, pour ainsi dire au sens wittgensteinien du mot, « qui exhibe, en les remettant en jeu, les conditions linguistiques de notre être dans le monde » (p. 44). Dans une note marginale à un exemplaire du De usu partium de Galien conservé à Sheffield, Rabelais écrivit : Socratis mos, seria jocis miscere, « c’était l’habitude de Socrate, que de mêler aux jeux les affaires sérieuses » (p. 46). Rabelais joue donc, tantôt au philosophe, tantôt au sophiste, tant il est vrai que les deux pratiques ludiques « sont à s’y méprendre », ce qu’auraient confirmé Socrate et Platon (p. 47). L’étude des lectures des géants avant le face-à-face entre Panurge et Thaumaste (Pantagruel, chap. XVIII. OC, p. 283‑284) montre la nature sério-ludique de l’activité philosophique : la liste d’autorités fournie (Proclus, de magia, Artémidore, peri onirocriticon...) dégénère peu à peu, le résultat du match étant parfaitement nul : quatre auteurs avérés pour quatre « références » fictives ou douteuses (p. 50). Une enquête sur Ynarius (censément auteur d’un peri apahton) et Philistion, simplement nommé, montrent l’auteur de l’article se prenant au jeu de Rabelais, au risque de (se) perdre. Quelques pistes sont explorées, possibles ou probables, certainement incertaines ou possiblement foireuses, peu importe : l’essentiel est de jouer, comme Rabelais semble nous y inviter, à cette pantagrueline Quellenforschung (p. 50‑55). Rabelais était parfaitement informé des idées du Pseudo-Denys, qu’il avait lu dès 1521 dans le silence de son couvent franciscain. Son exemplaire annoté se trouve aujourd’hui dans le fonds Bongars de la bibliothèque centrale de Berne, où l’on peut relever des marques d’intérêts pour la démarche apophatique, la docte ignorance et la valeur accordée au silence (p. 55‑56). Rabelais y aura peut-être retenu cette leçon, savoir que « toutes nos activités symboliques, y compris la théologie, ne sont, au regard de l’indicible, que des jeux » (p. 56). La leçon, pour nous, serait plutôt la suivante : qu’il faut continuer le travail « d’élucidation des règles de ce jeu si subtil » : « Quel est le sens des mots dont use Rabelais ? Où les a-t-il lus ? Comment les entend-il ? Quelle piste allusive choisit-il ? Comment équivoque-t-il ? Pour quelle modalité parodique de réécriture opte-t-il ? » (p. 57). Telle devrait être la tâche du philologue, un mot que Rabelais fut le premier, en 1537, à faire entrer dans la langue française.

10Suit une profonde contribution de Bruno Pinchard, « Un Platon gallique ? Rabelais dans la gigantomachie de l’être » (p. 59‑78), dont il ne sera pas facile ici de rendre compte car elle supposerait de relire Rabelais et Platon avec de nouvelles lunettes. Qu’on la lise, donc, et qu’on la médite comme elle le mérite. L’auteur se propose, par-delà les simples références au philosophe repérables dans le texte de Rabelais, de confronter le Sophiste de Platon à la parole de Rabelais. Et de poser cette question : « En quoi Rabelais est-il non pas une suite de Platon, mais un allié de Platon, un comparse de la grande joute platonicienne sur l’être et le non-être » ? Il s’agira alors de chercher « non pas Platon dans Rabelais, mais Rabelais dans Platon » (p. 60). Pour l’auteur, « Rabelais dialogue avec Socrate jusqu’à entrer dans son jeu dialectique » et, « plus que philosophe, il est habité par le démon de Socrate et se soumet aux enquêtes sans fin qu’il exige » (p. 61). Rabelais est habité par le combat du vrai et du faux, comme l’annonce sa devise « tout vray à tout vray consone » (Tiers livre, chap. XX. OC, p. 415). Mais Rabelais, selon Bruno Pinchard, serait platonicien « d’abord parce qu’il est sophiste ». Parce qu’il ne sait raconter que des « histoires vraies-fausses », Rabelais devient notre sophiste, ce sophiste qui attend son Platon. D’où la question fondamentale : « Qui sera le Platon de Rabelais ? », et la réponse radicale qu’elle appelle : « nous soutiendrons que seul Rabelais pouvait être son propre Platon » (p. 62). Le gigantisme de Rabelais participe de la « gigantomachie de l’être » évoquée dans le Sophiste (246a). Il y a une lecture pantagruélique du Sophiste et une alternative pantagruélique à la capture phénoménologique de l’être grec par les « existentiaux » : Rabelais, après Platon (Sophiste, 249cd), vante le génie des enfants, celui-là même que le balourd Heidegger est incapable de comprendre, tant « il aplatit les énoncés plurivoques de Platon sous un schéma ontologique univoque ». D’où de nouvelles bésicles à adopter : « Si lire Rabelais avec Platon, c’est découvrir jusqu’où celui-ci est philosophe, lire Platon avec Rabelais, c’est sauver le pouvoir du texte platonicien et passer de l’huile de l’intention au vin de l’inspiration » (p. 74 et n. 3). Il faut lire la gigantomachie comme un conte pour les enfants, selon l’auteur, qui estime, très justement selon nous, que « la part d’enfance préservée dans le savoir est la force invincible de Rabelais » (p. 75).

11Paola Cifarelli, à qui l’on doit une édition italienne du Quart livre parue chez Bompiani en 2012, s’intéresse aux « Contributions italiennes à la critique rabelaisienne » (p. 123‑140). Sous-titrée « Le Quart livre et la dignitas homini », sa contribution propose un aperçu des travaux de Lionello Sozzi sur la dignitas homini chez Rabelais mais, surtout, s’applique à approfondir l’une de ses suggestions à propos de l’escale à l’île de Ruach (Quart livre, chap. XLIII-XLIV), épisode dont la structure narrative est centrée sur les notions de « dignitas et d’indignitas » (p. 126). Sur cette île, les Hypenemiens « ne vivent que de vent » (chap. XLIII. OC, p. 638). Si Michael Screech avait proposé de lire l’épisode à la lumière de l’anti-épicurisme, L. Sozzi, s’appuyant sur les différents sens de ruach en hébreu (« vent, ou esprit », voir Briefve declaration, OC, p. 709), estime quant à lui que la locution « vivre de vent » (vento vivere, voir Erasme, Adages, IV, 9, 3 = n° 3803 ; éd. J.‑C. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2011, vol. 4, p. 362) signifie plutôt « vivre de contemplation pure » (p. 128). Paola Cifarelli propose un supplément d’enquête sur cette expression, à la lumière du texte biblique. Elle avance prudemment l’hypothèse selon laquelle Rabelais « avait peut-être lu, entre autres, le commentaire que Luther avait fait » de l’Ecclésiaste (p. 130). Surtout, elle propose de rapprocher la morale de l’épisode de l’interprétation luthérienne de l’Ecclésiaste, à savoir une capacité à concilier vie de l’esprit et jouissance des choses du monde (en 1532, Luther rapprochait Qohelet d’Épicure dans ses Adnotationes in Ecclesiasten, voir p. 131), avec comme corollaire une critique de l’idée de contemptus mundi proposée par certains Pères dans leur exégèse de ce livre (p. 133‑134). La recherche de spiritualité exclusive est contre nature, l’homme ne peut vivre que de vent en renonçant à la connaissance naturelle, selon Rabelais. « La lecture protestante de l’Ecclésiaste et l’appréciation humaniste de la philosophie épicurienne fourniraient donc un cadre théorique à l’expression de la conception rabelaisienne de la dignité de l’homme » (p. 139).

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12Quittons maintenant le terrain de la recension un peu systématique des études pour donner quelques idées de la richesse des mets proposés.

13Christian Michel (« “En vicieuse manière de parler”. Vestiges de l’allégorie et concordance des sens dans le Quart livre », p. 79‑103) étudie les liens qui se tissent dans le prologue du Quart livre entre l’histoire de Couillatris et celle des Pierre. Le soloecisme n’y apparaît pas seulement comme une figure de mot et un art de l’équivoque ; c’est aussi un principe de composition, qui, par « symbolization » et « colliguance » d’éléments distincts et distants, proposent des effets de sens qui dérogent à la rationalité du processus secondaire.

14Philippe Walter, dans « Le pantais de la grue » (p. 105‑122) propose une nouvelle étymologie du nom de Pantagruel. En 1922, Lazare Sainéan avait partiellement résolu l’énigme en recourant au vocabulaire de la fauconnerie. Gilles Ménage définissait pantois comme une « courte haleine de faucon ». Sainéan reconnaissait dans Panta l’idée de « suffocation, respiration pénible », sens présent dans toute une famille de mots (panteler, pantois, pantoier), mais laissait inexpliqué la fin du nom (gruel). Pour Philippe Walter, gruel renvoie tout simplement à la grue, c’est « l’adjectif dérivé du nom de la grue » (p. 117). Dès l’ouverture de Pantagruel, on trouve d’ailleurs mention de cet oiseau (chap. I. OC, p. 2193) : « Aultres croyssoient par les jambes, et à les veoir eussiez dict que c’estoyent grues, ou flammans, ou bien gens marchans sus eschasses. » Derrière la grue, il y a aussi la gorge : « tous les géants rabelaisiens portent un nom renvoyant aux palmipèdes, c’est-à-dire un beau nom de gorge » (p. 118). L’explication par « Gorge malade » est étayée par d’autres voies : à Vézelay, sur la voussure extérieure du tympan de la Pentecôte, on trouve une grue pantoise, dont l’image est donnée p. 121.

15Yoann Dumel-Vaillot (« Immortalité et succession royale dans la lettre de Gargantua », p. 141‑168) revient sur la célèbre lettre de Gargantua (chap. VIII). Gargantua intime à son fils de se faire le garant de l’immortalité de leur nom. Le propos, combinaison douteuse de lieux communs philosophiques, religieux ou biologiques (Platon, Aristote, passages bibliques…, p. 145‑146) sur les formes humaines de l’immortalité a pu faire négliger le caractère royal de la transmission. Il y a, derrière tout cela, une conception juridique de la royauté dynastique et ce caractère royal n’a guère été pris en compte depuis l’étude d’Edwin M. Duval (The Design of Rabelais’ Pantagruel, New Heaven, London, Yale University Press, 1991). Gargantua, pourtant, s’adresse en tant que roi à son fils successeur (p. 152). L’étude consiste à prendre en compte trois conceptions déterminantes qui prévalent au temps de Rabelais : « le rôle de la perpétuation temporelle de la dynastie » ; « l’idée que la dynastie constitue en soi une dignitas en soi immortelle et personnifiée dans le roi » ; « le principe d’immédiateté de la succession royale » (p. 153). Mais le discours de Gargantua, s’il promeut le principe d’une succession patrilinéaire, implique également le mariage comme nécessité. Le mariage de Pantagruel apparaît dès lors comme un enjeu décisif au sein du récit, qui paraît justifier a posteriori le retour de Gargantua au Tiers livre.

16Mireille Huchon clôt le volume. Dans « Rabelais et “ce qui est en terre caché” » (p. 169‑185), elle s’intéresse aux liens qu’entretient Rabelais avec les trésors enfouis. Rabelais, qui avait accompagné le cardinal Jean du Bellay à Rome de février à avril 1534, s’était familiarisé avec les restes de l’Antiquité à Lyon (où l’on expliquait le nom de Fourvière par un ancien forum Veneris, p. 170‑171). À la fin du Cinquième livre, Panurge et ses compagnons sont invités par la pontife Bacbuc à témoigner que « sous terre sont les grands trésors, et choses admirables » et que « rien sur terre n’est comparable à ce qui est en terre caché » (chap. XLVII. OC, p. 840). Mireille Huchon met au jour le sens de ce qui est en terre caché dans Gargantua, tant dans le « grand tombeau de bronze » (chap. I. OC, p. 10) que sur la lame de bronze trouvée dans les fondements de l’abbaye de Thélème (chap. LVII. OC, p. 150), tout comme dans le Cinquième livre. Au dernier chapitre d’icelui, Bacbuc donne congé aux compagnons en opposant le souverain bien du monde souterrain aux sectes de leur monde : « nous establissons le bien souverain, non en prendre, et recevoir, ains en eslargir et donner et heureux nous réputons, non si d’autruy nous prenons et recevons beaucoup, comme paraventure decretent les sectes de vostre monde, ainsi si à autruy tousjours eslargissons, et donnons beaucoup. » (chap. XLVII. OC, p. 839 ; cité p. 178). Définition évangélique du souverain bien, donc, tirée des Actes des apôtres (20, 35), qui se conjugue avec une définition hermétisante de Dieu comme sphère dont le centre et partout et la circonférence nulle part (ibid.). Dans ces pages, Rabelais propose une variation sur un monde à découvrir comme réceptacle du passé et de l’avenir et où se décryptent la main de l’homme et le souffle de Dieu : les outres-éolypiles de Bacbuc (gadget scientifico-ludique apparenté, à notre humble avis, à ceux produits par le génial Gaston Lagaffe : chauffé du dessous, il produit de la vapeur) fonctionnent comme un véritable hiéroglyphe de l’œuvre de Rabelais (p. 185). L’échappée de la vapeur ne constitue pas le but de l’expédition mais le moyen technique de son retour, en dirigeant le libre-arbitre des nautes (p. 16).

17Au sortir de ce beau volume, pas très épais mais riche et diablement stimulant, l’on se demande comment la simple idée de voir en Rabelais un philosophe avait pu être tant négligée jusqu’ici. Si Rabelais ne détient pas une science cachée ou un secretum secretorum encore à découvrir, on trouve chez lui, au moins, une philosophie du jeu qui partout se déploie et, si l’on suit Bruno Pinchard, un rapport à Platon qui mériterait d’être davantage creusé. Oyez, oyez, philosophes sorbonipètes et logiciens sorbonicoles, en vérité on vous le dit, l’œuvre de Rabelais est un véritable ouphipo. Délaissez Aristote et Hegel, défigurés par vos scalpel logicoherméneutiques, délaissez Spinoza et Nietzsche, exsangues à force de clystères sémioticologicodeleuziens, laissez reposer Wittgenstein et Descartes, désossés et démembrés comme de vulgaires volumes de bibliothèque universitaire, rendus méconnaissables sous vos coups de truelles néofoucaldiennes ou onto-théologico-phénoménologico-martin-heideggériennes. Nous voulons une thèse de philosophie sur Rabelais, et fissa ! Et que le pot qui, en bonne pantagruelogique, précédera la soutenance, soit à la hauteur de l’ivresse noétique annoncée.