Si grand est notre besoin des oiseaux & des poètes
1La belle collection « Biophilia » des éditions José Corti fête ses 10 ans et publie pour l’occasion un de ces ouvrages qui s’ancre dans une actualité écologique et poétique sensible : Une pluie d’oiseaux de Marielle Macé. Cette collection « qui aime la vie » sous toutes ses formes — et le signe avec sa couverture vert chlorophylle et les dessins épurés d’animaux et de plantes de la main de Ianna Andréadis — a été conçue pour aborder la question du vivant, de la relation de l’homme à la nature par des « rêveries transdisciplinaires », en s’ouvrant à des écrivains, poètes, philosophes, zoologues, ethnologues, naturalistes, aussi bien des classiques du nature writing du début du xxe siècle que des auteurs contemporains. L’ouvrage de Marielle Macé est à l’image de cette collection : un inclassable manifeste d’écopoétique. Un peu comme l’autrice elle‑même, qu’on découvre à travers cet essai comme une montreuse d’oiseaux à la fois précise, érudite, portée et emportée par sa passion du vivant et des anecdotes « biophiles » (elle avait « un oncle qui pissait sur les lucioles pour les éteindre » [p. 161]). Marielle Macé est directrice d’études de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, spécialiste de littérature française et en particulier des liens entre la poésie et une anthropologie élargie aux choses, aux environnements, aux animaux, aux plantes.
2Cette pluie d’oiseaux prend pour ancrage, si l’on peut dire, l’oiseau, pour parcourir les espaces de l’écologie bien sûr, mais aussi de la sociologie, de la poésie et du langage lui‑même. Il pleut des oiseaux et des noms d’oiseaux, avec, toujours, l’assise solide et le dialogue riche de la pluralité des sources — avec une bibliographie impressionnante d’éclectisme —, et une dynamique de la pensée qui se déroule de façon bien plus libre que dans un essai tel qu’on l’attend. La pensée de M. Macé a été touchée, semble‑t‑il, par la magie du zoomorphisme, puisqu’elle bondit et rebondit, comme un volatile enthousiaste et jamais perdu, sur autant de thèmes qui ne peuvent se déployer que dans une lecture tout aussi vivante : la beauté, l’émerveillement poétique ou les conversations que nous entretenons depuis des siècles avec les oiseaux sans nous en rendre compte (sauf pendant les confinements).
Dans nos vies, des merveilles
3D’un point de vue purement anatomique, l’oiseau est mirabilis à bien des égards : mirabilis visu (merveilleux à voir) et mirabilis auditu (merveilleux à écouter). Un animal volant, chantant, coloré, paré de plumes ne peut que créer l’émerveillement chez l’être humain et ces attributs conférer à l’animal des charges symboliques et poétiques multiples. Il est pourtant si proche de nous que nous oublions souvent ce que, dans ce monde, l’oiseau signifie : « L’oiseau ou la sauvagerie adorable, l’oiseau ou la sauvagerie à même la vie quotidienne, capable de faire de nos jardins, de nos villes ou de nos oreilles des milieux poreux à des héritages fantastiques » (p. 24). M. Macé nous rappelle simplement ce que, peut‑être, nous ne voyons pas assez : les oiseaux sont beaux. Ils le sont d’une « beauté libre, et plusieurs fois libre : libérée par le chant (beauté sonore, ramage) ; libérée par leur aspect même (beauté visuelle, plumage) » (p. 26). Cette beauté se démarque même du reste des animaux car elle est excessive : elle semble dépasser les seules fonctions de la séduction, de la reproduction, de l’occupation et du marquage d’un territoire occupé. Le ramage des oiseaux semble fait pour habiter le monde de sa beauté, tout comme le plumage : ils rivalisent d’apparats, de couleurs, de subtilité et de grâce bien au‑delà de ce que la Nature requiert pour la survie de l’espèce. Comme le bleu : « ce bleu par lequel les oiseaux qui sont si nombreux à être bleus, semblent porter le ciel sur leur dos et Dieu au front, et par lequel, métaphoriques, ils se font océaniques et poreux » (p. 83). En plus de tout cela, « il faut ajouter la beauté cinétique du vol, l’exploration joueuse de l’étendue, l’évasion dans le vaste, “liberté” par excellence » (p. 26), et cette même beauté du vol rend donc l’oiseau « trois fois libre » (p. 26). Tout comme ses couleurs et son chant, le vol de l’oiseau « nous laisse spectateurs, bras ballants, nous fait éprouver notre propre corps comme un peu gauche, lourd, incapable » (p. 54) et c’est ce qui explique la fascination que l’on porte aux oiseaux, petits et gros.
4M. Macé convoque de nombreux poètes, modernes et contemporains, qui ont perçu cette liberté extraordinaire de l’oiseau. Quel genre autre que la poésie pour tenter de retranscrire l’émotion que ce petit animal suscite, la curiosité et l’admiration que ce grand enseignant de musique génère ? C’est, historiquement, avec la figure de l’oiseau que « les troubadours se sont mis à parler d’amour et à permettre au chant d’amour de s’envoler dans le paysage » (p. 43), lui conférant une indéniable charge lyrique mais aussi écologique :
Ce chant d’amour où le poète et l’oiseau se rapportent l’un à l’autre naît dans un paysage, c’est‑à‑dire aussi dans un plus vaste écosystème de vies et de paroles, où le poème est fait pour célébrer le retour de la sève, la floraison, les feuilles, les fruits, tout ce renouveau de l’expressivité végétale qui s’appellera, chez les trouvères du Nord, la « reverdie ». (p. 46)
5Leur capacité à occuper et à se relier à l’espace qu’ils habitent plus intensément que nous conduit M. Macé à s’intéresser aussi à l’impact sociologique du vol des oiseaux, en particulier ce « dialogue tonique » (p. 67) qu’ils instaurent avec les photographes, les aviateurs qui cherchent à les imiter et même les informaticiens qui tentent désespérément de modéliser les « murmurations » des étourneaux, cette magnifique vague composée de centaines d’oiseaux mouvants qui semblent n’en faire qu’un. Les oiseaux, ainsi, par cette proximité inaccessible, nous émerveillent et nous attachent à eux :
Ces attachements existent dans toutes les régions du monde (nulle part l’oiseau n’est un voisin indifférent : il a toujours une place très particulière dans les aventures du sens, les rites, les rêves, l’imagination, la conception même de la vie en commun), et ils sont de toutes sortes, embrouillant les valeurs : chasse, capture, observation, exhibitions, volières, élevages, compétitions de chants, de tirs, de vols… À chaque situation sa pelote de liens, de dépendances plus ou moins réciproques, où s’emmêlent inextricablement relations de soin et de domination, admirations, tendresses et cruautés. (p. 91‑92)
6M. Macé explore ces relations complexes avec l’animal qui fascine : les enfants dénicheurs d’oiseaux, la chasse, les jeux de pigeons, les colombiers, les canaris des mines, l’oiseau star de cinéma, l’oiseau météorologue, l’ornithomancie antique nous rappellent, pêle‑mêle, que l’oiseau est le signe, le « zoème » — selon le mot de Lévi‑Strauss pour désigner une espèce animale chargée de sens pour l’homme — qui relie l’homme à la nature qui l’environne.
Des oiseaux tombent dans ce monde abîmé
7« Or voici que les oiseaux tombent » (p. 152) a voulu rappeler M. Macé. L’ouvrage tire son titre d’un phénomène zoologique, météorologique et parfois prophétique qui inquiète. Partout dans le monde, il pleut régulièrement des oiseaux morts. Qu’est‑ce que cela a à nous dire de notre environnement ? La pollution de la planète par l’homme, la disparition de maillons entiers de la chaîne alimentaire, la saturation de la présence humaine dans des espaces où le sauvage ne peut plus se déployer. Oiseaux déboussolés, sonnés, perturbés tombent à nos pieds pour nous avertir, pour nous montrer l’évidence de leur mort et de leur extinction. Pouvons‑nous encore vivre dans un monde qui se vide de ses oiseaux ?
8Outre leur chute, c’est aussi la fin de leur chant qui, comme une plaie divine, nous rappelle une catastrophe en cours :
Depuis que les oiseaux s’éteignent, la signification de leur chant vrille : ils chantent et ne chantent plus, ils se taisent mais font savoir qu’ils se taisent. Il n’y a pas là qu’un silence, il y a au contraire beaucoup à entendre : l’extinction des oiseaux bruisse, accuse, témoigne, elle proclame le deuil ou l’imagination d’une terre bien traitée. La transformation de leur chant est la mesure sonore de ce qui arrive à notre environnement tout entier, de ce qui nous arrive. C’est son poème criant, le lamento opaque, et troué de piaillements, de l’anthropocène.
Car entendre des oiseaux ne plus chanter c’est se rapporter, maillon après le maillon, à tout un désastre environnemental. (p. 181)
9M. Macé convoque encore une fois nos poètes qui, les premiers peut‑être, ont entendu la disparition du chant de l’alouette, tandis qu’un détour sur l’histoire de l’exploitation du guano — les excréments de certains oiseaux accumulés depuis des millénaires sur les roches et qui se transforment en un minerai prisé — nous rappelle que même jusqu’à leurs excréments, les oiseaux sont l’objet d’une profanation. Que dire, de surcroît, quand on lit combien nos propres déchets plastiques sont, dans leurs entrailles, quel que soit l’endroit du monde, des envahisseurs toxiques et mortifères, qui les profanent encore davantage.
10Pourtant dans cette catastrophe en marche, M. Macé rappelle qu’une accalmie (qui était pourtant elle aussi une catastrophe) a permis aux hommes de reprendre conscience de l’enthousiasme végétal, animal et, malgré tout, humain que génère le repos accordé à l’environnement : les confinements. Tout d’un coup, on réentendait les oiseaux et moins le brouhaha de la modernité en chute libre, et avec eux, la nature se réinvitait sous nos yeux et dans nos oreilles, dans un émerveillement originel.
Les vivants piliers du langage
11Et si toutes ces observations nous ramenaient à interroger la notion même de langage ? Cet essai nous met face à une évidence poétique et écologique : « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers1 ». M. Macé s’avoue elle‑même surprise que les oiseaux l’aient emmenée aussi loin, elle ne s’y attendait pas. Elle nous transmet pourtant bien leur message :
L’enjeu, pour « nous », est donc de reconnaître que la parole est déjà en partage, d’observer comment effectivement nous partageons (bien, mal ou pas du tout) les scènes du sens, et d’espérer mieux nouer la conversation, c’est‑à‑dire d’exercer nos propres responsabilités dans la parole. Pas forcément pour comprendre ce que disent et se disent les autres vivants (bêtes, forêts, fleuves…) ; ni même pour espérer dialoguer avec eux (comment le pourrait‑on vraiment ?) ; mais pour nous demander ce que nous pouvons faire de bien dans la parole, avec nos langues, auprès d’eux et parmi eux : auprès de et parmi ces tout autres états de sens, du silence et du langage qui zèbrent le monde, dans ce vaste écosystème de signes dans lequel nous sommes nous aussi jetés, compromis, ni plus ni moins. (p. 239‑240)
12L’autrice se penche donc sur le langage particulier que nous employons à propos des oiseaux (les prépositions et les verbes) mais aussi le langage employé par les oiseaux et la façon avec laquelle nous cherchons à nous le rendre familier, à le distinguer et le classifier. Encore une fois, la poétique vient au secours d’un certain handicap purement intellectuel à cerner le merveilleux mystère qu’est le langage des oiseaux. Les ornithologues ont besoin des poètes pour mieux comprendre les oiseaux, nous avertit M. Macé, et elle nous le prouve avec force démonstrations.
13Elle nous invite à « converser » davantage qu’à « dialoguer », c’est‑à‑dire « être avec » et fréquenter de manière intime cette nature pleine de vie, que nous avons du mal à comprendre. Cela tombe bien, même, car
contrairement à la communication (qui, selon un dispositif télégraphique, veut que le signal d’arrivée soit identique au signal de départ), la conversation ne craint donc pas les malentendus, ni les pas‑entendus du tout. Certains linguistes ont même posé que le malentendu est la forme la plus courante de la conversation, et que l’entente réelle survient rarement. (p. 356)
14Et c’est définitivement le langage poétique qui semble le plus à même (même si les leurres et les appeaux sont des tentatives méritantes) de créer un langage du mélange, celui de l’homme « avec » la nature. L’humain destructeur de son environnement et responsable des pluies d’oiseaux et donc aussi capable de générer « dans la parole » un langage qui le relie à ces mêmes oiseaux, et qui fait, dès lors, de lui un poète :
Poète, ici, est celui qui engagera sa propre langue dans l’écoute. Qui sait qu’entendre, et en répondre, nous ne saurons le faire que depuis notre site de parole et d’existence à nous. La vertu d’un poème : non pas vouloir « parler oiseau », pour de vrai, mais mêler aux phrases des oiseaux les siennes propres. (p. 366)
15Un essai sur les oiseaux qui se transforme presque malgré lui (ou plutôt « avec » les oiseaux) en un essai sur la poésie. Mirabile lectu (merveilleux à lire).